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Evénements III

Daniel Sibony, Editions du Seuil, collections Points, 1999

mercredi 14 novembre 2007 par Alice Granger

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En lisant cette suite d’articles, je me dis : Daniel Sibony va sur tous les fronts. Il semble ne pas y avoir d’événement sur lequel il ne puisse pas écrire. Qu’est-ce qui lui fait vouloir y être, par l’écriture ?

Un événement d’être, une secousse de l’être, un emboîtement d’actes qui se renouent, s’articulent, se séparent et se retrouvent. « C’est cette présence de l’être mouvementé qui fait l’unité des deux cents articles composant les trois volumes d’Evénements », écrit Sibony. Cet être-temps, sa façon de traduire le tétragramme biblique. « L’événement est l’acte où l’être se fait présent et met du temps à passer, nous mettant sous le signe de sa présence de son passage ».

Bribes qui accompagnent ses recherche sur le temps, ce corps-mémoire de l’être dans ses façons de se mettre en acte, de se présenter, de s’activer.

Ecrivant ces articles, Daniel Sibony s’intéresse à l’actualité sans plaquer des concepts « psy ». Car, dit-il, c’est une énorme liberté de ne pas avoir d’image de soi à défendre. Voilà déjà un détail : Sibony s’aventure là où il n’a pas d’image de soi à défendre. Il sort du cadre psy ? Il ne faut pas, dit-il, être idolâtre, y compris de soi. Alors, il va porter sa curiosité sur l’actuel : l’actuel, écrit-il, est un certain état du temps, du temps averti de choses qui viennent de se passer et qui se demande dans quel sens il va poursuivre. Il faut bien que cet actuel aussi s’en aille. Là-bas, « au front », où il y a un événement d’être, Sibony y va, il est sûr qu’il se passe toujours quelque chose, il s’échappe de son cadre. Les événements d’être, en nombre infini, lui assurent de pouvoir s’échapper. Il n’est pas capturé par l’idée psy. En quête de secousses d’être, de rencontre, de choc entre deux « temps », de rupture de repères, de passage entre ordre et chaos, se détacher de soi-même, montée de quelque chose puis chute. Par exemple, il cherche l’événement du XXe siècle qui s’est achevé, une trame minimale : la montée puis la chute du communisme, l’extermination des Juifs et leur renaissance en Israël, l’invention de la psychanalyse et l’éclatement de l’idée-psy. Bref, il y a une montée, une sorte d’âge d’or, la constitution d’un nouveau cadre, moule, auto suffisant, et cela obtenu, certifié par une sorte de consensus général qui enferme sur lui-même le nouveau lieu gagnant qui peut même s’auto-suffire pour l’autorité au moins en puissance, et bien là justement il y a un besoin urgent de lézarder cette auto-suffisance fonctionnant en vase clos, il faut d’urgence sauter ailleurs, faire ce saut de qualité qui met sur une autre orbite, c’est ce que fait Daniel Sibony en échappant au cadre Psy et son huis-clos. C’est cela qui est extrêmement intéressant, et qui est le fil réel entre les différents articles. Le désir irréfutable, envers et contre tout, de Daniel Sibony « d’éventrer » le cadre de sa vie professionnelle de psychanalyste, qu’on imagine justement payante au-delà du possible. C’est justement parce que c’est une réussite, parce que c’est l’assurance du meilleur des monde payant dans un huis-clos devenant répétitif par-delà la singularité des patients, qui mobilise une énergie libre, une énergie qui se braque devant son utilisation entendue dans le cadre de sa vie professionnelle, et qui littéralement s’échappe ailleurs, se dirige dans cet entre-deux mouvementé où il se passe toujours quelque chose, où des être-temps, des êtres chamboulés par la béance de l’origine, se trouvent confrontés à des autres dérangeant sa totalité narcissique intenable si rien ne la met en question en réitérant le terme d’une gestation et le processus d’apoptose du cadre enveloppant. C’est extrêmement curieux comme, presque par procuration, Daniel Sibony se taille dans ses travaux d’écriture suscités par des événement-temps dans lesquels des êtres-temps remettent sur le métier de l’histoire une bataille pour être dans l’entre-deux qui met en question le précédent état qui, sans ce qui le chamboule, le lézarde, serait totalitaire dans sa fermeture, dans ses habitudes, dans l’identité parfaitement entendue de celui qui se love dans ce cadre qui semble à l’abri de la lézarde. Bref, en sautant dans d’autres événements-temps, où des êtres bataillent dans une mise en mouvement forcée, depuis une béance de l’origine, un confort éventré, un déracinement, il se confronte à un autre très différent, dans un relancement fructueux de l’histoire, d’une manière imprévue, inédite.

Bref, sa pratique « psy » dans toute sa réussite, avec le couronnement narcissique à la clef, la tentation spéculaire, précipite dans cette chute. Le caractère répétitif de l’exercice « professionnel » exacerbé par la réputation qui tisse un narcissisme dans son caractère possessif, autoritaire, séducteur mortifère étouffant, donnant finalement le sentiment de travailler à la sueur de son front puisque quelque chose de sacrificiel finit par venir mettre une puce subvertive à l’oreille, c’est ça qui lézarde le cadre confortable de sa vie. C’est ça qui suspend le geste d’Abraham en train de sacrifier son fils Isaac sur l’autel d’une logique du confort, de la fermeture sur quelque chose de bien mis en place, de bien lancé sur un rythme de croisière. Bref comme si l’origine maternelle parfaitement nourrissante était non seulement rejointe mais, là, fermeture. Mais l’intervention de Dieu suspend le geste d’Abraham en train de sacrifier son fils sur l’autel de la routine confortable, de l’organisation toujours payante et « branchée » d’une vie dans laquelle rien ne va manquer puisque la bataille pour se faire reconnaître est gagnée, le « psy » est bien « enraciné », il est revenu dans une origine nouvelle, quasiment certifiée, lui qui fut un exilé sur la terre sur laquelle il est né.

Le sacrifice d’Abraham, donc. Ce recueil ne se conclut pas par hasard sur le père, sa mort, et donc la question de la transmission symbolique entre père et fils. Bien sûr, j’écris en lisant avec une sorte d’attention flottante, et toujours sur le fil de cette question : pourquoi Daniel Sibony a-t-il ce désir si inextinguible d’aller sur tous les « fronts », là où ça bouge, là où il se passe quelque chose, bref là où la totalité originaire est toujours éventrée, remise en question, traversée par un partage, par une faille, par une destruction, la haine, l’impossibilité d’une fermeture idyllique sur elle-même dans une terre promise rejointe ? La terre promise étant, pour le déraciné Daniel Sibony la terre « psy », si payante, et aussi si possessive puisqu’elle exige, par analysant interposé, de s’y tenir toujours, sauf à se tailler par la voie du contre-transfert qui le porte à s’échapper.

Parmi tous ces textes, j’en choisis deux qui me semblent bien dire l’enjeu de cette écriture qui ne se « contente » pas de rester sur la terre « psy ». Celui sur la violence en Algérie, et celui sur le père, qui s’appelle justement Isaac, la transmission symbolique entre père et fils.

Sibony nous rappelle donc le sacrifice d’Isaac par Abraham, geste qui fut stoppé net par l’intervention de Dieu. Ce récit biblique, c’est ce que le père Isaac transmet, au moment du passage de la vie à la mort, à son fils Daniel. Cet Isaac dont le fils nous dit que jamais il n’abdiqua sa vie vivante. Bref, nous imaginons qu’il était toujours en train de se barrer, d’aller ailleurs dans l’événement temps, toujours dans un saut qualitatif, un changement d’orbite. En homme « éventrant » la totalité familiale, l’origine qui ne peut se refermer sur elle-même, qui est mise en demeure de sentir en elle-même le déracinement, l’exil qui est aussi à l’extérieur, puisque cette famille juive est en terre musulmane où les Juifs sont considérés comme des « soumis » de même que « musulman » signifie « soumis ». Là, il y a déjà en germe une sorte de flottement à propos de cette soumission. Les Juifs en terre musulmane sont-ils soumis aux Musulmans, qui dénient la primauté du Livre biblique, ou bien s’agit-il d’une autre soumission, la soumission à une origine totale, auto-suffisante et donc totalitaire, possessive et étouffante ?

Que transmet le père au fils ? Lorsque ce père, c’est Isaac. Isaac dit à son fils que Dieu a suspendu le bras sacrificiel du père Abraham qui voulait le sacrifier sur l’autel de la plénitude de l’origine, bref une vie installée, reconnue, enracinée, répétitive, matricielle. Et là, nous voyons Isaac toujours en train de se barrer, quitte à faire manquer d’argent la famille, donc à menacer de détruire la matrice familiale. Or, cette terre promise, il faut quand même réussir à la rejoindre…Et c’est là que le fils, Daniel, réussit là où son père n’a pas réussi. Daniel, parce qu’il a réussi à se faire une place sur la terre promise « psy », où il est reconnu, où son identité est une sorte de matrice certifiée, a les moyens de donner de l’argent à son père Isaac. Du coup, il se trouve dans la position d’entendre, dans cette transmission symbolique en acte, ce que c’est que le sacrifice d’Isaac par Abraham. C’est-à-dire que pour pouvoir accéder au geste de suspension de l’acte sacrificiel, il faut d’abord que l’acte sacrificiel soit en puissance accompli, il faut que la fermeture totalitaire, narcissique, en terre promise, soit effective. Telle la fermeture que met en acte, paradoxalement, la réussite de Daniel Sibony sur la terre « psy », qui lui a permis de payer sa dette au père, en lui donnant de l’argent. De cette terre promise-là, Daniel Sibony se barre sans cesse pour aller là où il y a du mouvement, là où il se passe quelque chose, là où il y a de la bataille qui, d’une part empêche toujours que la totalité originaire se referme sur elle-même, et d’autre part ouvre une autre orbite, dans l’entre-deux d’une rencontre dérangeante qui introduit le saut qualitatif d’une autre distribution des cartes de la partie nouvelle qui va se jouer en relançant un chapitre inédit de l’histoire. Daniel Sibony part sans cesse de ce geste du sacrifice d’Isaac qu’il suspend en allant s’intéresser aux événements. Mais ce sacrifice d’Isaac, je trouve qu’il ne l’a pas encore assez « analysé » du point de vue de ce qui le met en acte.

Et là, je reviens sur l’autre texte que j’ai, dans ma lecture flottante, sorti de l’ensemble de ces articles, celui sur la violence en Algérie, que Daniel Sibony a écrit sur la lancée de son analyse géniale et inédite des trois monothéismes, de la situation au Proche-Orient. En résumé, le Coran dénie que le Livre biblique est le Premier Livre, que Israël est un Etat bizarre, anormal, car ses sujets ne sont pas tous nés sur sa terre mais sont appelés, promis à y être. Or, le Coran ne reconnaît les Juifs que comme eux aussi « soumis » c’est-à-dire « musulmans », de même que tous les personnages de la Bible sont musulmans, ceci parce que les Musulmans sont dans la totalité de l’origine, voire fous de l’origine, soumis à elle, à cette Matrie, à cette matrice, dans le sillage de leur prophète qui, en rêve, s’est vu transporté à Jérusalem, et qui y est monté au ciel à sa mort. Daniel Sibony écrit que la violence en Algérie, où des Musulmans massacrent d’autres Musulmans, vient de la violence qu’est cette soumission à la Matrie, cette mort parce qu’il y a la sensation mortifère de l’impossibilité d’en sortir, que quelque chose d’autre se passe dans un saut de qualité, dans un changement d’orbite, ce désir d’en finir en quelque sorte en massacrant les mêmes pour se massacrer soi-même, se délivrer soi-même, et atteindre paradoxalement cette matrice qui ne veut pas laisser sortir. Il est donc question, dans ce texte dont le prétexte est la violence en Algérie, de la violence mortifère de l’enfermement dans une origine, dans une identité, dans un cadre parfaitement reconnu, protecteur, mais ne laissant aucune possibilité à l’événement temps qui « l’éventrerait » juste par sa bouffée d’air dépaysante, déracinante, relançante.

Il y a donc cette chose paradoxale. D’une part, Daniel Sibony, dans sa lecture inédite des trois monothéismes et de la situation explosive et chaotique au Proche-Orient, nous semble se retrancher envers et contre tout dans le point de vue Juif et l’antériorité du Livre, du premier monothéisme, sur le troisième Livre, le troisième monothéisme qui ramène, comme un retour de refoulé, cette totalité de l’origine et le temps de l’enfermement matriciel qui « soumet » ses sujets à l’entité enveloppante métaphore placentaire. C’est-à-dire qu’on a l’impression que ce qu’il ne veut absolument pas admettre, pour lui-même, c’est cette origine, c’est cette soumission originaire à la matrice, qui l’identifie en sa totalité dans un temps fœtal. Ecriture qui « zappe » ce temps où l’être est « soumis », est « musulman. Ce temps « musulman », Daniel Sibony le zappe pour lui-même, alors-même qu’avant d’être, avant cet être événement, cet être temps, il fut un temps d’être soumis, ce qui force à admettre qu’effectivement il n’y a, d’abord, aucun être qui ne soit « soumis », musulman, car c’est justement cet enfermement identitaire, matriciel, intenable, mortifère de trop bien soigner son être, qui incite à lézarder cette origine, à se sevrer de cette addiction matricielle, à en faire le deuil, donc à aller vers des autres et un entre-deux qui déchire un état de confort et de certitude narcissique dans un cadre bien reconnu.

C’est donc drôle que ce que Daniel Sibony, s’accrochant à son origine juive, c’est-à-dire une origine déracinée mais s’enracinant dans la terre promise comme dans une terre « psy » sur laquelle la réussite est à la hauteur de la promesse et représente un retour matriciel ainsi que le geste d’Abraham de sacrifier son fils Isaac, « reproche » à ces Musulmans, à ces « soumis » qui voient tout le monde « soumis » notamment les Juifs depuis le début de leur histoire biblique, c’est justement cet état duquel sans cesse il se barre en faisant un saut qualitatif dans d’autres orbites….

Ce serait intéressant d’intégrer, pour l’écriture d’autres articles suscités par des événements, ce curieux « commencement, cette soumission à la Matrie, cette Matrie pouvant être « psy », en offrant du même coup une reconnaissance à ces « soumis » qui ne cèdent jamais sur la primauté de cet état de soumission sur le Livre. Ce serait encore plus dérangeant, inédit, révolutionnaire et audacieux !

Alice Granger Guitard



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Messages

  • re-bonjour. Je viens de mettre un commentaire à votre article sur "l’enjeu d’exister", puis je vois celui-ci, qui va plus loin, puisqu’il s’agit d’une lecture personelle de cet auteur. Je suis bien contente de la lire, indépendamment du fait que le contenu me "parle" ou pas, car c’est la première fois que je rencontre un texte ou quelqu’un le "lit" depuis son propre fond (et pas seulement reprend telle ou telle de ses idées dans le cadre d’une réflexion sur un sujet ou un autre). J’aime, et je n’aime pas votre texte. Je l’aime car il rend compte, d’une certaine façon, du mouvement de cette oeuvre. Je ne l’aime pas car il prétend trop "l’expliquer". "expliquer", c’est forcément réduire à du déjà connu, à du savoir qu’on saurait déjà, alors non, ça ne me va pas. Pour moi, il y a du mystère, de l’Etre, au commencement, et Sibony est branché dessus, comme d’autres, plus souvent que d’autres. Bizarrement, je compare volontiers son oeuvre à celle d’un écrivain que j’aime énormément, et qu’il n’a d’ailleurs jamais lu "Robert Musil".
    Si j’avais à parler de son oeuvre, c’est par là que je passerais, par Musil.
    Je mets un pseudo, "gizella", mais je laisse aussi mon adresse e-mail sur le site. Contactez moi, si vous voulez.
    Qui sait si ça ne donnerait pas quelquechose d’intéressant,
    non prévisible à l’avance ? cordialement
    gizella

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