vendredi 14 janvier 2005 par Philippe Nadouce
« Le problème qui se pose pour nous aujourd’hui, c’est de savoir si sur cette vieille terre d’Europe, oui ou non, l’homme est mort »
André Malraux
Avons-nous affaire à un nouveau genre cinématographique ou assiste-t-on à la plus grande opération de racolage de ses derniers temps ?
Sur les mur du métro londonien, on le vend comme le « best film, ever » ou pour les plus timides -il existe encore des critiques prudents- « le meilleur film de cette décennie », etc.
A en croire les chantres de la création médiatique, nous vivons une époque formidable ! Les joyaux, les chefs-d’oeuvres se succèdent sur nos grands écrans à une cadence fordienne ! Et nous, sans le savoir.
Avant ce bijou, il y eut « Hero », le « best film ever », selon Empire. Tiens, encore un autre. Quelques semaines auparavant, les deux œuvres immortelles de Tarantino, « best film, ever » pour ceux qui y aurait échappé. Nous sommes loin des tapis volants de ce brave Sinbad.
Mais laissons aux spécialistes la critique de ces œuvres ! La machinerie est bien rôdée. Personne n’est vraiment intéressé par la faillite d’un marché et d’un système aussi juteux. Des esprits sereins vont même jusqu’à risquer l’idée que ces nouveaux produits sont une réponse à l’impérialisme américain. Comment ? un phénomène médiatique d’une telle ampleur échapperait donc aux lions de la distribution mondiale ?
Ces kilomètres de pellicule, nous l’avons compris, sont au service des forces qui trouvent encore du temps de cerveau humain disponible là où on ne s’attendait plus du tout à en trouver.
Seulement voilà, la Critique avec un grand C est la grande perdante de cette escalade jujitsuesque. Mais, me direz-vous, les Cahiers s’avilissent rarement à critiquer ce genre de nanar. C’est vrai et c’est d’ailleurs ce qui pousse à nous interroger de la sorte.
Où peut bien mener cette politique de la terre brûlée ? Car c’est de cela dont il s’agit. La surenchère dans l’inconscience dont fait preuve l’univers des grands médias a d’ores et déjà bouleversé le monde anglo-saxon où la perte des repères traditionnels n’est plus signalé comme un signe de déliquescence des libertés fondamentales.
Les garde-fous ont été bel et bien brisés. L’homogénéisation des mœurs et la standardisation culturelle atrophient, quant il ne le tue pas purement et simplement, l’instinct critique indispensable au citoyen libre. Un citoyen qui vit « dans une époque où les certitudes s’effondrent » -constate Edgar Morin. Où les règles culturelles fondamentales qui rythment la vie et la pensée des hommes, changent, se modifient [1], où les frontières entre la publicité, la propagande et l’information sont systématiquement brouillées.
Des pans entiers de la société civile et de la population ont comme unique source d’information la publicité que leur donnent gratuitement les grands groupes industriels mondiaux. Nous vous renvoyons à la scène orwellienne des métros occidentaux, à l’image saisissante de foules vêtues à l’identique et lisant un journal distribué gratuitement aux portes des wagons.
Cette propagande n’est plus soumise au moindre débat critique par les consommateurs contraints à vivre au rythme de la « nouveauté » et du renouvellement frénétique des produits et des modes. Cet univers propose un « best, ever » qui ne dure que le temps d’une promo. Une façon comme une autre de brader sans le moindre scrupule le fond de culture qui nous a arraché à l’esclavage.
Le cinéma, la télévision, les jeux vidéos, le sport, les loisirs, sont les secteurs qui aujourd’hui se passent complétements de l’information proprement dite. La publicité sous toutes ses formes -la plus élaborée étant l’illusion de l’information sérieuse- assure dorénavant la relation au monde des consommateurs.
Voilà qui nous ramène tout naturellement à nos poignards volants où à tout autre produit massifié. Un succès, des succès, à n’en point douter, qui nous rappelle que Carthage doit être détruite.
[1] Lire l’ouvrage d’Ignacio Ramonet « Géopolitique du chaos », Folio actuel
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