Business class, Martin Suter

Christian Bourgeois éditeur, 2008

 

Business class contient quatorze chroniques particulièrement grinçantes sur l’univers impitoyable des top managers. Ces scénettes de la vie de bureau, publiées initialement dans l’hebdomadaire suisse alémanique Weltwoche et le quotidien zurichois Tages Anzeiger, constituent une plongée hilarante dans un microcosme plus proche du jardin d’enfants que du sérieux qui devrait régner dans les directions d’entreprise. Avec une méchanceté pleinement assumée, Martin Suter dresse le portrait d’une petite bourgeoisie besogneuse et dévouée corps et âme au sacro-saint patron. Enfin en apparence car derrière des costards cravates «dont la couleur et le design rappellent des eaux de rejets industriels fortement polluées», l’auteur helvétique dépeint plutôt des supérieurs lâches, guidés par l’appât du gain et cherchant à se défiler devant le travail. Ce petit recueil de textes offre en tous les cas un bon échantillon de l’hypocrisie, de la misogynie et de la concurrence effrénée qui règnent parfois dans les hautes sphères des entreprises.

 

Dans ces nouvelles corrosives, Martin Suter excelle dans l’art de décrire des pontes cyniques et ambitieux. Convaincus d’être irremplaçables, ces workaholic cherchent à donner d’eux l’image de cadres appliqués, surmenés et ne comptant pas leurs heures. Comme par exemple ce directeur jouant au bourreau de travail («Le meneur aux quatre-vingts heures par semaines») mais passant le plus clair de son temps à lire des revues ou à ingurgiter des repas gargantuesques au restaurant. Roublard, le patron laisse chaque soir des traces ostentatoires (mégots de cigarettes, gobelets de café à moitié vide, lumière allumée) signalant sa présence au bureau tôt le matin, alors qu’en réalité, il n’arrive qu’à dix heures. On rigolera aussi à gorge déployé en découvrant pêle-mêle: un cadre inférieur invité par erreur à une fête de Nouvel An organisée par son patron, des dirigeants goujats se demandant lors d’un entretien d’embauche si la candidate à la direction du marketing de l’entreprise porte un soutien-gorge ou encore ce cadre inférieur qui, lors d’un discours prononcé à l’occasion d’un apéritif, oublie le nom de la collaboratrice fêtée pour ses vingt-cinq  ans passés au sein de l’entreprise. Tous plus pathétiques les uns que les autres, ces «petits chefs» ont par-dessus le marché une haute estime d’eux-même et de leur fonction. Témoin ce Juncker qui prend de haut un médecin qui lui annonce qu’il s’est cassé le fémur et qu’il devra reporter certaines échéances professionnelles. «Vous ne comprenez pas. J’ai une entreprise à diriger», lance-t-il, méprisant, à l’homme qui est venu le secourir.

 

On ricanera également à l’évocation du départ en vacances d’Esther et de ses enfants. Moser, le mari, reste à la maison pour abattre, soi-disant, une montagne de travail. «Ne te surmène pas», dit Esther par la vitre ouverte de la voiture. Moser lui adresse un sourire exténué. Puis il fait un pas en arrière et laisse la Range Rover bourrée à craquer franchir le portail. Zoé tient la patte de Zippy et l’agite en guise d’au revoir, Marc s’extrait de sa Game Boy pour un court instant. Esther ôte brièvement la main gauche du volant et la laisse battre par la fenêtre. Moser passe dans la rue et salue sa famille en partance, de la main, longuement, avec discipline. Puis il referme le portail et rentre chez lui d’un pas mesuré. C’est seulement là-bas, dans l’isolement de son salon, qu’il se jette dans le canapé en cuir avec un cri de joie qu’il regrette aussitôt, mais il ne se prépare pas de drink, car un retour précipité n’est pas à exclure dans les deux prochaines heures: le certificat de vaccination de Zippy, le tee-shirt Son of a beach de Marc, les Ray-Ban de Zoé ou le manuel de yoga d’Esther. Moser étale donc quelques documents sur la table basse, allume son Power Book et jouit du silence de la maison. Lorsque les deux heures se sont écoulées, il se glisse dans son short à palmiers, se prépare un long Gin’n Tonic, soustrait le transat d’Esther aux rayons ardents du soleil et s’y allonge à l’ombre de la haie de troènes, pour conserver son teint de peau malsain. Moser passe ainsi un week-end parfait.»

 

Le pire a été gardé pour la fin. Gustav Schnüriger occupe la fonction de General manager et un de ses fils, âgé de 6 ans, souhaite suivre la voie paternelle. Le petit est tellement prometteur qu’il joue à licencier son petit frère de 4 ans, pour pouvoir effectuer en sa faveur le partage d’un lapin de Pâques… La relève d’un capitalisme sans foi ni loi semble assurée!

 

Florent Cosandey, 3 janvier 2009