Au Hasard - Bruno Gaia - Editions E, P & LA, 2010

L’étonnant premier livre d’un auteur décapant…

samedi 25 septembre 2010 par Josy Malet-Praud

Bruno GAIA est né en 1975 et, pour autant, semble armé d’une profondeur d’analyse comme s’il avait baroudé de nombreuses décennies dans toutes (ou presque) les existences possibles.

Au Hasard, son premier ouvrage, est composé d’un roman court intitulé « Intense navette ». Ne l’est pas moins, intense, cette impressionnante satire de la société contemporaine, suivie sans rupture de ton ou de rythme par cinq nouvelles regroupées sous un titre-thème « Mensonges sans ordre apparent ».

Pas de rupture donc, ni de changement de cap : roman ou nouvelles, on retrouve au marqueur rouge la vision décidément critique que l’écrivain trentenaire porte sur la société, ses valeurs, ses tendances, ses prétentions, ses illusions. L’ensemble subit un large balayage au scanner, sur fond d’histoires simples (ce qui ne signifie pas ordinaires), grâce auxquelles l’auteur dissèque courageusement une humanité brinquebalante, superficielle, avachie dans les stéréotypes et le confort de l’hypocrisie, comprimée jusqu’à l’étouffement par les conditionnements et cultivant, par nature, les grandes comme les petites lâchetés… Société détraquée, hypertrophiée, amochée, où les existences manipulées par les uns sont acceptées et reproduites dans la résignation par les autres. Un monde désenchanteur, plus ou moins voué à l’anéantissement par les effets de l’entropie.

De l’ouvrier à l’élite en passant par les édiles, sans épargner la masse médiane d’une bourgeoisie parvenue –ou pas-, rien ne résiste à la moulinette de Gaia : l’homme, la femme –êtres pensants, qui devraient être intelligents ; le couple, la famille, le travail, … Rien ni personne n’échappe au regard acéré de Bruno Gaia lorsqu’il brosse le portrait d’une France cynique, démagogue, futile, assassine - Société consumériste, cathédrale des apparences et de l’argent, où les miroirs aux alouettes tiennent lieu de valeurs. Société déprimante que l’auteur taillade à grands coups de scalpel, porté dans l’effort par les ailes de son esprit libre.

Evidemment, on pourrait sortir complètement abattu de cette apocalypse littéraire. Et ce d’autant plus que l’auteur contraint le lecteur à réfléchir : le hasard est-il seul maitre à bord, et si oui, fait-il bien les choses ? Par extension, on peut aussi comprendre : n’y aurait-il pas quelque libre-arbitre permettant d’orienter le destin ? Et de fait, ne sommes-nous que des pantins plus ou moins consentants, soumis à la loi d’un hasard qui tire les ficelles au gré de ses humeurs ? A chacun d’en juger. A chacun de savoir s’il est ou non allergique…à la laine de mouton. (Petit clin d’œil affectueux, de la rédactrice aux troupeaux…)
Impossible donc de quitter ce livre comme on le fait d’un bon roman plus ordinaire. Qu’on le veuille ou non, il faudra réfléchir, et peut-être même… frémir !

Pour autant, il n’y a pas lieu, me semble-t-il, de courir se pendre à la première branche disponible …Certes, « Au Hasard » décape, laisse planer des parfums de déprime et des relents de déroute mais, et là est –aussi- le talent de l’auteur, l’histoire est originale, croustillante sous la dent à bien des égards, servie par un style puissant, épicé de cet humour cynique et noir qui confère aux récits dramatiques le pouvoir de faire rire. Rire…jaune pour certains (tant pis), et franchement de bon cœur pour d’autres (tant mieux). Ce sera selon… l’allergie -ou pas- à la laine de mouton.

Pour ma part, je me félicite d’avoir découvert ce livre –pas comme les autres- et, par la même occasion, un auteur à la plume vive, tranchante et d’une justesse remarquable. Plutôt que de me déprimer, il m’a rassurée … tout n’est pas perdu, puisqu’il n’y a pas que des autruches…
Alors, Bruno Gaia, un écrivain très (ou trop) lucide ? …de la trempe des Régis Jauffret et autres dérangeurs ? La question n’est pas sans fondement…Je me la suis posée.

Bruno Gaia déchire les masques, s’exprime sans concession et ne se fera sans doute pas que des amis. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, encore moins quand on ne porte pas de gants, c’est bien connu. Mais finalement, qu’importe : sur la gamme des sentiments suscités par l’écrivain, de l’amour à la haine, tout vaut mieux qu’une plate indifférence.

Josy Malet-Praud/www.Lascavia.com – Octobre 2010

(*) L’auteur
Né en 1975, Bruno Gaia est compositeur-interprète pour le groupe de rock indépendant « Herb Project » et enseigne l’anglais dans un collège.

EXTRAITS CHOISIS
(Intense navette)

« …l’on avait alors tous conscience qu’une bonne crise dans le ménage ne pouvait se résoudre que dans le pathos le plus accompli, bercés comme on l’était d’émissions de télé réalité et de programmes nous informant que, pour tout et pour rien, il fallait faire face, la larme bien accrochée à l’œil et la voix chevrotante. Et peu importe le dégoût que l’on aurait de soi-même et de ses déballages après, pourvu que l’on soit franc dans son malheur et courageux dans sa défaite, et que cela fasse de l’audimat et consommer des sodas bien sucrés… »

« …Le fait que toute cette belle moralité du labeur comme seule planche de salut du travailleur soit liée à tout un système basé sur la croissance économique, la surconsommation et donc la disparition à terme de l’espèce humaine ( …) n’entrait pas dans la profonde réflexion des ouvriers se réchauffant au petit blanc ou à la bière après le turbin et disant que « Ben ouais, bien sûr qu’y faut bosser. Ça va pas te tomber tout cuit dans la bouche, mon gars… ».

« …Ne s’étant jamais battu pour rien et s’étant contenté de peu non pas par philosophie, ni même par paresse, mais bel et bien inspiré par cette lâcheté ordinaire que l’on inculque aux petits prolétaires de peur de ne plus avoir personne à faire trimer dans les usines, il s’était toujours senti faible face à cette adversité douteuse et inconfortable qu’était pour lui, à cette époque, le moindre changement de direction du chemin morne de son existence… »

« … la petite foule des gens ordinaires, de ceux que l’on ne remarque pas. Un petit cortège de bons, de mauvais, de lâches, de courageux ; et des minables comme il l’avait été, beaucoup de minables, des légions de minables. Et certains étaient superbes d’humilité, de patience, de générosité, y compris parmi les minables. De sublimes minables à ne plus savoir où donner de la tête, à donner des envies d’humanisme à des fascistes aguerris, à vous faire des patrons qui renoncent à leurs parachutes dorés et à leurs stock-options... »

« …Dans certaines familles bourgeoises, c’est la guerre intérieure qui donne des ailes. On ne se bat pas contre le monde ou contre soi-même, on se bat contre son frère, son cousin : les pires ennemis sont les ennemis intimes, car ce sont ceux qui vous connaissent le mieux… »

« …Il y avait des comédies musicales sur des thèmes divers (et parfois même bibliques), des « soldats roses » et des « girls next-door36 » pour préparer dans la joie la France à se coltiner une première dame chanteuse, ex-mannequin se faisant passer pour la fille d’à-côté dans des mélodies atones sans moelle ni élan, élégants miroirs d’un pays dont Céline, qui n’avait pas tort sur tout, disait avec raison, peu avant son trépas, qu’il n’en resterait vite plus rien (…) on imagine mal de toute façon l’effet que lui aurait fait un flash visionnaire dans lequel le pays qui l’avait vu naître serait devenu l’égal d’une vieille belle ruinée réduite à racoler comme la dernière des putes sur le pavé du monde pour arracher aux américains, arabes pétrolifères et autres asiatiques laborieux, quelques méchants dollars en échange de ses charmes… »

« …Et cela va de soi, au fond, de rejeter la part du hasard quand on croit encore, même inconsciemment, en dieu. Ils ne font pas bon ménage, dieu et le hasard. Le hasard, ça fait sale dans un monde organisé par un être suprême qui se charge de rendre tout plus ou moins juste ou du moins justifié par SA morale… »

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