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Le dieu du carnage

Yasmina Reza, Editions Albin Michel, 2007

lundi 28 janvier 2008 par Alice Granger

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Cette pièce de théâtre de Yasmina Reza, très belle, excelle à nous conduire jusqu’à un coup de théâtre : deux couples se voient pour la première fois chez celui des deux dont le fils a été défiguré par le fils de l’autre couple, avec un bâton, au cours d’une altercation dans un square tranquille. Au fil des échanges dans un climat de grande tolérance apparente - dans une sorte de mise en scène du refoulement, il y a eu manifestation de la violence mais ce n’est pas grave on a érigé un barrage avec des bouquets de fleurs, du clafoutis, une volonté commune de ne pas faire de vagues - on sent que chacun des protagonistes est traversé par un carnage intime. Le dieu du carnage, on le sent de plus en plus fortement, entre en scène de l’intérieur des personnages comme un forcing mis en scène savamment, carnage de l’insatisfaction au sein de tant d’installation apparente d’une vie de deux couples sans histoire. Alors même que chacun de ces couples étant parent d’un fils, on pourrait dire que leur vie a un sens ne serait-ce que par cette descendance. Or, c’est très étrange comme la rencontre violente entre les deux garçons sert de révélateur au malaise saignant qui est au cœur de chacune de ces vies pourtant si « normales ». C’est cela que Yasmina Reza réussit à mettre en scène dans ce huis-clos du théâtre. La rencontre violente des deux garçons se fait porte-parole du malaise de chaque personnage, et espace pour que le coup de théâtre déchire le huis-clos homicide de l’apparence très étouffante de vies sans histoire.

En effet, que l’un des fils ait tabassé l’autre, le laissant la lèvre tuméfiée et deux incisives cassées, ne semble bizarrement pas vraiment la question. Le dieu du carnage qui est passé à l’acte par cette main d’un garçon de neuf ans armé d’un bâton sur son copain du même âge incarne celui dont chacun des individus rassemblés par l’affaire chez les parents du petit agressé sent en lui-même à travers une sensation grandissante de ratage, de vie aspirée par une vie professionnelle boulimique jusqu’au vertige aspirant dans sa turbine au rythme du portable qui sonne, de non-sens, de solitude, d’indifférence dans les couples. Le jeune garçon a tabassé son copain parce que celui-ci l’avait traité de balance. Mais qu’est-ce qui est balancé comme coup de théâtre dans cette pièce, admirablement mise en scène à travers une normalité bien lisse du début ? Le tabassage par une vérité s’abattant en pleine figure ? Une vérité balancée ? L’insatisfaction des ces vie enfin balancée aux visages, déchirant le conformisme ? Le désir que ça entame avec violence tout ce confort bien propre et aseptisé, c’est ça la balance.

On pourrait entendre, doublant les scènes, les paroles, une autre scène, dans laquelle se joue la défiguration de chacune de ces vies en fin de compte si insatisfaites, si désastrées, si vides de sens, si isolées, si factices, si déprimées, à vomir. C’est cette vérité, celle de l’insatisfaction désastreuse, celle de la si grande fragilité de ces vies en apparence si harmonieuses, qui est balancée. Alors, la mère du garçon qui a tabassé peut se mettre à vomir au nom de chaque autre personne rassemblée par l’événement violent. Le clafoutis de cette vie est à vomir ! Ce n’est pas tant la part de clafoutis offerte par la mère du garçon agressé à la mère du garçon agresseur qui est vomie que le clafoutis de la vie refermée sur son huis-clos calé par du replâtrage douceâtre que chaque protagoniste va laisser remonter. Et peut-être aussi chaque personnage sera-t-il prêt, à la suite du coup de théâtre, à aller abandonner sur le trottoir ce pauvre hamster domestique qu’il se sent être devenu par cette vie absurde ?

L’intérieur de Véronique et Michel est fonctionnel, des livres d’art sur la table basse, deux bouquets de tulipes, aucune agressivité, c’est grave mais la tolérance entre parents c’est ça qui compte. Un art de vivre ensemble. Il ne faut absolument pas envenimer les choses. Il y a une très grande peur de la violence que chacun sent en soi, une grande ambivalence, une contradiction totale. Cette pièce de théâtre commence à s’ouvrir sur le décor de cette ambivalence, de cette peur phobique. Puis, avec l’histoire du hamster que Michel a abandonné sur le trottoir, cette peur se dit avec toute sa cruauté. Dehors, dans un temps non balisé, ce hamster va être mangé par un chien ou un rat. On reste un hamster domestique parce qu’on a une peur panique du dehors, où même dans l’entre-deux des rencontres rien n’est jamais balisé, et l’agression entre les deux garçons est aussi une représentation de cette peur du dehors, de cette sensation que c’est agressif, cruel, que c’est comme un coup en plein visage. Cette phobie du dehors, représenté par le trottoir où le hamster est abandonné, a pour remède ce dedans bien fonctionnel et propre et tolérant. On préfère une vie sans histoire, banale, à l’apparence réussie, aplanissant les ratages, les absurdités, les avidités carnassières, les malentendus, à une vie dehors qui, justement, fait des histoires. L’agression entre les deux garçons est un début d’histoire, les familles pourraient en faire toute une histoire, reprendre les détails, et au contraire, d’un côté comme de l’autre, il y a une volonté commune de ne pas en faire une histoire. Pourtant, il y a quand même une histoire qui finit par se mettre en scène ! Et les personnages osent se déglinguer ouvertement ! A ne pas continuer à voir les choses avec sérénité ! A oser avoir un air anéanti d’abandonné sur le bord du chemin !

Comme dit Annette : « On vient dans leur maison pour arranger les choses et on se fait insulter, et brutaliser, et imposer des cours de citoyenneté planétaire, notre fils a bien fait de cogner le vôtre, et vos droits de l’homme je me torche avec ! »

Alain à sa femme : « Calme-toi toutou. » Et il dit plus loin : « Vous faites partie de la même catégorie de femmes (que Jane Fonda), les femmes investies, solutionnantes, ce n’est pas ce qu’on aime chez les femmes, ce qu’on aime chez les femmes c’est la sensualité, la folie, les hormones, les femmes qui font état de leur clairvoyance, les gardiennes du monde nous rebutent, même lui ce pauvre Michel, votre mari, est rebuté… » Et voilà, admirable ! Le malentendu entre hommes et femmes qui déboule en coup de théâtre ! A quand une femme qui dirait : il n’y a pas de solution ! Il n’y a pas d’alternative au dehors de la vie, où cela fait des histoires !

En fin de compte, Grignote, la fameuse Hamster femelle, elle n’est peut-être pas si malheureuse que ça, sur le trottoir, c’est ce que dit Annette à sa fille, au téléphone, comme un message de mère à fille : « …tu sais, Grignote est très débrouillarde mon amour, je crois qu’il faut avoir confiance en elle. Tu penses qu’elle se plaisait dans une cage ?… Papa est triste, il ne voulait pas te faire de la peine…Elle mangera…elle mangera des feuilles…des glands, des marrons d’Inde…elle trouvera, elle sait ce qu’elle doit manger…des vers, des escargots, ce qui est tombé des poubelles, elle est omnivore comme nous…à tout à l’heure mon trésor. » Michel ajoute : « Si ça se trouve, cette bête festoie à l’heure qu’il est. » Véronique n’est pas d’accord. Michel lui répond : « Qu’est-ce qu’on sait ? » Magnifique fin ! C’est la question femme qui vole en éclats. De mère à fille cela se dit enfin qu’elles ne peuvent continuer à vivre en cage, dans le huis-clos familial douceâtre comme un clafoutis, que dehors elles peuvent se nourrir. Ce n’est pas par hasard que le hamster est une femelle. Et que c’est le mari et père qui l’a mise dehors ! Le statut domestique des femmes gardiennes d’un intérieur douceâtre comme le clafoutis n’est plus assurée, au contraire, et c’est leur délivrance… Du côté du père et mari, cela renonce à assurer à leurs femmes, épouse et fille, une cage dorée comme celle du hamster, cela maintient la déchirure sur le dehors, cela abandonne même sur le trottoir de la vie. Mais, dehors, il a-t-il un discours festif ? Le doute reste ouvert…

Magnifique !

Alice Granger Guitard



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