Quand le crime devient poétique

Le Poète, Michael Connelly, Éditions du Seuil, 1997 [1995, sortie USA]

samedi 6 novembre 2010 par Stéphanie Chabert

« La mort, c’est mon truc. C’est grâce à elle que je gagne ma vie. Que je bâtis ma réputation professionnelle. ». Premières lignes, premier écueil. L’ambiguïté, le thriller haletant de Michael Connelly s’y déploie, pleinement et avec jouissance, pipant d’emblée les dés. En plein dedans. À ce business morbide, l’imaginaire applique instinctivement le bec cynique et torturé d’un tueur appliqué. En plein dedans. Ce Curriculum Vitae de macchabées n’est pas celui du Boucher de Cleveland, c’est celui de Jack McEvoy, reporter ès cadavres pour le Rocky Mountain News de Denver. Pourtant, lorsque la mort visite d’une balle la belle tête ronde de son frère Sean, « ce truc » devient écœurant, abjecte avec ses relents fétides de remords et d’interrogations. Mais la mort, c’est « son truc », et là, ça ne colle pas. Suicide ? Jack n’y croit pas, et il est bien le seul, seul avec son jumeau raidi par cette foutue balle. Flic jusqu’au bout des ongles, la poésie, pour Sean, ça n’a jamais été du pain béni. Alors cette phrase d’adieu en format versifié, non, décidemment, ça ne colle pas. D’ailleurs, pourquoi se mettre sous la protection d’un vers de Poe avant de faire le grand saut ? Et quand Jack découvre que Sean n’est pas le seul flic suicidé des États-Unis ayant eu la lubie de s’improviser poète avant de passer l’arme à gauche, le filon devient macabre et pousse Jack sur la piste sanglante d’un tueur en série : le poète.

Demander à un thriller d’être exaltant n’a rien d’exigeant, mais demander à l’écriture d’être le mouvement même de l’action, de se faire action, bien au-delà d’un simple support narratif : voilà ce qui couronne l’art de Connelly. De Denver à Washington, de Washington à L.A., l’aventure est enivrante, semée d’embuches pour un lecteur naïf et qui se plaît à l’être. Les effets de rappel stimulent la narration et investissent le lecteur dans la construction événementielle, tour à tour complice de Jack et enquêteur solitaire. Bien qu’inhérente au genre même, la lecture à rebours est ici grisante car perpétuellement réactivée, véritable thriller dans le thriller, où le désir de filer, encore et encore, les souvenirs et les indices insufflent une dynamique supplémentaire à la lecture. La complexité de l’intrigue, les méandres de l’enquête, chaque construction narrative est non seulement portée, mais encore créée par une écriture charnue, qui s’étire sur la page comme un collage du réel, une écriture maquettiste en quatre dimensions : rigueur documentaire, sensorialité et imaginaire, syntaxe malmenée et rupture des attentes. Des bars à flics crasseux aux bureaux du FBI, en passant par les motels miteux de L.A, la scénographie est riche d’un didactisme épicé d’un imaginaire débridé, associant finement l’image collective et l’adaptation personnelle. Pris entre l’effet de réel et la sensorialité charnelle de l’univers traversé, le lecteur est, dans l’écriture, subtilement porté par une double adhésion à la vision proposée, flatté par l’acuité des détails, charmé par des espaces fantasmatiques. Michael Connelly pousse le vice jusqu’à rompre la syntaxe, travaillant directement, dans la phrase, à la mise en œuvre du suspens. Fluide, l’écriture croque les personnages et les atmosphères, élaborant des esquisses instantanées qui suspendant l’acte, différent sans cesse le moment de révélation où la phrase, alors, se rallonge et se déploie. Conçu pour être pulsé, le style s’apprivoise instinctivement et l’on regrette d’autant plus le final en queue de lapin, où les quelques brefs chapitres qui closent le roman – sorte d’épilogue manqué – laissent un arrière-goût de sabotage narratif…justifiable (peut-être) par la réutilisation de ces mêmes personnages dans des aventures ultérieures.

C’est ailleurs cependant que l’art du conteur se révèle le plus saisissant, brisant les tabous et les codes, roulant dans la farine narrative nos très légitimes horizons d’attente. L’alternance des narrations – Jack à la première personne, Gladden le pervers à la troisième – s’associe à une variation sensible des focalisations. La troisième personne qui accompagne Gladden, tout au long du roman, se voit ainsi doublée d’un point de vue interne, intrusion malsaine, et cependant jouissive, dans les pensées d’un détraqué… Entre sécurité de la narration et inconfort, l’écriture happe la multiplicité des discours sociaux, brassant la verve journalistique, la logorrhée du « bien dit » social, les tribulations de la conscience et la parole poétique… Cette cacophonie du langage est filée sur deux plans simultanés : celui du thriller proprement dit – complexifiant et densifiant l’enquête – et celui de la réflexion humaniste. L’exigence de l’écriture rejoint, dans Le Poète, la pertinence de l’analyse quasi anthropologique. Hors de tout manichéisme, les monstres humains du roman remettent en selle la vieille question du déterminisme social, monstre monstrué par une société pourrie, malade, où les bons se révèlent parfois de véritables salauds. Dans ce laboratoire humain, les êtres pris dans la narration gagnent en chair, refusant de se cantonner aux rôles qu’on leur assignerait bien volontiers. Entre répulsion et attraction (proche des personnages de Stephen King), Jack et Gladden offrent le champ d’exploitation le plus vaste et le plus torturé, estampillé par un cynisme croustillant (inhérent aux temps modernes ?) : « Gladden regrettait de ne pas avoir demandé à Darlene où se trouvait la télécommande avant de la tuer. Être obligé de se lever chaque fois qu’il voulait changer de chaîne l’agaçait. ». Ce décalage perpétuel du sujet et du traitement entraîne un renouveau de la perception tout à fait exaltant et surprenant, parfois gênant… Rarement la mort est abordée avec retenue (si ce n’est dans les cas les moins attendus…). Au contraire, objectivée et distanciée, l’horreur est enserrée dans la nécrologie, saisie par ce style minimaliste et cru qui mime la mort. Que reste-t-il d’un homme, hors des souvenirs, si ce ne sont les faits ? Factualité de l’écriture qui dérange, à laquelle on voudrait bien échapper, à laquelle le roman nous contraint, au plus près de ce qu’est un mort… Car Connelly ne recule devant aucun supplice pour rendre l’horrible à l’horreur, pour rendre l‘irréel au réel. Dès lors, pourquoi ne pas poursuivre l’horrible jusqu’à en épuiser les limites, et soumettre Sean au même traitement pervers que les autres victimes ? Pourquoi ne pas poursuivre la perversion du stéréotype féminin de la flic sexy, douée et clean, seulement amorcée avec Rachel ? Au-delà de ces bémols, c’est bien dans l’art de l’altération et du dérèglement des clichés qu’excelle Michael Connelly, des scènes de sexe plus maternelles qu’érotiques, jusqu’aux face-à-face tout en retenue, entre traqués et traqueurs…

Hors des sentiers battus, le roman se déploie dans toute sa densité, complexe et captivant. La chute est exaltante et survoltée, évacuant tout happy end frileux. Si l’univers de Poe est laissé quelque peu en rade (dommage !), c’est au profit de l’élaboration d’un univers particulier, celui de Michael Connelly, entre dérision morbide, humour, retenue et cynisme railleur. Toujours pertinente, toujours expressive, l’écriture exploite les chemins de traverse de ces faits divers, de ces « trucs » en latence dans les rues, déconstruits et ravivés dans l’écriture cardiaque et charnelle d’un Connelly tout à la fois poétique et romanesque.



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