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La bête qui meurt

Philip ROTH, Editions du Seuil. 2004.

dimanche 2 janvier 2005 par Alice Granger

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C’est curieux comme, à la conclusion de ce roman, le titre du livre La bête qui meurt s’associe au contraire au processus d’immortalisation qu’est un cancer ! Tumeur s’entend aussi tu meurs ! La mort s’annonce non seulement à la jeune cubaine au corps magnifique par le cancer du sein qui se déclare à l’âge de trente-deux ans mais qui planait depuis toujours sur elle car sa tante en ayant déjà eu un elle se savait être d’une famille à risque, mais aussi à ce professeur déjà sexagénaire que la célébrité rend depuis longtemps irrésistible aux jeunes filles qui fréquentent ses cours, qui, répondant à l’appel de la jeune femme juste avant l’acte chirurgical qui lui enlèvera son sein donc altérera à jamais son corps, sait qu’il est foutu.

Roman dans lequel une jeune femme, à trente-deux ans, mise en demeure de faire le deuil d’elle-même incarnée dans un corps irrésistible par la perte d’un sein et de ses cheveux, rattrape et devance un homme sexagénaire dans le face à face avec la mort. Cancer et vieillesse annoncée les mettent en demeure ensemble d’entendre la "tu meurs", et chacun des protagonistes de ce couple uni par le sexe ne peut plus différer la mort de ce qu’ils auront été. Se précipitant auprès de la jeune femme à laquelle le sein cancéreux c’est-à-dire le sein immortel va être enlevé, auprès de la jeune femme au corps altéré, au corps-coupure, au corps-séparation, au corps ne suscitant plus le sexe comme possibilité de dénégation de la séparation, le professeur sexagénaire accepte enfin de perdre quelque chose d’originaire. Il accepte le manque. Il accepte la mort de ce lui-même qui, exploitant sa célébrité le rendant irrésistible auprès des jeunes filles fréquentant son cours, était un accroc du sexe, assuré d’avoir à sa disposition des corps de jeunes filles s’offrant à lui depuis la révolution sexuelle des années 60, le sexe étant comme une bouche le reliant à un sein en puissance immortel dans la série des jeunes filles offertes au professeur célèbre. Sexe et sein immortel. Sexe et section. Sexe et séparation. Sexe et manque. Sexe et mort masquée derrière l’immortalisation.

Séparé de lui-même. La perspective de la vieillesse remet sur le chantier la problématique de la mort que le professeur avait pu éluder longtemps grâce aux jeunes filles que les années soixante avaient mis à portée de sexe, de sorte qu’en acte il avait pu croire à l’existence d’un sein immortel, il avait pu croire être resté "au sein de", jamais mis dehors comme naître, tout en ayant foutu en l’air le carcan d’un mariage très conventionnel. Lorsqu’à la fin du roman il se sent foutu, c’est qu’il se sent à jamais ne plus être "au sein de", puisque ce sein immortalisé est en train d’être séparé.

Séparée d’elle-même. Elle est en train de perdre ces seins qui lui permettaient d’avoir un tel pouvoir sexuel sur ce professeur sexagénaire célèbre par lequel elle pouvait encore se relier au mythique milieu culturel de sa propre famille qui avait dû s’exiler de Cuba à cause de Castro. Par ce professeur célèbre et lui ouvrant dans un éblouissement un milieu culturel en puissance perdu par sa famille même si cette famille avait su se débrouiller en Amérique, la jeune Cubaine au corps magnifique pouvait s’éterniser dans son cocon familial mythique, rester la jeune fille très protégée d’une riche famille bourgeoise cubaine ayant gardé intacte la nostalgie de La Havane, de leur maison là-bas. A travers le professeur célèbre, et beaucoup plus âgé qu’elle, la jeune fille cubaine immortalise une maison familiale dans laquelle elle n’aura jamais été. Par le sexe, et par ce couple un peu incestueux qu’elle forme avec cet homme célèbre de l’âge de son père, elle reste au sein d’un milieu que l’exil familial lui aura en réalité toujours refusé par-delà la richesse bourgeoise et le culte des traditions. Elle est forcée de se séparer de ce sein immortel. Le professeur célèbre représentait ce sein immortalisé, le sexe était un pont par lequel elle pouvait se retrouver au sein d’un milieu pourtant perdu, pourtant inscrit par l’exil comme une maison perdue, comme une matrice à jamais détruite.

La pression. L’obsession. La dépression chronique. Dès qu’elle apparaît, Consuela, la superbe jeune fille cubaine, qui a quelque chose de différent par rapport aux jeunes filles habituelles, met la pression, pression sexuelle, au professeur sexagénaire. La peur de la perdre devient une obsession. Ses seins sont superbes. De même son corps. C’est lui qui l’initie au pouvoir qu’elle a sur lui. Il la domine, sauvagerie du sexe, mais en même temps elle le domine aussi, surtout à partir du moment où elle se montre à lui saignante, sang des règles, mais aussi sang qui annonce le sein immortel, cancéreux, qui sera coupé, qui annonce la séparation originaire et définitive. Il faut bien que s’inscrive la vénération à l’égard de la déesse pour que la coupure soit vécue comme une mort, comme un douloureux exil du temps où c’était rester "au sein de". Importance du sang, dans ce roman ! Sang de la naissance, sang de la coupure du sein immortel, pathologique, obsessionnel.

Après la séparation d’avec Consuela, avant qu’elle réapparaisse, à l’âge de trente-deux ans, cancéreuse, le professeur sombre dans la dépression chronique. La pression est toujours là, immortelle, et l’éloignement permet en somme de la savoir toujours là. Garder la pression en l’éloignant. Mais Consuela revient, en puissance déjà privée de son pouvoir. Elle revient comme la mort, c’est-à-dire comme l’impossibilité désormais de rester "au sein de" que le sexe permettait jusque-là.

De cette mort, le professeur en avait eu l’idée précise dans le mariage. Très vite, il n’était plus au sein de. Il s’est tiré, abandonnant femme et fils de huit ans. Il pensait avoir, en les jeunes filles de ses cours que la révolution sexuelle des années soixante lui offrait, révolution sexuelle accomplie par ces jeunes filles avec une certaine audace dont les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus idée ( les jeunes Américaines sont persuadées que c’est la Déclaration d’Indépendance de 1779 qui leur garantit la liberté et le droit au plaisir alors que c’est le combat des jeunes femmes des années soixante qui a introduit un changement irréversible dans leur statut), une alternative à l’usure conjugale. Il pensait s’être échappé de cet entraînement de commandos qu’était pour lui le mariage. Il pensait rester sensible à la beauté féminine préservée.

Avec Consuela, la jeune fille cubaine, comme par hasard il se retrouve transporté dans une autre époque, parce que c’est une jeune fille d’une autre époque, d’une époque plus policée. En quelque sorte, en puissance elle est déjà séparée, ou inaccessible, très différente des jeunes filles habituelles qui ne lui résistent pas. Celle-là, il l’a et en même temps il ne l’a pas. On pourrait peut-être dire qu’avec elle, il se trouve transporté à nouveau à l’époque d’avant le mariage, et vit les choses très différemment de la première fois. La première fois se stigmatise à travers le personnage de son fils, un accro de la dépendance féminine avec tout son pathos, qui ne peut pas abandonner sa mère, et pour lequel l’adultère n’est rien d’autre que la recherche d’une nouvelle épouse. En réalité, la différence est-elle si grande entre le père qui a laissé femme et enfant pour les jeunes filles et le sexe et le fils qui au contraire du père et plus honorable que lui dans ce domaine n’abandonnera jamais sa mère et n’abandonnera son épouse que pour une autre épouse ? N’est-ce pas le même besoin, cette maladie mentale ? Ne sont-ils pas tous les deux des accros de la dépendance féminine, même si c’est d’une manière opposée ?

On dirait que le sein cancéreux dont Consuela doit se séparer, mourrant à elle-même en tant que déesse toute puissante sur les hommes par son corps-sein, inaugure de manière paradoxale le porte-parole de la virilité émancipée dont Philip Roth écrit qu’il manque encore dans la société et son système éducatif. Ils ne peuvent plus être des accros de la dépendance féminine si elles se séparent du sein cancéreux, du sein immortel, qu’elles se sont laissé être.

En somme, le professeur qui dit qu’il est un homme d’une autre époque et qu’il a atteint son but, la virilité émancipée, à coup d’instruments contondants, est aussi le chirurgien qui, avec un instrument contondant, va couper le sein cancéreux de Consuela. Le professeur accro de la dépendance aux jeunes filles, du sexe avec elles qui se voile de culture, aborde enfin le sevrage qui s’annonce apparemment avec le problème de la vieillesse, pour lui, mais qui est en réalité l’admission de la mort, c’est-à-dire de la séparation originaire, c’est-à-dire d’un autre temps.

Il a fui la conjugalité parce qu’elle lui laissait entendre trop brutalement ça, une altération irrémédiable passant par le personnage de l’épouse, une désacralisation, et c’est revenu le rattraper, au seuil de la vieillesse, sous les traits d’une jeune femme se cancérisant. Cette jeune femme au sein cancéreux est une représentation d’un lien pathologique au sein, d’une éternisation au sein de. La vérité ne peut plus être éludée par le professeur. Il est foutu, de ce point de vue. Il a gardé son marteau en main pour détruire ce qui lui fout la pression, l’obsession, la dépression, ce qui l’aliène. Il a beau appeler ça la vieillesse, c’est autre chose. C’est l’expérience de la mort comme séparation, comme ne plus être au sein de. S’il avait fui le mariage, c’est parce qu’il ne lui était plus possible, très vite, de se croire rester au sein de, c’est que la déesse avait pris un autre visage qui ne rendait pas ça possible, et que, en même temps, toutes ces filles libérées des années soixante lui donnaient l’illusion que c’était avec elles possible de rester au sein de, à téter les plaisirs quotidiens. C’était à une époque bien précise, les années soixante, que le professeur avait abordé dans la force de l’âge, donc déjà plus âgé que ces jeunes filles pour lesquelles avec sa célébrité il était irrésistible, qui avait rendu possible pour lui de reporter longtemps le face à face avec la mort comme séparation originaire. Dans une logique obsessionnelle, le professeur s’était échappé de sa prison en s’échappant du mariage, mais il l’avait changée en château, cette prison de l’addiction à la dépendance féminine, à travers ces jeunes filles lui offrant les plaisirs sexuels quotidiens par leurs corps libérés.

Par-delà le retour en force des conventions, Philip Roth écrit que la biologie joue une farce aux humains, par le fait que, par le sexe, ils sont intimes avant de savoir quoi que ce soit de l’autre. La comédie consistant à se fabriquer un lien factice n’y change rien. Et lui, jusqu’à cette issue apparemment imprévue, le sexe l’enchante. C’est une sauvagerie non négociable entre homme et femme, il ne s’agit pas du fifty-fifty d’une transaction commerciale. Plongée dans le chaos de l’éros, dans la déstabilisation radicale. De modestes plaisirs qu’il faut prendre au sérieux chaque jour. Mais avec Consuela, on dirait qu’il ne se résout pas à cette déstabilisation. Qu’à nouveau, il aurait voulu quelque chose d’assuré, un non manque. Alors, soudain, il n’a plus été que faiblesse et inquiétude. Car Consuela l’arrimait à une autre matière. Elle la faisait revenir, cette autre matière, elle ravivait la perte parce qu’elle était une femme de l’exil et des traditions. Elle introduisait l’incertitude. En même temps, d’être en quelque sorte l’initiateur d’un rêve inavouable pour la jeune fille donne au professeur l’illusion de la domination. Et elle, elle est immobilisée à portée de sexe par le pouvoir qu’elle a de consumer de passion un homme d’un monde inaccessible, impossible.

Avec Consuela, le professeur célèbre mesure enfin ce qu’est la vieillesse, d’une part que rien n’est jamais en sommeil quel que soit l’âge, mais aussi que tu risques ta vie au quotidien, bref que la mort fait partie de la vie désormais.

Dans les années soixante, prenant au sérieux le désordre de cette période assez courte, le professeur n’était pas aussi grisé que les autres, il avait conscience qu’il y avait de la farce infantile dans l’histoire, qu’il y avait du pathos, des niaiseries rhétoriques, de la dynamite pharmacologique. Lui voulait garder la tête froide. Ouvrir sa prison tout seul. En faire un château par la magie féminine, par l’enchantement du sexe. Mariage, leurré par la bonne éducation donnée par ses parents, et sauvé par toutes ces filles autour de lui ! En réalité pas du tout sorti de la prison !

Carolyn Lyons, une de ses aventures d’alors, réapparaît dans sa vie quinze ans après, et ne tolère pas Consuela. Elle reste une courtisane renommée, à l’hégémonie érotique incontestée par son corps mûr. Toujours la magie féminine sur lui.

Son ami Georges lui dit que Consuela est une déesse qui lui demande de l’adorer, justement lorsque le saignement en fait un mystère. C’est elle qui le pénètre, qui s’installe en lui comme dans un cocon qui répare le cocon familial mis à mal par l’exil dont a souffert cette famille dès avant sa naissance. C’est elle le corps étranger dans l’intégrité de la vie du professeur. Il ne retrouvera son intégrité qu’en l’évacuant. Mais le professeur a du mal à croire au potentiel toxique d’un personnage en apparence aussi inoffensif qu’une fille protégée et bourgeoise.

En réalité, ce qu’une fille veut, c’est la certitude de ce cocon, c’est qu’il soit certifié par un homme, mais ici, le fait que ce soit un homme beaucoup plus âgé rend cela bien plus incertain pour elle tandis qu’au départ sa célébrité semble accélérer le processus d’incorporation. En réalité, Consuela a tenté de s’installer à l’intérieur du professeur, pariant inconsciemment sur son âge, sur sa peur de vieillir, pour y être tolérée, en somme comme la dernière des jeunes filles, jamais chassée par la suivante. Or, le processus cancéreux mine de l’intérieur cette "dernière" jeune fille, en fait une sorte de vieille, du même âge que lui, qui pourrait mourir avec lui, le cancer du sein pouvant être une folle déclaration d’amour, pour devenir aussi vieille que lui, s’éloigner, partir avec lui. Les deux versions peuvent s’entendre dans ce roman qui semble écrire l’approche de la vieillesse par un homme. Ce cancer du sein peut à la fois signifier la séparation irrémédiable, le sevrage de l’addiction à la magie féminine faisant se sentir au sein de, toujours, et au contraire le vieillissement accéléré par la maladie de la part d’une jeune femme qui trouve ainsi l’alibi pour rester avec le vieil homme, pour rester en lui, pour partir avec lui, pour mourir avec lui, alias son père, son grand-père, son cocon familial, sa maison cubaine enfin rejointe. Au seuil de la vieillesse, il semblerait, dans ce roman, que le professeur imagine une jeune femme que le cancer empêche de s’en aller, une jeune femme qu’il va se précipiter à aller l’entourer, l’incorporant en lui, et lui foutu. Lui touchant son cancer, son sein cancéreux, la photographiant avant la mutilation, lui qui connaît son corps comme personne d’autre. C’est vraiment lorsque, après la chimiothérapie, la mutilation est décidée, que le professeur se précipite, répond à l’appel, quitte à être foutu. Elle représente sa vieillesse acceptée, on dirait. La mort écrite sur ce corps. Et qu’il regarde, on imagine, comme une amie. Une femme castrée de ses seins fabuleux, de ses cheveux. Lui-même abordant enfin la question de la castration. Ou de la vieillesse, c’est pareil. En tout cas, allant vers un chapitre jamais encore écrit du roman.

Un beau roman de Philip Roth.

Alice Granger Guitard



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