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L’errance entre deux mondes
vendredi 23 avril 2010 par Nadia Bouziane

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La colonisation a été pour beaucoup de pays africains ou autres un fait marquant, une rupture dans la continuité historique et une rencontre avec un nouveau monde et une nouvelle culture. L’intrusion de la langue française dans l’espace culturel africain ou maghrébin a donné naissance à un produit inédit dans ces pays ; une littérature écrite dans la langue du colonisateur. Le français a été pour certains africains et maghrébins une langue de prestige et un accès à la modernité. Cependant, le créateur francophone, africain se sent à l’étroit dans l’espace auquel il vient d’avoir accès. Il ne veut pas se perdre en se mêlant aux créateurs parlant français. Il refuse de se dissoudre dans cette nouvelle identité. Le francophone veut parler et écrire en français tout en gardant son indépendance et en sauvegardant son altérité. A propos de la francophonie à Haïti, René Depestre écrit :

« Pour se donner une identité d’homme dans les Caraïbes, les Haïtiens se firent voleurs de feu. Ils volèrent à la France le temps de ses verbes, la flamme de ses signifiants et de ses signifiés. A partir des héritages syntaxiques et articulatoires propres aux dialectes africains, l’imaginaire Haïtien se constitua hardiment en métier à métisser le vocabulaire français. » (1)

Pour l’algérien Malek Haddad, la langue française est un exil. Moncef Ghacem dit en ce qui concerne l’utilisation du français : « Je l’utilise car il a la capacité de traduire pleinement mon actuelle réalité spécifique d’arabe, de maghrébin, de tunisien…J’écris en français sans pour autant me couper de la réalité vivante de mon peuple. »

Cette situation linguistique très complexe est cependant un atout pour les écrivains francophones car comme dit Tahar Ben Jelloun : « Le bilingue offre l’avantage d’une ouverture sur la différence. »

L’errance et le va et vient entre des langues différentes et des cultures qui n’ont aucun point commun entre elles vont donner au créateur francophone l’opportunité de recréer la langue française et de retrouver la liberté qu’il a perdue au sein de sa société.

Le linguiste Salah Garmadi dit à propos du bilinguisme en Algérie : « Je l’avoue, c’est par l’intermédiaire de la langue française que je me sens le plus libéré du poids de la tradition, c’est là que le poids de la tradition étant le moins lourd, je me sens plus léger. »

Abdourahmane A.Waberi dit en parlant des écrivains francophones : « Les écrivains des confins dont je suis, petits enfants de Césaire, mais aussi de Conrad et de Lacarriére, ne sont d’aucune chapelle francophone, échappant à ses agencements critiques et ses classifications dans les manuels. Ils s’accommodent de cette appellation quand ils ne rusent pas avec elle. Ils se proclament nomades. »(2)

Les francophones de tous bords dans leurs recherches aboutissent à l’ultime conviction qu’ils peuvent rester eux-mêmes et manier le français de telle sorte qu’il devienne leur instrument, leur propre français pour traduire leur réalité. Ils ont travaillé tels des forgerons pour forger une nouvelle langue. Le premier à avoir africanisé le français est le grand écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma dans Les Soleils des Indépendances, un roman écrit dans une langue française déroutante que personne n’a voulu publier. L’auteur déclare à la revue marocaine Citadine en 2000 : « J’ai eu beaucoup de difficulté à le publier. Il a été refusé partout, pour certains, je n’écrivais pas en français…les canadiens étaient enthousiastes et m’ont dit que le roman avait été choisi parmi un grand nombre de manuscrits…C’est seulement après le succès obtenu au Canada que les éditions du Seuil en France l’ont édité ».

Après Ahmadou Kourouma, beaucoup d’autres écrivains ont voulu africaniser le français à leur tour. Le grand romancier ivoirien a expliqué cette entreprise : « Je ne travaille pas sur la langue, je travaille sur le personnage. Et le personnage a une langue… Si j’ai entrepris de « malinkiser » le français, c’est pour être au plus prés de la façon de penser et d’agir de ces africains, au plus prés des concepts malinkés pour tenter d’exprimer au mieux notre réalité, nos sentiments. »

L’écrivain francophone est un nomade errant entre deux langues et deux cultures et comme dit la romancière algérienne Maësa Bey : « Je suis née dans un milieu où l’arabe parlé et le français cohabitaient, je suis allée de l’un à l’autre sans questionnement »(3).

Le francophone est à la recherche d’une nouvelle stabilité et ses personnages ne sont que des descendants de nomades exilés chez eux et exilés ailleurs, ils veulent tous « partir ».

Dans Partir de Tahar Ben Jelloun, même les enfants et les chats désirent partir.

« La petite Malika, ouvrière dans une usine du port de Tanger, demanda à son voisin Azel, sans travail, de lui montrer ses diplômes.
- Et toi, lui dit-il, que veux-tu faire plus tard ?
- Partir.
- Partir ?...Ce n’est pas un métier !
- Une fois partie, j’aurai un métier.
- Partir où ?
- Partir n’importe où, là bas par exemple.
- L’Espagne ?
- Oui, l’Espagne, França, j’y habite déjà en rêve.
- Et tu t’y sens bien ?
- Cela dépend des nuits. »(4)

Un descendant de nomades ne peut être que nomade, toujours attiré par l’errance.

« Il se fait appeler Moha…c’est l’immigré anonyme. Cet homme est celui que j’ai été, celui qu’a été ton père, celui que sera ton fils, celui que fût aussi, il y a bien longtemps, le prophète Mohammed, nous sommes tous appelés à partir de chez nous, nous entendons tous l’appel du large, l’appel des profondeurs, la voix de l’étranger qui nous habite, le besoin de quitter la terre natale… »(5)

L’attrait de l’ « ailleurs », l’appel de l’Europe est très fort. Ce qui n’est pas étonnant, au Maroc, quand on parle des marocains résidant à l’étranger, on parle des « marocains du monde ». Il y a des épiciers marocains même au Siam. Il y a aussi une blague où l’on parle d’Armstrong qui croyait être le premier homme à avoir foulé la lune et quelle était sa déception quand il est tombé sur une épicerie marocaine là bas.

Ces dernières années, les titres des romans francophones sont révélateurs. L’errance est un thème constant dans la production romanesque : Passages (Emile Olivier), Cahiers nomades (Abdourahmane Ali Waberi), Volkswagen Blues (Jacques Poulin), Desirada (Maryse Condé), Adèle et la pacotilleuse (Raphaël Confiant), Chercher le vent (Guillaume Vigneault), Fugueuses (Suzanne Jacob), Partir (Tahar Ben Jelloun), Au Pays (Tahar Ben Jelloun), Au commencement était la mère (Maïssa Bey), Rêves (Majdi Mouawad).

Les héros de ces romans sont fascinés par l’Europe, la civilisation occidentale et les valeurs qu’elle véhicule. Cependant, une fois partis loin de chez eux, ces hommes et ces femmes n’aspirent qu’à revenir au bercail.

« A quelques mois de la retraite, Mohamed n’a aucune envie de quitter l’atelier où il a travaillé presque toute sa vie depuis qu’il est parti du bled. Afin de chasser le malaise diffus qui l’envahit, il s’interroge sur lui-même avec simplicité et humilité. Il pense à son amour profond pour l’islam, dont il n’aime pas les dérives fanatiques ; il se désole de voir ses enfants si éloignés de leurs racines marocaines ; il réalise surtout à quel point la retraite est pour lui le plus grand malheur de son existence.
Un matin, il prend la route de son village natal, décidé à construire une immense maison qui accueillera tous ses enfants. Un retour « au pays » qui sera loin de ressembler à ce qu’il imaginait. » (6)

Le retour n’est jamais euphorique comme le souhaite l’immigré. Une fois chez lui, l’appel de l’ailleurs le tance et il ne pense qu’à repartir.

(1) DEPESTRE(René), La parole française en Haïti in Conjonction, n 172, 1987, p4
(2) Magazine littéraire, n 451, mars 2006.
(3) ibidem
(4) Ben Jelloun (Tahar), Partir, Paris, Gallimard, 2005, p98.
(5) Ibid, p226.
(6) Ben Jelloun (Tahar), Au pays, Paris, Gallimard, 2009.

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