Le Langage célinien ou les figures de l’aporie.
mardi 11 janvier 2011 par Jean-Paul Vialard

Le langage célinien ou les figures de l'aporie
  Chez Céline l'argot n'est, à l'évidence, ni une fin en soi, ni la poursuite d'une visée esthétique, mais le lieu chargé de sens d'un langage dont l'obsession, la révolte, la marginalité, vise à conduire l'homme au "bout de sa propre nuit", celle de sa déréliction, de sa vocation à l'unique déliquescence. Pour autant le style n'est nullement superfétatoire. Il constitue l'assise d'une philosophie, d'une vision du monde exacerbée, cernée de violence, tissée de désespérance.

  "Le Voyage" est la chair-même du pathos, son écriture vibrante, mordante, qui cherche à saigner le lecteur à blanc, à le laisser sans voix, sans possibilité de refuge à partir duquel pourrait s'élever un langage rassurant, où les mots seraient ronds, sans aspérités, lénifiants comme des baumes, apaisants tels des onctions, enveloppants à la façon d'une douce matrice originelle. Rien de cela chez Bardamu, l'écorché-vif du XX° siècle qui chemine dans la nuit, à la manière des héros de Victor Hugo dans les Misérables traînant leurs destins en forme de boulet; semblable aux  personnages de Zola pliant sous le fardeau de la misère sociale et morale.

  La guerre, elle aussi, a produit son langage singulier, celui des Poilus, populaire et argotique, langage de l'obus et de la mitraille dont le dénuement, l'aridité rejaillissaient sur leurs narrateurs, à la façon des grenades qui explosaient dans les boyaux des tranchées, sombres métaphores de vies détruites avant même d'être accomplies.

  Si l'argot a sa valeur propre, c'est bien dans cette situation sans issue où l'homme qui le profère est au bord du gouffre, de l'abîme et alors ce langage ne peut tourner en rond, ne peut tomber dans les ornières euphémisantes d'un sens perverti. Bien au contraire il transcende les maigres destinées des narrateurs pour en faire des récits épiques, des fictions héroïques où le tragique le dispute au dérisoire. Ici l'on est bien loin d'une certaine "langue verte" dont la couleur dominante était "locale", assujettie à  une anecdote mettant en scène quelques personnages pittoresques. Parlant de la langue de Céline, peut être même le qualificatif de "populaire", d' "argotique" est-il déplacé. Lui conviendrait sans doute mieux le prédicat de "marginale", "révoltée" ou bien "révolutionnaire". Une "écriture du Mal" comme l'était celle d'Antonin Artaud - la douleur-personnifiée -, dans sa "Lettre sur la cruauté". L'écriture est alors non seulement existentielle, mais "existence" au sens premier du mot, vivante, faite de sang et de nerfs, de lymphe et de pleurs. Sorte de barrière ultime au-delà de laquelle  n'apparaît même plus ni le métaphysique ni le nihilisme mais l'incompréhensible domaine de la mort-nue, du néant. Céline écrit avec ses tripes, avec sa détestation de l'homme aussi, cet homme qu'il voudrait meilleur mais dont il désespère. Ecriture vraie, profonde, semblable à un soupir, sifflante à la manière d'un râle, nauséeuse comme un hoquet, déchirante comme le sont l'ongle et la dent.  "Le Voyage" ne pouvait être écrit autrement; il n'est pas autre chose que son écriture, son éructation continue, son tremblement, son vertige, son explosion qui questionne l'homme jusqu'en son tréfonds, à sa respiration dernière. C'est pour cette raison que "Le Voyage" ne peut se lire que d'une traite, d'un seul empan de la conscience, à la manière de tout acte essentiel, fût-il amour, détresse, agonie. On n'en ressort pas indemne. On est marqué. On porte les stigmates. On croit les oublier mais eux ne nous oublient pas qui veillent le moindre faux-pas, la menue fissure, le plus insignifiant bubon. Lire "Le Voyage" c'est comme vivre, c'est être condamné...et le savoir, ce qui est l'essence-même du tragique. Il n'y a rien au-delà de cet acte de lucidité qu'une immense finitude.

      Nul roman ne réalise mieux ce que la forme peut apporter au fond, le style à la perception de l'exacte condition existentielle. La forme est le fond. La forme est la signification, la connaissance décisive. La forme est l'être. Le style est à Bardamu ce que la crécelle est au pestiféré : son signe de reconnaissance, sa figure de proue, son empreinte ontologique, son indélébile tatouage. Plus de crécelle, plus de Bardamu et "Le Voyage" dans les limbes. Lire "Le Voyage", c'est faire sienne cette réalité d'un langage si peu ordinaire que n'en peut surgir que l'extra-ordinaire, le hors de l'espace-temps, seulement une sidération. Seul le style de Céline pouvait accomplir la prouesse de créer du sens à partit du non-sens et bâtir une œuvre magistrale sur des fondations de "fange et de limon" :

   

 "Fin ou commencement? Langage révolutionnaire à l'état brut(.....) tel est le prolongement pathétique et ambigu que Céline confère au langage du refus et du rejet. C'est dans cette marge de limon et de fange qu'il inscrit son entreprise, sa question — littéraire. Aussi peut-on affirmer que, avec une profondeur poétique jamais égalée, l'auteur du Voyage au bout de la nuit puise dans l'argot populaire le ton fondamental de sa voix narrative."

 

      (Extrait de "Le voyage au bout de la nuit de Céline : roman de la subversion ou subversion du roman", Daniele Latin, Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique, 1988.)

 

       Il convient de préciser que la justesse du ton, la vérité de la fiction ne pouvaient se soustraire à ce style si particulier mais ne pouvaient davantage faire appel à un style différent, pas plus qu'opérer un mélange des genres qui lui eût fait perdre tout crédit si ce dernier n'avait fait l'objet d'une recherche constante, s'il n'avait mis en œuvre des procédures capables de faire d'un tel langage une sorte de condition existentielle en soi. Car la forme du langage célinien est tout entière contenue dans le fait qu'il s'impose à nous avec le côté abrupt d'une évidence, la brutalité d'un événement, la cruauté de la tragédie. Nul ne peut y échapper, pas plus les contemporains de Céline que nous-mêmes, ici et maintenant. Si le langage de l'Auteur du "Voyage" étonne (à la fois au sens étymologique "d'ébranler par un coup de tonnerre" et au sens philosophique du "questionnement" qu'il met en œuvre), c'est bien parce qu'il produit, chez le lecteur, un vertige, une vacuité, une faille. Que l'on rejette ce langage ou que l'on en fasse l'objet d'un culte, rien ne l'empêche de creuser en nous ses sillons de sens, rien n'en limite la sourde et inconsciente expansion. L'essence même de ce langage consiste à convoquer en permanence deux registres : soutenu et familier, à les opposer, à faire naître de leur rencontre un subtil jeu dialogique. Le sens, à proprement parler, ne provient ni de l'un ni de l'autre séparément mais de leur ajointement, de leur relation mutuelle, de leur tension interne. Alors se développe une façon de tressage sémantique semblable à un chant polyphonique où chaque voix féconde l'autre, leur confluence donnant naissance à l'émergence d'une voix médiane qui est supérieure à l'addition de leurs singularités. Ainsi une nouvelle profondeur se révèle-t-elle qui ouvre une perspective radicalement novatrice, condition même d'une surprenante modernité. Or le projet polyphonique est constant tout au long du "Voyage", faisant de cette œuvre, une œuvre inimitable. Jeu dialectique permanent dans lequel chacun des registres joue sa propre partition tout en renforçant l'autre mais, où, en dernière analyse, ne semble parfois émerger que le langage de la putréfaction, de l'abjection, du mépris, de l'ordure, du fumier sur lequel Céline se complaît à asseoir les fondements de la condition humaine. Eût-il fait le choix de l'argot comme seul mode d'expression, serait-il  parvenu au même but ? Qu'il nous soit permis d'en douter. L'amplitude, la démesure de l'expression célinienne reposent essentiellement sur l'art de cultiver l'écart mais avec une maîtrise consommée, de jouer jusqu'à la caricature l'ambiguïté du propos qu'alimente sans cesse une sourde perversion. Si, parfois, l'argot semble constituer la figure de proue du "Voyage", nul doute que l'intention de son auteur fut celle de faire partager son aversion de la guerre, de la misère en instillant dans la conscience du lecteur la dimension de la déréliction, de l'absurde, inconcevables, inacceptables en soi. Hissé sur un piédestal, l'argot peut s'affirmer langue littéraire, laquelle n'a de sens qu'à porter à son paroxysme le cri de la révolte. Et puis, quelle loi, quelle parole transcendante pourrait édicter la prééminence d'un registre sur l'autre, affirmer la précellence d'une langue classique qui reconduirait toute autre forme d'expression,  par exemple celle d'une modernité radicale, à la valeur d'un sabir ? Jehan Rictus faisait l'apologie de cette langue spontanée, vivante, proche du tissu du quotidien, projet que soutenaient également Ramuz, Giono, Cendrars et, bien évidemment, Céline lui-même :

 

   "Ma langue est épouvantable, dites-vous, pourquoi ? […] Vous m’accorderez bien, au surplus, que la langue française n’est pas immuable et qu’elle n’est pas venue à sa perfection totale ! […] Comment remplacer certains mots qu’on a pressurés, jusqu’au jus, jusqu’au zest, sinon en retournant puiser à la source, au fumier (soit) même de la langue qui est l’argot, quoi qu’on en dise ? L’argot joint à la locution populaire et à l’image non moins populaire, toujours dramatique et saisissante. Que diable ! Qu’est-ce que ça peut faire qu’un vocable ou une expression ne soit pas parlementaire, classique, noble ou de bonne compagnie, si cela exprime une souffrance tellement vraie, tellement sincère qu’elle vous en tord les boyaux. Or c’est là ce que je cherche. Exprimer, émouvoir. Croyez-vous que la langue littéraire adoptée ne soit pas également un jargon ? Et puis, où est la limite du bon ou du mauvais français ? Qui l’a fixée ? La langue est-elle fixée ? J’estime par exemple que le français de Brantôme ou de Montaigne est plus pittoresque, franc et savoureux que le français de Racine. Maudissez-moi si vous voulez, mais c’est ce que je pense ; si la langue française est fixée, elle est morte […].

    

(Lettre de Jehan Rictus à Léon Bloy citée dans "Le dernier Poëte catholique").

 

       Si, en 1932, date de la parution du "Voyage", une telle langue faisait figure de parent pauvre, plus même, d'atteinte aux bonnes mœurs littéraires, aujourd'hui elle en fait partie intégrante. La fécondité de la langue n'est jamais mieux servie que lorsqu'elle est plurielle, mouvante, protéiforme. Cependant son caractère d'abri de la multitude, de la diversité ne suffit pas à lui seul à assurer son rayonnement. Il lui faut la profondeur nécessaire à l'accomplissement du sens. Nul doute que Céline y soit parvenu avec une rare maîtrise !

 

     Illustration du jeu dialogique du langage célinien.  Afin de mettre en exergue l'hypothèse précédemment abordée de l'institution d'un jeu polyphonique des registres familiers et soutenus (le registre courant n'étant signalé qu'à titre de repère), les extraits ci-après (tirés du "Voyage") voudraient en apporter la démonstration.

 

NB : Langage COURANT - Langage FAMILIER  Langage SOUTENU -

"Voyage au bout de la nuit" (1932)

 « Allez-vous-en tous ! Allez rejoindre vos régiments ! Et vivement ! qu’il gueulait.
Où qu’il est le régiment, mon commandant ? qu’on demandait nous...
Il est à Barbagny.
Où que c’est Barbagny ?
C’est par là ! »
   Par là, où il montrait, il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs, une nuit énorme qui bouffait la route à deux pas de nous et même qu’il n’en sortait du noir qu’un petit bout de route grand comme la langue.
   Allez donc le chercher son
Barbagny dans la fin d’un monde ! Il aurait fallu qu’on sacrifiât pour le retrouver son Barbagny au moins un escadron tout entier ! Et encore un escadron de braves ! Et moi qui n’étais point brave et qui ne voyais pas du tout pourquoi je l’aurais été brave, j’avais évidemment encore moins envie que personne de retrouver son Barbagny, dont il nous parlait d’ailleurs lui-même absolument au hasard. C’était comme si on avait essayé en m’engueulant très fort de me donner l’envie d’aller me suicider. Ces choses-là on les a ou on ne les a pas.
   De toute cette obscurité si épaisse qu’il vous semblait qu’on ne reverrait plus son bras dès qu’on l’étendait un peu plus loin que l’épaule, je ne savais qu’une chose, mais cela alors tout à fait certainement, c’est qu’elle contenait des volontés homicides énormes et sans nombre.
   Cette gueule d’État-major n’avait de cesse dès le soir revenu de nous expédier au trépas et ça le prenait souvent dès le coucher du soleil. On luttait un peu avec lui à coups d’inertie, on s’obstinait à ne pas le comprendre, on s’accrochait au cantonnement pépère tant bien que mal, tant qu’on pouvait, mais enfin quand on ne voyait plus les arbres, à la fin, il fallait consentir tout de même à s’en aller mourir un peu ; le dîner du général était prêt.

Autres textes à l'appui :                                                                                                                              

"Les crépuscules dans cet enfer africain se révélaient fameux. On n'y coupait pas. Tragiques chaque fois comme d'énormes assassinats du soleil. Une immense chique. Seulement c'était beaucoup d'admiration pour un seul homme. Le ciel pendant une heure paradait tout giclé d'un bout à l'autre d'écarlate en délire, et puis le vert éclatait au milieu des arbres et montait du sol en traînées tremblantes jusqu'aux premières étoiles. Après ça, le gris reprenait tout l'horizon et puis le rouge encore, mais alors fatigué le rouge et pas pour longtemps. Ça se terminait ainsi. Toutes les couleurs retombaient en lambeaux, avachies sur la forêt comme des oripeaux après la centième. Chaque jour sur les six heures exactement que ça se passait".

 

Une grenade a explosé dans la figure de Robinson, il ne voit plus et se rend compte qu'il restera aveugle sans doute jusqu'à la fin de sa vie...

 

"Je vais me tuer!" qu'il me prévenait quand sa peine lui semblait trop grande. Et puis il parvenait tout de même à la porter sa peine un peu plus loin comme un poids bien trop lourd pour lui, infiniment inutile, peine sur une route où il ne trouvait personne à qui en parler, tellement qu'elle était énorme et multiple. Il n'aurait pas su l'expliquer, c'était une peine qui dépassait son instruction. Lâche qu'il était, je le savais, et lui aussi, de nature espérant toujours qu'on allait le sauver de la vérité, mais je commençais cependant, d'autre part, à me demander s'il existait quelque part, des gens vraiment lâches... On dirait qu'on peut toujours trouver pour n'importe quel homme une sorte de chose pour laquelle il est prêt à mourir tout de suite et bien content encore. Seulement son occasion ne se présente pas toujours de mourir joliment, l'occasion qui lui plairait. Alors il s'en va mourir comme il peut, quelque part... Il reste là l'homme sur la terre avec l'air d'un couillon en plus et d'un lâche pour tout le monde, pas convaincu seulement, voilà tout. C'est seulement en apparence la lâcheté. Robinson n'était pas prêt à mourir dans l'occasion qu'on lui présentait. Peut-être que présenté autrement, ça lui aurait beaucoup plu. En somme, la mort c'est un peu comme un mariage. Cette mort-là elle ne lui plaisait pas du tout et puis voilà. Rien a dire. Il faudrait qu'il se résigne à accepter son croupissement et sa détresse. Mais pour le moment il était encore tout occupé, tout passionné à s'en barbouiller l'âme d'une façon dégoûtante de son malheur et de sa détresse. Plus tard, il mettrait de l'ordre dans son malheur et alors une vraie vie nouvelle recommencerait. Faudrait bien. Il n'y a de terrible en nous et sur la terre et dans le ciel peut-être que ce qui n'a pas encore été dit. On ne sera tranquille que lorsque tout aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on fera silence et on aura plus peur de se taire. Ça y sera".

  



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