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La Fée aux miettes de Charles Nodier : du conte au roman
samedi 28 mai 2011 par Stéphanie Chabert

« La vérité n’est qu’un sophisme »

« Du Fantastique en Littérature », Nodier, 1830

A l’orée des bois vallons et dormants, au gré de pérégrinations fantasques s’éveille La Fée aux miettes, conte douloureux, roman ivre d’une douce chimérie …

Michel le charpentier, prisonnier de la maison des lunatiques à Glasgow, transporte le narrateur du roman (« je ») dans l’univers de sa vie : de son conte. De la bienveillance morale de son oncle, à la rencontre avec l’improbable et fantasque fée aux miettes, Michel s’égare sur les routes de son voyage, de Granville à Greenock. Parti à la recherche de son père et de son oncle disparus mystérieusement, Michel court de mésaventures drolatiques en rencontres merveilleuses, épousant une fée, succombant à la vision sublime d’un portrait de Belkiss, goûtant aux charmes de Fantaisie après avoir vaincu les démons de sa nuit… Emportant le narrateur, la parole du conteur file avec la fée, au gré des arabesques du chant de la mandragore. Du réel au rêve, du rêve à la folie : illusion ou vérité ? Mystère du conte…
Lorsque Charles Nodier publie, en 1832, ce conte fantastique, la Révolution et ses lumières ont accouché d’un batard pétri d’idéalisme, de fureur et de transgression : le Romantisme. En précurseur, Nodier se tourne vers les tourments de l’âme et la douceur du conte pour esquisser sa vision d’une surréalité. Avec Smarra (1821) puis avec La Fée aux miettes, Nodier s’imprègne des incubes et succubes peints outre Rhin (Hoffmann, Schiller), puisant dans ses rouages intimes la pigmentation fantasmatique du conte, entre hallucination et révélation.

D’emblée, le roman se place sous l’égide d’une instance morale et moralisatrice - « je » - que prolongent, dans le récit de Michel, les paraboles de la fée et les leçons de l’oncle : sentier vertueux qui mène le lecteur au Vrai...Sur la langue de Michel les mots se font conte : ses figures affleurent (une fée, un charpentier, des chiens qui parlent, un médaillon magique…), les péripéties concourent au bonheur final (l’union dans la demeure féérique) et la temporalité se dissout lentement. Et si la parole s’empâte souvent en sermon, c’est que Nodier ne laisse pas au conte la chance de porter la dimension morale de « cette fantaisie » qu’est La Fée aux Miettes. Garant du triomphe du Bien contre le Mal dans un monde harmonieux, le conte en est, structurellement, un vecteur privilégié. Pourtant, en dépit de la clarté (apparente ?) de la trame, l’écriture distille ces pilules de droiture dans un récit d’ors et déjà piqué de vertu…Serait-ce donc que le conte, pris dans le roman, ne puisse plus être le garant de cette évidente et harmonieuse moralité ?

Malmené, le conte éclate sous le coup des digressions infinies propre au romanesque. Fantoches, satires, irrévérences du narrateur pour le lecteur, l’écriture va de transgression en transgression. La déstructuration de la narration - prolongeant le conte de Michel dans le roman et infusant le roman dans le conte - entraîne une ambivalence où s’épanouissent le fantastique et l’interdit. La rhétorique du désir et de la perversion fusionnent dans la parole : brèche fantasmatique au cœur du réel. La fée est ainsi grotesque et sensuelle, Michel connaît simultanément le désir et l’affection maternelle, et le narrateur vacille du rationalisme éclairé à l’exaltation poétique. Or, là où le conte réconcilie les désirs de Michel en un même être (la fée), le roman nourrit l’ambiguïté - la fracture - inhérente à sa forme. Nulle réconciliation du désir et de l’interdit, du rêve et de la réalité, n’est possible dans le roman. Les dernières lignes du récit s’égrènent et l’écriture s’éteint. Dès lors, seuls restent le conte, le rêve : véritable demeure de la fée aux miettes…

Fracturé, brisé, le réel porté par le roman est une terre sèche, monstrueuse : grotesque. Là où le conte se fait totalité, le roman s’effrite et le récit de Michel laisse filtrer le grotesque et la satire, mise à distance amère du monde, pourri. Les juges de Michel se gargarisent dans la fange, erzats de la Terreur, et la bêtise des hommes vient croupir dans le rire gras et niais des autochtones terrestres, trop courts pour toucher l’horizon des songes, mordant les sages et méprisant les bons…Inlassablement, le romanesque inscrit une rupture définitive avec ce réel tant haï par Nodier, vision pauvre que vient consommer et consumer le conte.

Dès lors que le réel vacille, que le référent humain se dissout, le fantastique, le songe et, peut-être, la folie se déploient et offrent au réel l’unité dans le Merveilleux. Le Pays des Songes, Graal du récit, devient l’aiguille et le Nord de la boussole fantastique, et Michel-Perceval [1]apprend, non plus à questionner le réel mais au contraire, à se défaire du monde, à exister dans les silences, pour atteindre l’immédiateté des songes. L’évidence que reflète le silence marque l’accession à la révélation d’une surréalité - d’un « fantastique vraisemblable » [2] - dont l’essence même est la croyance. Et, comme un symbole, le cauchemar de Michel – bardé de chiens et de boucs suant le vice et la luxure – se dissout dans l’harmonie de la demeure féérique, triomphe du lumineux sur l’indicible horreur. Du conte au roman, le merveilleux s’achemine et bientôt, le fantastique ne demande plus de justification : il est, puissamment. Folie ou vision ? L’ambiguïté demeure, et les deux récits abandonnent tour à tour le lexique du rationnel pour celui de la perception : sagesse du caprice, enthousiasme de la fantaisie qu’incarne l’oncle Tobbie [3] , à la fin du roman. Fou ou initié, qu’importe dès lors, puisque tous deux participent d’un même désir d’évasion : d’une même sacralité…

La Fée aux miettes accueille les fantasmes réconciliés de Michel, et osons-le, de Nodier lui-même. La simplicité du conte n’a d’égal que l’évidence du rêve, cet autre réel où se déploient librement passions et rencontres. La parole poétique puise ainsi au terreau du songe, et l’œuvre se fait caprice : une fantaisie de Callot…D’odyssées en pérégrinations, l’aventure mène aux terres sacrées, en carrosse ou « cul par-dessus tête » [4] : d’émancipation en jouissances, de caprice en itinérances.

Au sein de ce livre-monde, le réel renoue avec son unité originelle : cette co-présence de l’acte et de l’essence dans le mot, dont s’empareront les Romantiques. Fantasme de la Lettre, ce chant du poète – parole du fou peut-être - ne cesse jamais de croire en sa mandragore : pastiche en folie, langue en extase, où le rythme et la métaphore (ré) enchantent le monde. Et si elle s’enlise parfois dans le poncif, l’écriture recueille toutefois la musique des origines, réconciliant, dans le merveilleux poétique – et pour la première fois dans l’œuvre de Nodier -, la transcendance et l’intime. Que reste-t-il à la fin du roman, quand le songe s’éteint, si ce n’est la permanence du chant de la mandragore, au-delà du conte, au-delà du roman : là, présent.


[1Perceval ne pose pas la question essentielle au Roi Pêcheur lorsque le graal passe devant lui. (Chrétien de Troyes)

[2La fée aux Miettes, Préface de 1832, éd. Gallimard, « Folio classique », 1982

[3Tristram Shandy de Laurence Sterne : oncle Tobbie est l’incarnation du fantasque et du caprice, passionné et enthousiaste. Figure du sensible contre la raison froide et stérile de son frère, Walter Shandy. Référence p. 314. Op.cit

[4Le Quart-Livre, Rabelais

Messages

  • Élève en classe d’Hypokhâgne, j’étudie le conte de Charles Nodier La fée aux miettes depuis quelques jours et ma khôlle de littérature a lieu demain. C’est avec appréhension que j’osais taper le titre de l’ouvrage dans la barre de tâche Google, de peur que cette recherche ne soit biaisée ou infructueuse (comparée à la pertinence des études trouvées dans les bibliothèques universitaires). Cet article proposé sur l’ouvrage "du conte au roman" a été une immense surprise si ce n’est une réconciliation avec les études littéraires que l’on peut trouver sur le net !
    Un grand merci pour la pertinence de cet article, qui permet un éclairage complet sur les enjeux du conte. Une analyse fine, habile dont le style témoigne d’un talent certain.

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