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Chardin, propos sur le livre de Jean-Louis Schefer
mercredi 20 août 2008 par Berthoux André-Michel

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André-Michel BERTHOUXparticipe aux "Notes de lecture du site"

1 - Chardin, la révolution silencieuse

La peinture française du XVIIIème m’a paru pendant longtemps refléter l’expression d’une légèreté, d’une frivolité même, propre à la noblesse libertine de l’époque, dont les préoccupations, libérées du poids de la tragédie et du jansénisme qui caractérisaient le siècle précédent, surgissent avec force dans l’ensemble de la création artistique. La littérature, le théâtre, la musique et naturellement la peinture vont s’en faire largement l’écho.

Si Fragonard, avec l’intensité de ses couleurs et l’ardeur frénétique de sa touche, semble le plus en phase avec cette époque de libéralisation des mœurs, Watteau et plus encore Chardin, considéré lui comme le peintre de la bourgeoisie, vont tempérer quelque peu cette ardeur en montrant par des tons plus doux et un pinceau moins rebelle que cette ère nouvelle célébrant l’entrée dans l’âge adulte de l’homme moderne interrompt brutalement une enfance insouciante, douce et rêveuse. Peinture aux accents nostalgiques, elle donne à voir un monde d’une extrême simplicité dans lequel la douceur de vivre d’une île ou d’un intérieur cache un enjeu fondamental de la peinture, le rôle structurant et compositionnel de la couleur.

Ce petit livre de J.-L. Schefer [1] nous fait découvrir, avec une infinie sensibilité, l’apport essentiel de Chardin. En effet, les changements fondamentaux, les moments de rupture ne sont pas toujours, et même rarement, annoncés par de grands bouleversements, justement parce qu’ils sont peu ou prou compris lors de leur avènement. Et pourtant ces « révolutions silencieuses » existent. Elles sont même profondes puisque plus rien ne sera fait comme avant. La simple association de quelques couleurs, presque toujours les mêmes, suffit à provoquer la sensation d’une représentation nouvelle de la nature détachée de toute narration puisque l’oeil est sollicité au plus haut point dans une fonction tactile. La peinture n’a dès lors plus rien à raconter. « ... ce monde-là est en quelque sorte sans nature, c’est-à-dire sans parole : il est muet » [2].

2 - Le roman de Chardin

L’auteur en associant Chardin et Vuillard « avance, nous dit-il, lentement dans l’histoire de la peintue, au milieu d’une collection de tableaux rassemblée en idée seulement ». Leur réunion ne compose ni un musée imaginaire à la Malraux, puisqu’il ne s’agit pas de les comparer, ni une histoire illustrée d’évènements réels, subjective ou romanesque, « mais une promenade pensive, distraite surtout, au milieu de figures qui ont toujours semblé tombées ou s’être détachées d’une continuelle fabrique de romans ».

Si un lien, quoique métaphorique, est établi avec la littérature ce n’est certes pas pour introduire une quelconque velléité narrative mais pour citer les écrivains qui ont le mieux parler de Chardin : Diderot, Proust et les frères Goncourt. Tous trois créditent le peintre d’une « espèce de morale » qui « résiderait simultanément dans le choix des sujets et dans la manière ».

Pour le premier, toute peinture paraît, en comparaison, décorative. Le jugement du philosophe est féroce pour les contemporains du peintre : « Vous venez à temps, Chardin, pour recréer mes yeux que votre confrère Challe avait mortellement affligés », ou bien, « Chardin est si vrai, si vrai, si harmonieux, que quoiqu’on ne voie sur la toile que la nature inanimée, des vases, des tasses, des bouteilles, du pain, du vin, de l’eau, des raisins, des fruits, des pâtés, il se soutient, et peut-être vous enlève à deux des plus beaux Vernet, à côté desquels il n’a pas balancé de se mettre » (Salon 1765).

Le second relève l’invisible poésie cachée dans la trivialité des choses d’usage, notamment dans sa description de deux célèbres tableaux : La raie (1725-26 ; Paris, musée du Louvre) et Le buffet (1728 ; Paris, musée du Louvre). Proust qui a si bien senti la peinture impressionniste à travers l’analyse des toiles d’Elstir, personnage de la Recherche, nous parle du peintre en ces termes : « Dans ces chambres où vous ne voyez que l’image de la banalité des autres et ce reflet de votre ennui, Chardin enfin, donnant à chaque chose sa couleur, évoquant de la nuit éternelle où ils étaient ensevelis tous les êtres de la nature morte ou inanimée, avec la signification de sa forme si brillante pour le regard, si obscure pour l’esprit. Comme la Princesse réveillée, chacun est rendu à la vie, reprend ses couleurs, se remet à causer avec vous, à durer » (Essais et articles).

Enfin, les troisièmes, comme un commentaire intermédiaire (Journal ou L’art du XVIII ème siècle), notent le travail ingénieux consistant à annuler les effets de peinture dans une touche très élaborée. « Ils sont sans doute les seuls, précise l’auteur, à relever le très subtil jeu des tonalités qui modulent sur les objets et sur les personnages des liens de surface ».

3 - Chardin ou l’allégorie impossible

Les trois ou quatre couleurs qu’utilise le peintre de manière récurrente, le rouge, l’ocre jaune, le bleu de Prusse et le blanc de plomb, avec leur variation de degré, annulent les distances. L’absence d’ombres portées ou projetées dans les figures, à de rares exceptions près, élimine toute tension de plan et entre les différents plans. La simplicité de sa palette nous apparaît dans deux de ses tableaux, Les attributs des arts (1765 ; Paris, musée du Louvre) et Les attributs des arts et les récompenses qui leur sont accordées (1766 ; Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage).

La lumière, par l’emploi nouveau de ses qualités, accentue cette impression. Elle n’est plus caractérisée par des trajets ou des reflets, mais par une animation de l’espace même (comme de l’air circulant miraculeusement autour des objets, selon Diderot), c’est-à-dire « pulvérulente dans les natures mortes ou saisie par un pouvoir d’aplatissement des reliefs et des figures dans les scènes de genres (dans les scènes d’enfants) ». Cette sensation d’une lumière diffuse dont la source est devenue introuvable, Chardin la crée en inventant une manière de peindre, les tons rompus .

Buffon, dans son traité Sur les couleurs accidentelles, et sur les ombres colorées, symbolise cette nouvelle sensation en donnant une description fine du phénomène dégagée des préoccupations physiques et mathématiques de la théorie newtonienne. Selon lui, la réalité des perceptions colorées dépend de la personnalité de l’oeil et, en premier lieu, de sa fatigue possible, de ses habitudes, et non pas des lois physiques ni d’un œil idéal. Ces troubles ordinaires de la vue, ces méprises d’objet et ces confusions d’évaluation de distance supposent une introduction du temps « non celui de l’accommodation (celui de la géométrie), ..., mais celui d’une mutation du monde au fil des heures et des instants ».

Dès lors, le monde de Chardin devient plus sombre. C’est un monde sans aucun dehors, sans autre vue que ces murs rapprochés, nous dit Schefer, ces pans badigeonnés dans lesquels une porte ne s’ouvre que sur un autre mur éclairé d’une lumière blafarde tombant d’un invisible plafond. A la différence de Rembrandt, les effets de ruptures de tons sont invisibles sur la touche. La seule violence évidente est réservée ici aux fonds, aux murs, et non à la lumière heurtant des corps, ce qui donne l’impression que quelques natures mortes sont disposées dans des grottes, selon l’expression des Goncourt. Fond « si brusquement manié de pierre brute ou grossièrement maçonné, barbouillé de terre d’ocre sombre afin que la lumière n’ait aucune chance de s’y accrocher ».

La peinture de Chardin est sans modèle. Elle n’a rien de commun avec la peinture hollandaise. Lui fait un roman à épisodes, un poème, non l’éloge de la nourriture ; pas d’étal de l’abondance domestique, pas de paraphrase de la modestie du ménage ni de sa tempérance alimentaire ou de son bien être discret . Il nous mène dans la pauvreté de la cuisine dans laquelle il a fallu passer et « où rien n’est merveilleux ni propre ou appétissant ; pénétrer par cette suie grasse des apprêts, au milieu de la vaisselle et de la lessive, la trivialité des baquets, tonneaux, chaudrons et comprendre que pour la première fois sans doute l’allégorie, même déguisée, était impossible, que les merveilleux échafaudages symboliques de légumes et de viandes hollandais supposaient, étayant un vide d’atmosphère, une arithmétique du poli, des ombres et des reflets minutieux, une espèce de fiction d’égalisation d’un détail à un ensemble. Et qu’après ce triomphe d’une jouissance morale du bien marchandé, Chardin posait au moins un drame paisible des choses consumées ».

4 - Chardin, la simple envie de peindre

Arrivé à maturité, ce qu’annonçaient déjà les portraits immobiles - tels que Les bulles de savon (1733-1734 ; Washington, National Gallery of Art), La fillette au volant (1737 ; Paris, collection privée), Le château de cartes (1737 ; Washington, National Gallery of Art), L’enfant au toton (1738 ; Paris, musée du Louvre), ou Le jeune dessinateur (1737 ; Paris, musée du Louvre) - c’est-à-dire, « la distance irréelle supprimée, l’effet de confrontation avec un sujet plat sans réalité, sans appel ni gestuelle de séduction, dans une parfaite détente des effets de couleurs occupant de larges zones », Chardin va le développer dans les natures mortes d’après 1750. Leur composition se réorganise « selon une distribution de tons et non d’objets colorés harmonieusement ni de teintes fondues ». Les attributs de la peinture résume cette évolution. Dans la palette domine dès lors « un bleu doux, tonalité générale, que relèvent des roses et crème, une tonalité de gris-bleu qu’encadrent ou soulignent des bruns et bruns-rouge ». Les fonds très sombres et sales ne reçoivent aucun effet de lumière. Les ombres ne remplissent qu’une fonction d’atmosphère, de nimbe, de couleur locale.

A la fin de sa vie, Chardin délaisse ses pinceaux pour se consacrer essentiellement au pastel sans rien changer à ses tonalités. Le peintre, un pastel rouge à la main, coiffé d’un bonnet blanc tenu par un ruban bleu noué au sommet du crâne, l’air assez fatigué mais ayant le sentiment, comme tout homme généreux, d’avoir accompli son travail sans relâche, nous regarde une dernière fois peut-être avant de se mettre à la tâche, Autoportrait au chevalet ; 1779, Paris, musée du Louvre. Aucune fierté dans cette attitude, il se peint comme il a peint tout au long de sa vie des marmites, des cruches, des verres d’eau, des tasses, des fraises, des bocaux d’abricots, léguant à qui veut bien le prendre le secret de sa palette.

André-Michel BERTHOUX


[1CHARDIN, de Jean-Louis Schefer, éditions P.O.L., 2002

[2Seuls les passages extraits du livre de J-L Schefer sont en italique.

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