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Le Vingt-Septième Livre, Marc-Edouard Nabe

Editions le dilettante, 2009

lundi 2 février 2009 par Alice Granger

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Marc-Edouard Nabe commence par se nommer Loser. Un perdant. Tout en n’y croyant pas une seconde. Puisque son nom, celui qu’il s’est fait en écrivant, est un gros mot, et la plupart des libraires enfouissent ses livres comme si c’étaient des déchets nucléaires. C’est dire la puissance de son nom ! On le reconnaît aussitôt, et c’est la négation instantanée. Négation de chaque livre aussitôt publié, écrit-il. Sans lecture. Juste par la puissance négative du nom. « … il est scandaleux qu’on n’informe pas le public quand un livre de moi vient de paraître, c’est tout. » Parce qu’on lui a attaché une casserole aussitôt qu’il a commencé à s’exprimer. Celle de l’antisémitisme : BHL a dit à Patrick Besson, « … il a écrit des pages ignobles dans son premier livre » ; Besson a répondu : « Vous savez, pour un jeune esprit excentrique, l’antisémitisme est un tabou trop irrésistible. On n’est pas en 1942. Nabe vous plairait beaucoup. » BHL : « Il l’a payé cher, son scandale… » Besson : « Oui, c’est lui, le Juif, maintenant. Vous en avez fait le Juif de la littérature française. »

Michel Houellebecq, qui est au cœur de ce vingt-septième livre de Marc-Edouard Nabe, habitait la même rue que lui, l’immeuble d’en face, rue de la Convention. Du cinquième étage, Houellebecq surplombait déjà Nabe au premier étage. Mais, à cette époque, Houellebecq prenait Nabe pour un écrivain arrivé. Vie de rêve de l’artiste, restant toute la journée chez lui à écrire. Nabe écrit : « Nous sommes exactement l’inverse l’un de l’autre. Il y a celui qui a tellement l’air mort qu’on lui fait un triomphe de son vivant ; et celui qui est tellement vivant qu’on fait comme s’il était mort. » Désormais, à Houellebecq on pardonne tout, ses dérapages, ses erreurs, ses incohérences, tout, sauf son succès. « Les mêmes qui t’adulent me font la morale. Même les gauchistes caviardeux te laissent dire ce que tu veux. Tu peux être nazi si ça te chante, du moment que tu ‘cartonnes’, c’est ça qui a changé en vingt ans… De mon temps, être juste considéré comme non socialiste t’empêchait d’avoir la plus petite visibilité médiatique. Aujourd’hui, on n’attaque plus les gens pour ce qu’ils sont, mais on les encensent pour ce qu’ils représentent. »

Voilà, celui qui passait pour le dernier des ringards minables névrosés, celui dont tout le monde se moquait, c’est l’écrivain qui compte le plus aujourd’hui. Marc-Edouard Nabe en est profondément dérangé, questionné, et dans ce vingt-septième livre, on dirait que s’en dégage une sorte de nouvelle matière d’écriture, qu’on pourrait qualifier de moins persécutée. Houellebecq, avec lequel il allait en taxi à des soirées stériles et des cocktails à la con, c’est le seul écrivain auquel il peut reconnaître que c’est lui le plus grand écrivain d’aujourd’hui. Même si cela a commencé par un terrible sentiment d’injustice, pourquoi lui et pas moi… Marc-Edouard Nabe, contrairement à tant d’autres, n’a jamais méprisé Michel Houellebecq. Voici, dans ce texte, qu’il commence à aller dans ses parages, curieux, comment ce cas si désenchanté, minable, ennuyé, névrosé, s’est-il hissé à un tel niveau de reconnaissance, de succès ? Il reconnaît que la question se pose. Et c’est extrêmement intéressant. Voici que cet « élu »là, il peut l’admettre, il ne paie pas de mine, il est d’une supériorité qui se saborde elle-même. Voici un élu qui habitait la même rue, proche, ils se faisaient coucou, ils sortaient ensemble, celui-là l’enviait même, il fut un temps où c’était Houellebecq qui croyait que l’élu c’était Nabe… On pourrait donc, dans une lecture sûrement bien trop inventive, entendre que dans ce vingt-septième livre, la question de l’antisémitisme, c’est-à-dire l’attaque violente des élus (les écrivains comme des élus, et lui Nabe n’en étant pas, rejeté, ça s’est écrit comme cela, curieusement), s’incline enfin devant cet élu-là, Houellebecq, jadis proche, et qui ne paie pas de mine. Tout, dans son allure et sa parole désenchantée, son discours sur le clonage, le tourisme sexuel, dément l’élection, la tourne en dérision. Cet élu, Nabe peut le reconnaître comme le plus grand écrivain d’aujourd’hui. Il arrive à l’écrire. Surtout « La possibilité d’une île », son meilleur livre. « Pour beaucoup, tu es le vendu qui a choisi la voie du Capital… Je te défends toujours sur ça. » On croirait entendre « les Juifs et l’argent »…

Il y a un passage décisif dans ce livre : celui où Nabe parle des mères. De leurs mères, à eux deux. Différence s’écrivant par leurs pères différents. « Dieu a récompensé celui qui était le plus malheureux. Moi, je ne suis pas assez malheureux pour être célèbre et toi tu souffres trop pour ne pas l’être. » Nabe dit que ça doit venir de sa mère corse. Celle de Houellebecq, mais celle de Nabe l’est aussi, corse, c’est leur point commun. Il y a donc une sorte de fraternité entre eux. Des frères jumeaux dont l’un, en apparence le plus fragile et le plus tristounet, réussit là où c’était le plus doué qui aurait dû gagner. « …l’écriture, ça vient toujours de la mère. C’est la frustration dans laquelle notre mère nous a tenus prisonniers qui nous a forcés à écrire ce que nous avons écrit. Quelles que soient la brutalité ou l’autorité du père ou, à l’inverse, sa fantaisie et son originalité, c’est par la mère seule que l’atroce violence de l’écriture accouche de nous. » Voire Rimbaud, Proust, Céline. « Plus on la combat, plus on gagne dans la littérature. » Chez les Juifs, c’est par la mère que se fait la transmission… Donc, Nabe comme Houellebecq se sont mis à écrire pour combattre la mère, selon Nabe. Combattre quoi ? La frustration ? Vraiment ? C’est à ce point précis que se fait, à mon avis, la différence entre les deux au profit de Houellebecq. Ils n’ont pas la même sorte de père, face à cette mère qui maintient prisonnier dans la frustration, c’est-à-dire qui maintient en vérité cette béance de l’origine, ce déracinement, cette douleur, cette mise dehors. Le père de Houellebecq est un comptable, on imagine qu’il n’assure pas, qu’il ne remédie pas à la frustration infligée par la mère, il ne fait rien pour éviter au fils d’aller s’anesthésier dans ce monde où des êtres clonés vont au libre-service des satisfactions des besoins et en sont totalement désenchantés, ennuyés, morts avant d’être nés. Lui, Nabe, a au contraire un père qui remédie vraiment, qui sauve son fils en lui donnant une dimension artistique, écrit-il, qui, en somme, lui réenchante la vie, ceci à écrire, la joie de vivre, la vie sexuelle réussie. L’écriture de Nabe se ressentirait de cette dimension artistique, jouissive, extatique, mystique, écrasant l’horreur sous de la beauté. Ecriture du refoulement radical de la béance originaire, ici nommée frustration par la mère. Mère juive, celle qui met face au déracinement. Au contraire, Houellebecq écrit ce néant, et plus encore il le débusque dans le discours de la fête, de la distraction généralisée, du tourisme sexuel, dans le discours de la satisfaction idéale des besoins que le monde pour le bien préparerait pour ses humains. Face à ça, l’écriture de Houellebecq résiste en disant envers et contre tout que rien ne peut le réenchanter, et le clonage des humains est une sorte d’anesthésie généralisée. Houellebecq, en vérité, résiste à ce qui prétend remédier à la béance originaire. Sa mère est une soixante-huitarde qui a mené sa vie de femme libérée, on imagine, et son fils, il y avait la libération des mœurs et des filles, ainsi que l’instauration d’un monde marchand planétaire centré sur les besoins des humains parfaitement anticipés et créés, qui allaient s’en occuper. Cependant, écrit et montre par tout son corps, son esprit et ses paroles le plus grand écrivain d’aujourd’hui, dans ces conditions, justement, rien ne peut le réenchanter, c’est-à-dire lui faire croire qu’il n’est pas sorti de sa mère. Car c’est ça le vrai problème, en matière de mère : la libération matérielle et sexuelle a tellement voulu faire croire à cette falsification, qu’on n’est jamais sorti du tout baigne amniotique, qu’on est mort de satisfaction des besoins avant même d’être né, que ce que Nabe nomme frustration par la mère et la logique juive la béance de l’origine sont totalement déniées. L’écriture de Houellebecq la ramène à l’ordre du jour. Cette sensation de béance reste, sans solution, sans remède, sous forme de désenchantement, d’impression que les humains ne sont plus que des clones. L’écriture de Houellebecq ne cesse de tourner autour de cette falsification, et de lui enlever son triomphe. Marc-Edouard Nabe n’en finit pas, lui le byzantin dans sa Byzance, d’interroger en quoi Houellebecq n’est pas d’accord avec lui en matière de vérité, pourquoi il n’est jamais enchanté, jouissif, extatique. La vérité de Houellebecq parle peut-être infiniment plus aux désenchantés d’aujourd’hui… se jetant sans joie dans la fête artificielle. « Tu es mort à toi-même : c’est pour cela que le public se reconnaît en toi. » « Au lieu d’essayer de sauver ce qu’il y a encore d’humain dans ce monde, comme le font les cons dans mon genre, il valait mieux se contenter de montrer la déshumanisation de ce même monde comme tu le fais, toi l’intelligent. Tu as su synthétiser l’époque : la médiocrité et l’ennui de ce début de siècle, tu les as parfaitement transposés. C’est moi qui n’ai rien compris. Je n’ai pas pigé que seul ce qui est nul, faible, triste, de mauvais goût, plat, sans vie, dépressif, rabougri, étriqué, ramolli, épuisé, vidé, minable, triomphe. C’est presque indécent d’être tout le contraire. » Et oui, Nabe a toujours, lui, eu des sortes de sauveurs, réenchanteurs, avec les personnages extraordinaires, jamais moyens, qu’il a rencontrés, lui qui a toujours fui la moyenne en tout. L’élan vital l’a donc jeté dans l’enthousiasme le plus sexuel. Jouissif. Certes il a vécu des scènes difficiles, mais lui, contrairement à Houellebecq, il les transcende. Ceci sur la base de ce père réenchanteur, une sorte de Dieu le père capable de lui offrir une mère dont jouir, capable de dénier la frustration. Le père lui offre un univers dont jouir. Le fils y croit. Il voit le monde, à commencer par sa mère, avec les yeux du père, il lui est con-substantiel. L’artiste transforme en beauté la laideur.

Houellebecq, c’est encore lui le plus intéressant, concède Nabe. Oh, mais Besson et Nabe lui ont préparé les choses ! L’écriture de Houellebecq manque de transcendance ! On pourrait dire, ça manque du père capable de rétablir de la mère à laquelle revenir : au contraire toute cette fabrique de clones et cette marchandisation des besoins c’est bien sûr d’inspiration purement maternelle, c’est le grand retour dans l’immense maternelle, mais c’est plat, c’est de la mauvaise mère, ça manque de transcendance, c’est le discours du père qui transcende. La surabondance de celui qui vit, qui rit et fait rire, qui montre ce qui est beau avec force, évidence et panache, qui veut donner, tel son père, le goût de vivre, quelle connerie ! La surabondance est snobée par le riquiqui, Byzance c’est fini ! On pourrait entendre : l’intérieur de la mère métamorphosé par le père artiste, c’est fini ! « Il est temps de casser ma machine à remonter le moral ! Et d’annuler tout ce que j’ai essayé de transmettre avec mon style ‘travaillé’. » Bon, Nabe se rend compte qu’il ne peut fonctionner auprès des lecteurs comme autrefois son père lui avait donné une dimension artistique, jouissive, extatique. N’avait-il pas parié de répéter cela avec son écriture. D’être l’écrivain de cette dimension artistique, jouissive, mystique, d’introduire dans ce dedans du mystère transcendé, reconduisant la mère sur son autel, ne mettant jamais dehors ? Le voici qui commence à se rendre compte qu’il ne peut pas transposer dans une langue spéciale le fracas de son temps. Le temps, c’est ce fracas, cette béance, ce déracinement, qui jette dans l’entre-deux. Dans cet entre-deux, voici Houellebecq. « J’ai eu tout faux, je n’ai rien compris. J’ai prêché une littérature jubilatoire d’exaltation artistique ? J’ai été grotesque. Je n’ai pas su voir. Au lieu de foncer dans mes extases, il fallait rester sur place, stagner dans sa merde et simplement murmurer : ‘ça va pas fort.’ » Je ne suis pas sûre que Michel Houellebecq stagne dans sa merde… Il cache sa joie, je parie. Kafka voulait-il vraiment entrer au château ? « Aucun délire chez un parano de ma sorte. » Oui, parce qu’il pense que les salauds, les minables, les impitoyables, les obtus, les frénétiques harceleurs, qui veulent l’empêcher d’écrire, sont des vrais, ce n’est pas son délire qui se projette sur eux. On pourrait dire que la poursuite de la vie, de l’écriture, par-delà le déracinement violent de la naissance, la mise hors du lieu matriciel qui fut pourtant réenchanté transcendé, exige, comme marque de non complicité logique d’origine paternelle, cette sensation de persécution. Poursuivre et persécuter, c’est presque le même mot. C’est pour qu’il poursuive sa vie dehors, à la lumière, que le né est persécuté par les autres humains en rien complices du fantasme de rester dans le lieu abrité, le mystère. Ce n’est pas du délire, le parano les voit bien, ses persécuteurs non complices. « Ils ont cassé mon endurance. » Cassé aussi la matrice de l’écriture. Le chant du cygne ! Mort à la vie d’avant, naissance. « Littérairement, j’ai la grippe aviaire. » Comme ces cygnes qu’on tue ! « La psychose est telle qu’on n’est jamais assez prudent avec les volatiles de mon espèces ! » J’arrête, dit-il. « J’ai perdu vingt ans à essayer d’écrire pour faire du bien aux autres, pour les libérer d’humiliations qui parfois n’étaient même pas les miennes ! » Ce qu’il arrête surtout, Marc-Edouard Nabe, c’est de rendre cet hommage excessif à son père, en s’identifiant à ce point à lui par l’écriture qu’il s’imaginait faire du bien à ses lecteurs comme autrefois son père lui donna la dimension artistique, à savoir lui fit réapparaître par l’art (comme une baguette magique ) un intérieur du monde transcendé, réparé, dans la dénégation de la vision du nid originaire éventré par l’événement de la naissance. Houellebecq est bien sûr l’écrivain de ce nid qui, lorsqu’il est artificiellement réparé par le traitement de masse des besoins et la libération sexuelle, n’offre qu’une vie désenchantée comme la mort.

E tout cas, je le trouve plutôt réussi, ce livre de Marc-Edouard Nabe, dans toute la douleur de ce renoncement qui lui est arraché. C’est, tout compte fait, et peut-être à son insu, très bien analysé. Je voudrais lui dire : la persécution précède la poursuite. La vie à la lumière. Admettre la dimension persécutrice de Houellebecq, c’est déjà autre chose que la persécution qui enferme, qui rétrécit de plus en plus l’univers, c’est déjà la poursuite de l’écriture, autrement. Un tournant, l’air de rien. Le pas de la spirale, enfin, dans la répétition.

Alice Granger Guitard



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