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Le terrier, Franz Kafka

Carnets de L’Herne, 2009, traduction d’Olivier Mannoni

lundi 7 juin 2010 par Alice Granger

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Ce texte, que la mort de Franz Kafka en 1924 a laissé inachevé, nous invite à l’intérieur d’un terrier très curieux, qui est un château ! On ne s’attend pas à ça ! Dans un roman précédent, Kafka met en scène un héros qui n’arrive jamais à pénétrer dans le château. Dans ce petit texte écrit juste avant de mourir, Kafka nous présente un héros qui s’est creusé un chez-soi, ce terrier, qui s’avère un château.

Kafka écrit : « Mais le terrier n’est justement pas un simple trou permettant de se sauver. Lorsque je me tiens sur la place forte, entouré par mes réserves de viande empilée, la face tournée vers les dix galeries qui partent d’ici, chacune allant en contrebas ou en surplomb de la place, chacune allongée ou recourbée, et toutes habitées par le même silence, le même vide, prêtes, chacune à sa manière, à m’acheminer vers les nombreuses autres places, celles-ci également silencieuses et vides -, alors je ne pense plus à la sécurité, alors je sais pertinemment que c’est ici, mon château, celui que j’ai arraché au sol récalcitrant à force de gratter et de mordre, de trépigner et de pousser, mon château, qui ne peut en aucune manière appartenir à un autre que moi et qui est tellement mien qu’en ces lieux, au fin du fin, je peux aussi accepter que mon ennemi m’inflige la blessure qui me vaudra la mort car ici, mon sang imbibera mon sol et ne se perdra pas… les belles heures que j’ai coutume de passer dans les galeries… qui sont taillées à mes mesures et me permettent de m’étirer avec délices, de me rouler au sol comme un enfant, de m’allonger pour rêver et de me réveiller dans la béatitude. »

Je ne pense pas que « Le Terrier est un condensat littéraire de délire paranoïaque. », comme l’écrit dans sa préface Olivier Mannoni, qui a traduit le texte de l’allemand. Je pense que c’est le contraire. En se creusant ce terrier, en l’arrachant au sol récalcitrant à force de gratter, de mordre, le héros s’est constitué un château intérieur dans lequel personne d’autre que lui ne peut pénétrer, et où il a stocké, en différents lieux, outre la place forte plus loin nommée place du château, la viande pour se nourrir. Le voici propriétaire d’un lieu intérieur inviolable. La paranoïa est renversée. Personne ne peut venir parasiter son lieu intérieur, ne peut venir lui imposer des choses, s’installer en familier. Une fois qu’il est sûr, ou à peu près, de sa sécurité intérieure, la peur paranoïaque d’être, littéralement, pénétré, violé, de ne plus avoir d’espace à soi absolument singulier, d’être forcé d’accepter le formatage, le traçage de rails pour toute la vie, peut s’éloigner (lire sa lettre au père, et l’immense dégoût que ce père qui assure si bien la vie matérielle de sa famille lui inspire, dégoût, on a l’impression, suscité par la sensation d’une immense et intolérable promiscuité non seulement spatiale mais identificatoire, alors Kafka de toutes ses forces ne peut être comme ce père, ne se mariera jamais, n’entrera pas au château, mais, solitaire, creusera ce terrier intérieur. Surtout, il refoule cette jouissance que, ensemble avec sa mère, il a grâce aux moyens du père). Le terrier, en ce sens, est un château du refoulement, puis de la résistance.

Ce qu’il aime le plus, dans ce terrier qui est son château intérieur, l’espace de sa liberté, c’est le silence et le vide. C’est peu de temps avant sa mort, mais n’a-t-il pas réussi à sauvegarder l’essentiel : cet espace inviolable, secret, et que, pourtant, tandis qu’il le creusait, il sentait la cible de tous les dangers, partout des ennemis, des petits animaux, ce petit peuple. On sent à quel point Kafka, bien avant le traitement de masse des humains dans la distraction généralisée, pressent cette intolérable promiscuité, ce pousse-à-jouir vulgaire, a horreur de la masse, des choses bourrées dans le crâne, comme on imagine que s’identifier à son père, ce self-made-man tellement à la hauteur pour maintenir dans l’aisance matérielle sa famille, fut impossible, impossible de lui être proche à ce point, proche en fait de sa mère dans la même jouissance assurée par le père. Kafka a donc creusé un espace intérieur dans lequel être seul, savourer comme un enfant cette solitude, ce silence, ce vide. Un château qui ne soit pas, justement, celui de son père, ou le même. Une autre sorte de château : le sien, juste pour lui, cerveau bien fermé, se nourrissant de choses qu’il a lui-même mises en réserve. Kafka fait tellement attention, dans ce texte. Il veut être sûr que ce lieu est absolument le sien, qu’aucun ennemi n’y pénètre. Une fausse entrée est fermée par un roc, la vraie entrée est cachée par de la mousse. Un labyrinthe est là pour égarer tout ennemi qui voudrait entrer. Lui-même s’y égare. Il sort, se promène dans la forêt, c’est riche dehors, chez les étrangers, il revient ivre de fatigue comme s’il s’était épuisé intérieurement et devait se retrouver seul avec lui-même, il se sent écorché vif d’avoir été longtemps privé de son terrier. Il reste devant l’entrée, heureux de savoir que dedans il y a la sécurité, le silence, le vide, qu’il en est le seul propriétaire. Unique propriétaire de son espace mental. Non violé par du prêt-à-penser, ni par une voix identificatoire paternelle. Face à sa propre personne endormie, tranquille. N’ayant plus peur d’être mentalement pénétré, parasité. Capable de penser par lui-même, libre.

Travail monstrueux et épuisant, que de creuser ce terrier. Mais il y eut toujours de longues trèves. A l’intérieur du terrier, le temps est infini.

En sécurité, le héros constate que l’animosité du monde à son égard a disparue. C’est-à-dire que lui-même n’attribue plus à ce monde l’animosité, le danger. Il a pu se creuser son propre espace intérieur, il a eu assez d’énergie pour résister, même si ce fut un travail monstrueux. Bien sûr, il reste aux aguets. Comme si, avant tout le monde, il avait senti la monstrueuse contamination de la culture de masse qui allait venir parasiter les cerveaux. Ayant été gâté par cette possibilité rare de pouvoir se creuser son château intérieur et de le posséder, y vivre en seigneur, être son propre maître, il n’avait pas pensé que l’assaut pouvait venir de l’extérieur. On comprend bien que le danger dont il s’est sauvé était familial, analysé dans la lettre au père, et, avec le bruit, en quelque sorte il se rend compte que l’assaut, l’invasion, peut se faire aussi de l’extérieur, de la société, des marchés financiers on dirait aujourd’hui. Le problème a profondément changé. Le héros, à la fin, ne comprend plus son problème antérieur. Le bruit qui se fait entendre, c’est autre chose, qu’il ne peut identifier. Il est passé du monde familial au monde en train de s’occidentaliser. Désormais, il ne s’agit plus seulement de se défendre soi-même, mais de défendre aussi le terrier, c’est-à-dire l’intériorité psychique. Défendre ce terrier contre une invasive contagion festive et marchande. C’est de la gaminerie de ne pas y avoir pensé !

Le bruit, toujours égal à lui-même, qu’il détecte lorsqu’il revient dans son terrier après sa sortie, ne serait-ce justement pas ça ? Le héros inspecte, recherche, creuse de manière désordonnée et précipitée, veut enfin tailler de manière méthodique une tranchée, pour savoir qui fait ce bruit, qui est toujours le même où qu’il soit dans les galeries souterraines. Sont-ce ces petits animaux, qu’il appelle le petit peuple, la piétaille, ou trop petits pour être vus, ou bien un seul ennemi, ou bien quelqu’un qui creuse aussi un terrier voisin, qui passera ? Il ne croit pas à l’entente, il revient toujours à la nécessité d’être le propriétaire singulier et solitaire du château intérieur, en train d’être menacé par un bruit.

Le bruit, dont il ne réussit pas à savoir d’où il vient, a ramené la menace. C’est vague, mais constant. Franz Kafka entend déjà le bruit de la massification des humains qui commence à se préparer. Le silence qui règne dans ses galeries, sa place forte, est en train d’être horriblement dérangé. Le bruit du monde se prépare à éventrer la solitude sacrée d’un humain à nul autre pareil, tandis que dehors on se prépare à traiter tout le monde pareil. Le héros enquête, dans les galeries de son terrier, mais n’arrive pas à savoir où intervenir. Le bruit du monde est encore insituable, et, déjà, trop puissant. Le petit peuple lui prend un temps considérable dont il pourrait faire meilleur usage. Le héros a dédié de longues années à creuser son château intérieur, avec son silence lui offrant la béatitude, travail monstrueux certes, surhumain, mais alternant avec de nombreuses et longues pauses : c’est une victoire, cette sensation suave, délicieuse, d’être propriétaire de son espace intérieur ! Mais le vieil architecte de ce château intérieur ne peut vraiment éliminer ce bruit, nouveau, qui commence à se faire entendre sans montrer son visage. Le monde occidental en train de pousser, en ces années 1920, fait entendre un bruit insituable et impossible à refluer. Kafka l’entend déjà. Alors même que tout semble rester à l’identique.

Non, il ne s’agit pas de délire paranoïaque. Le bruit n’était pas d’un silence fin, mais celui du traitement de masse. Un danger insidieux et réel. Kafka, désespéré, est mort, il ne pouvait plus respirer, les galeries s’étaient creusées dans ses poumons.

Vraiment extraordinaire, cette métaphore du terrier, qui est un château, pour dire le caractère vital d’un espace intérieur pour qu’un être humain reste singulier envers et contre tout. L’intelligence de Kafka atteint dans ce texte une finesse presque désespérée. Le vieil architecte, qui n’est plus un petit apprenti, voudrait se coucher sur la mousse.

Alice Granger Guitard
(Alitheia Belisama)



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