Olivier, Jérôme Garcin

Editions Gallimard, 2011

mardi 8 février 2011 par Alice Granger

Ce livre n’est pas un roman, mais un récit. Pour la première fois aussi directement, Jérôme Garcin y évoque la perte brutale de son frère jumeau, fauché sous ses yeux par une voiture alors qu’il n’avait pas six ans. Le rescapé reste à jamais relié à l’absent, monte les chevaux pour avoir à nouveau quatre jambes, se réfugie dans l’abri spongieux des sous-bois et de la campagne. L’appel de l’en deçà se redouble pour certifier une vie dédoublée : onze ans après la mort de son jumeau, Jérôme perd son père, emporté par une chute mortelle de cheval. La passion des chevaux permet de retrouver à la fois le jumeau et le père, de chevaucher du côté de l’invisible, à la lisière des sous-bois. Les chevaux l’emmènent vers une étrange frontière, tandis que le corps à corps déjà rapproche d’un contact chaud plus ancien. Le cheval rétablit le lien, la connexion, la sensation d’être relié, de pouvoir rejoindre et se fusionner. L’absence dans la vie de Jérôme Garcin semble pouvoir éternellement se matérialiser en un paradoxal abri en lequel se réfugier, et qui peut se nommer campagne, dont il a un goût viscéral et croissant. A noter le mot qu’il utilise : « viscéral ». On se demande s’il ne faut pas entendre « matrice », métaphore de cet intérieur maternel, et ce sens du mot « jumeau » qui est « placenta ».

Dans ce livre, Jérôme Garcin s’adresse souvent directement à son frère jumeau. Il confie sa colère d’enfant révolté par l’injustice, il avoue ne s’être jamais vraiment relevé. Voici que Jérôme sent une sorte de demande de plus en plus pressante de son jumeau disparu, qui attend en tapant du pied. C’est très curieux, et très intéressant. Comme si un mort venait rôder autour d’un vivant, demandant quelque chose, et une fois la demande exaucée, il pourra s’en aller dans la paix éternelle. On dirait que ce récit de Jérôme dédié à Olivier répond à une prière sans fin susurrée au survivant et jusque-là pas vraiment entendue. Un mort doit reposer en paix, s’il hante un vivant, même un jumeau, c’est qu’il ne cesse de demander audience, jusqu’à obtenir une sorte de célébration, des paroles l’inscrivant au nombre des humains comme membre singulier, à nul autre comparable même par-delà la gémellité. Olivier, dans la tête de son frère Jérôme, on a l’impression qu’il n’était pas encore parti dans la paix et le repos éternel, errant sans fin aux alentours de Jérôme, depuis son pas de côté définitif alors qu’il traversa la route sans regarder, projeté dans les airs par le chauffard. Moi, je vois nettement dans ce récit poignant la demande d’audience d’Olivier, et Jérôme qui, enfin, s’acquitte d’une sorte de devoir, quitte à faire apparaître ça et là un jumeau pas si semblable que ça, et même… singulier. Plus exactement, on sent discrètement au fil de l’écriture une distinction s’inscrire entre ce qui est Olivier, qui est juste entraperçu, comme dans la pénombre des bois, et ce qui est le jumeau, dans tous les sens du terme, et qui est très différent. Moi, qui ai aussi l’expérience de la gémellité, et qui ne suis pas morte mais me suis définitivement éloignée, n’ayant dans mon enfance jamais imaginé que je serai avec ma jumelle pour ma vie d’adulte, j’ai un sens pour ainsi dire inné et fulgurant de la différence qu’il y a entre Olivier, qu’il s’agit de laisser partir après lui avoir offert une reconnaissance, une inscription, une célébration rituelle, et le jumeau. Si Olivier avait vécu, il aurait sans doute été très différent de ce jumeau que Jérôme imagine, idéalise, de ce jumeau que la famille, aussi, par une sensation abyssale de culpabilité, a sans doute créé pour le rescapé. Jérôme avait été éloigné pendant le long coma de son jumeau, il n’est pas allé au cimetière, on se demande dans ces conditions si, jusqu’à ce livre, il avait bien intégré et admis cette séparation définitive, brutale, s’il avait pu en avoir la sensation, celle de sa singularité toute nouvelle et très cruelle, se sentir être tout seul face à la vie à vivre sur terre, et non plus l’unité fusionnelle. Avancer sans se tenir par la main. Nous aussi, jumelles, nous nous tenions par la main, lorsque nous commençâmes l’école, et les autres enfants cherchaient à nous séparer. Se tenir par la main n’est cependant pas la même chose que la fusion, c’est juste que la main fait office de cordon ombilical, pour se sentir protégé par la présence à côté, et qui sait si cette sensation si apaisante d’une présence est perception de l’autre dans sa… singularité. C’est ça qui est très difficile dans l’expérience de la gémellité. Pour savoir enfin qui je suis, moi, Jérôme, ne dois-je pas commencer par savoir qui tu es, toi, Olivier ? Ce prénom qui s’écrit dans un titre de livre. Prénom, Olivier, qui se… détache ! Un seul « t » à détacher, et deux « t » à attacher ! Cela fait longtemps que j’ai noté cela ! Le prénom, Olivier, se détache, sur la couverture du livre ! Jérôme le laisse se détacher ! Jusque-là, il se l’est intimement attaché, sans partager. Le récit ne laisse-t-il pas partir Olivier, en inscrivant pour toujours la trace splendide et singulière de son passage sur terre ? On ne peut pas laisser partir quelqu’un, fût-il un jumeau, sans avoir la certitude qu’il a compté en tant que… un ! Un être humain, c’est « un », une suite infinie de « un », un être humain, un autre être humain, et encore un être humain, une suite singulière de « un ». C’est particulièrement difficile, pour un jumeau, pour une jumelle, tellement la matérialité de la présence apaisante, rassurante, enveloppante, à côté, toujours, prime, domine, au détriment de la conscience dérangeante d’une altérité . Quand on est jumeaux, jumelles, plombe sur nous ce regard des autres qui nous emprisonne dans une ressemblance fascinante, ce regard est bêtement idyllique, on nous prête une complicité, un goût fusionnel, auquel certains jumeaux finissent peut-être par croire, mais est-ce que c’est vraiment ce que vivent ces jumeaux ? Je connais quelques couples de jumeaux, la plupart homozygotes, et dans chaque cas c’est très étrange, il y en a toujours un, ou une, qui se… détache, qui sort du couple, alors que l’autre est plus… attaché, plus addict au mot « jumeau », au discours dominant sur la gémellité, sur la fusion fascinante. Olivier n’avait pas regardé, il avait, j’imagine, totalement oublié l’injonction parentale de regarder avant de traverser, et il est sorti brutalement du couple, il est parti sans crier gare, sans prévenir son jumeau, vers son destin, qui a été la mort, comme d’autres, à sa place détachante, seraient allés vers leur vie singulière. Olivier, plus tard, s’il avait vécu, aurait pu aussi se détacher, et aller vers SA vie. C’est-à-dire que sa mort, sa disparition, d’une manière cruelle, brutale, paradoxale, c’est encore SA vie, en ce qu’elle n’a rien de commun, de partageable, avec celle de Jérôme. Et Jérôme, à ce moment-là, a peut-être été mis à l’abri, par sa famille, par rapport à la sensation de cet impartageable. Au contraire, sa famille s’est mise à le surprotéger, à vouloir lui épargner tous les signes de la disparition, tous les objets orphelins de son frère ont disparus. La surprotection a été réellement gémellaire, un enveloppement spécial, culpabilisé, a, j’imagine, circonvenu le survivant, pour lui éviter le même accident. L’enveloppement du garçon survivant a pour ainsi dire été redoublé, donnant un sens redondant au mot « jumeau », à cette sensation déjà singulière pour des jumeaux d’être à l’écart dans un abri. C’est encore pour le protéger que les parents ont tout de suite enlevé les traces d’Olivier, mais est resté tout autour de Jérôme un redoublement d’enveloppement, cette certitude d’un lieu en retrait, à part, symbolisé par la campagne, la maison familiale, les lieux d’enfance en Normandie, puis avec Anne-Marie une vie de famille également protégée. Avec ses enfants, Jérôme est un papa plutôt maman, plutôt enveloppant, c’est-à-dire reproduisant autour d’eux du jumeau, du matriciel. Il a très peu d’amis. Il vit en retrait, en deçà, c’est gémellaire avec Anne-Marie.

Le jumeau : ce que signifie le jumeau, à savoir le placenta enveloppant, la matrice protectrice, le dedans, le retrait. Je crois que, avant même la perte brutale de son jumeau, Jérôme le vivait, le sentait, voire utilisait sa présence vive jamais manquante sans savoir qu’il le dédoublait en permanence. Sans savoir que cette immense sensation d’apaisement de sentir toujours à côté de soi une présence, cette possibilité de s’armer de l’autre pour affronter chaque difficulté de la vie en se sentant presque invincible, en embuscade dans un cocon gémellaire, c’est sans doute le jumeau mais ce n’est pas Olivier. Je me demande si le cocon familial confortable, bourgeois, entourant les jumeaux de douceur, continuant de les envelopper, n’a pas rendu très difficile à Jérôme de prendre conscience de la singularité absolue d’Olivier, bien avant sa mort. L’enveloppement des jumeaux dans leur enfance, matérialité très tangible du jumeau au sens de placenta continuant à garder dans l’abri originaire par-delà la naissance, ne s’est-il pas encore accentué, radicalisé, après la mort brutale d’Olivier, lorsque la culpabilité abyssale de la famille, du père en particulier (qui comme par hasard a fini par rejoindre le fils qu’il n’avait pas pu protéger du chauffard) a sûrement beaucoup augmenté l’injonction de veiller sur le survivant pour qu’il ne lui arrive rien, à lui.

Je suis persuadée que le fameux lien fusionnel entre jumeaux, qui feraient tout ensemble, seraient d’une complicité parfaite, mêleraient leurs jambes, s’aimeraient bien avant la naissance, donc en retard dans la vie car préférant leur autarcie idyllique, participe de quelque chose qui se situe hors de la gémellité. Ceci se produit dans les familles qui poursuivent le cocon par-delà la naissance, qui font perdurer cette sensation d’abri, cette métaphore d’un dedans continué, et lorsque Jérôme Garcin évoque leur vie de jumeaux avant le terrible accident, on a l’impression que c’est ça. Une vie idyllique, dans un intérieur de province, une campagne paradisiaque, deux frères en auto-suffisance, des grands-parents et des parents de rêve. On pourrait évoquer le nom du père pour dire cela, un père assurant cet enveloppement, cette douceur, cette éternité. Sauf que, dans cette douce campagne, les garçons demandèrent à s’arrêter pour regarder cette douce campagne, avec ses vaches, ses bois, et Olivier ne regarda pas, ne se méfia pas, l’abri lui semblait-il sans danger ? Non, l’accident pouvait attaquer l’abri ! En tout cas, lorsque cette douceur matricielle n’est pas assurée par un père plutôt maman comme Jérôme Garcin se décrit lui-même, il y a fort à parier que l’attitude fusionnelle des jumeaux ou jumelles n’y résistent pas. Chacun d’eux est séparé ! La séparation, la mise dehors, la naissance, s’inscrit en chacun d’eux, d’elles, et ils peuvent beaucoup moins y croire, à l’abri où ils ne feraient qu’un, qu’une. C’est l’état, la sensation d’être gardés (ées) dedans, dans la douceur de l’enveloppement, qui donne l’illusion aux jumeaux de vivre toujours, ensemble, la même chose.

« Jamais on n’évoquait devant moi ton absence. » « Chaque minute ajoute à mon sentiment d’être le rescapé d’un naufrage. » Mais, ces morts, Olivier le jumeau, Philippe le père (plus tard Philippe reviendra avec Anne-Marie Philippe, qui sera une maman un peu papa avec leurs enfants), s’agit-il vraiment de voir leurs vie comme interrompues, et donc à prolonger en réalisant leurs rêves ? Ou bien s’agit-il de voir ces vies accomplies, malgré tout ? C’est fou comme ces deux départs ont pourtant tenté d’imprimer dans la vie du « rescapé » une inscription de naissance, de coupure du cordon ombilical, de chute dans une vie à vivre seul, dehors ! Mais à ça, la réponse a été plutôt de repli, de retrouvailles avec la vie de province, un peu hors du temps.

Evoquant son étonnement de n’avoir jamais envisagé de faire une psychanalyse, Jérôme Garcin écrit, bizarrement : « Sans doute avais-je besoin de me croire à l’abri des orages intérieurs, de me vouloir maître de ma vie, et de me penser assez fort pour résister à tout ce qui, chez moi, était refoulé, inavoué, et si profondément enfoui que je jugeais indécent de l’en déloger. » Déloger.

Pendant que les parents et la famille conduisaient Olivier au cimetière, Jérôme avait été envoyé à l’abri, à la campagne. D’où ce goût physique de Jérôme Garcin pour la campagne, métaphore très tangible de l’abri. « Tu n’étais pas mort, puisque je ne t’avais pas vu mort, tu avais choisi de fuguer sur une route chantante bordée de peupliers. » L’écriture : Jérôme Garcin l’a trouvée pour y exprimer l’indicible, « Tu as fait de moi un jumeau qui n’a pu vieillir qu’en écrivant… » Je souhaite à Jérôme Garcin d’être sur le point d’écrire de son frère Olivier : « ne le pleurons pas, il a joliment vécu, c’est un sourire qui demeure. »

Je suis d’accord avec Jacqueline de Romilly, citée par Jérôme Garcin : « Des jumeaux… placés dans des endroits différents de l’univers, peuvent au bout d’un délai suffisant présenter des différences d’âge très nettes entre l’un et l’autre. » J’en ai l’expérience depuis toute petite, sachant intérieurement cette si grande non ressemblance entre ma sœur jumelle et moi, alors même que tant de gens aimaient tellement nous confondre… Il aurait été si facile de jouer leur jeu, de presque m’enivrer de leur fascination pour notre état fusionnel.

Toute sa vie, Jérôme a cherché le jumeau de substitution, le double idéal, notamment Bartabas, lui offrant un « équilibre imaginaire dans le grand manège de l’existence. » C’est sûr que c’est psychiquement très économique de suivre un jumeau qui ouvre la voie, rayonnant, qui est comme un cheval qui emporte. Un dimanche, le soleil triomphait sur la France, Bartabas appela Jérôme, qui montait seul, dans les forêts obscures de Normandie, des chevaux beaucoup moins mirobolants que les siens. Il l’invite à le rejoindre dans le parc du château de Versailles, où il vient de terminer un spectacle époustouflant. C’est sûr, Bartabas incarne là le jumeau idéal, fascinant, qui emmène avec lui, dans une autre vie.

Olivier, dans ce récit, apparaît pourtant autre. C’est Fabrice, l’enfant bâtard, un lointain cousin, toujours précédé ou suivi par un silence et une rumeur partout où il allait, qui fait à Jérôme un étonnant portrait d’Olivier, qui contrarie l’idée qu’il se faisait du jumeau disparu. Comme quoi, après la mort d’Olivier, Jérôme, dans le sillage de la famille culpabilisée terriblement, a fabriqué un autre Olivier. Jérôme est persuadé que dans le couple, c’était lui le dur, le boxeur, et que son frère était plutôt l’angelot, le feu follet, l’âme distraite. Or, c’est le contraire : la tête brûlée, c’était Olivier, qui ne manquait aucune occasion de faire des bêtises, dans le jardin de Bray il sautait de la terrasse sans prévenir, tapait sur tout ce qui passait avec une pelle, c’était un vrai casse-cou, qui ne pensait qu’à foncer le plus vite possible, que rien n’arrêtait dans sa course folle. Il aimait par-dessus tout provoquer son frère jumeau Jérôme, le tancer. Ce qu’on peut en déduire du témoignage du cousin, c’est que, d’une part, avec un tel casse-coup fonceur, l’accident étonne moins… et que, d’autre part, ce n’était pas si idyllique et fusionnel entre les deux frères… Jérôme est bouleversé ! C’est la culpabilité du rescapé qui a peint le tableau d’un Olivier doux, un ange. Le vrai Olivier provoquait son frère, jouait à le déranger, et fonçait le plus loin possible tête baissée. Désirait-il sauter, échapper ? C’est curieux !

Jérôme Garcin écrit : « Je me demande souvent de quoi le destin t’a privé ? Cette vie qui t’a été refusée, qu’en ai-je donc fait ? » Etrangement, Jérôme persiste à croire qu’il a à prolonger la vie de son frère… Mais personne ne peut prolonger une vie par délégation ! D’une personne partie vers la paix éternelle, dans notre vie nous ne pouvons que recevoir ce qu’elle nous laisse, ce qu’elle nous transmet ! La question est celle de l’héritage qu’a reçu de son frère Olivier Jérôme. Et je me demande si ce qu’il transmet à son frère n’est pas dans cette façon qu’il avait de foncer, comme de vouloir sortir, se dégager, tout déranger et détruire de cette vie-là, littéralement passer ailleurs ? Comme un cheval fougueux, indomptable, sauvage. Au contraire, Jérôme, les chevaux, il les rejoint sur les manèges, il les monte dans les bois, ils trottent, galopent, l’emmènent, mais lui est toujours sur leur dos. Olivier, c’est un cheval qui a désarçonné tout le monde, toute la famille. Le père l’a bien compris, lui qui est mort à son tour en… tombant de cheval ! Jérôme, c’est chez son épouse Anne-Marie qu’il a trouvé cette sauvagerie, cette impétuosité, « Un oxymore au galop chaloupé. » Il ne l’a jamais vue faire la sieste. Ils ont des enfants très vite. Jérôme aime les porter dans la poche kangourou. Il est le jumeau poche… Jérôme imagine que si Olivier le voyait, il sourirait, se moquerait.

Jérôme Garcin écrit curieusement que c’est le passé qui ne veut pas se passer de lui. Il sent donc encore une chose très active, qui garde dedans ! Peut-être cette chose qui dépasse la gémellité, dont je parlais tout à l’heure, et qui fabrique l’état fusionnel qu’on attribue aux jumeaux, qui ne le sont, fusionnels, que parce qu’une sorte de poche symbolique les maintient mêmement dedans.

Jérôme n’écrit à Olivier, via ce récit, que depuis la Normandie, celle de leur enfance. Bien sûr ! Derrière le rideau des arbres et le cercles des collines !

Il évoque son caractère double. Comme tous les jumeaux, ajoute-t-il. En fait, il y a toujours une part de lui qui œuvre à la pérennité de l’abri, c’est-à-dire ce qui a sens de jumeau, de matrice, afin que l’autre part en profite avec sauvagerie. C’est pourquoi il peut écrire : « J’ai la passion de l’ordre et une attirance pour la sauvagerie. » « Une part de moi est dans le présent décomposé, l’autre dans le passé recomposé. » Monde bipolaire depuis qu’Olivier n’est plus là ?

Il finit par admettre : « Même si tu n’étais pas mort, si tu avais mené ta vie de ton côté, connu d’autres bonheurs que les miens, construit ta famille, travaillé dans un monde différent, je suis certain que tu m’aurais manqué comme je t’aurais manqué. Car, bien avant l’accident, c’est la naissance qui nous a séparés. » Bien sûr ! A peine a-t-il admis cette séparation-là qu’il a besoin de se raccrocher à la certitude d’avoir connu avec son jumeau dans le ventre de leur mère une extase dont il est orphelin. La nostalgie ne le laisse pas en paix. Il se laisse alors subjuguer par des témoignages, celui par exemple de jumelles et de jumeaux qui, pour se consoler de leur désunion originelle, se vouent un amour fou et exclusif. La grande question, c’est : qu’est-ce qui fait si peur dans la vie à vivre qui fait autant s’accrocher à la vie en-deçà ? Je ne suis pas sûre qu’on puisse utiliser le verbe s’aimer, pour la vie avant la naissance.

Souvent, les jumeaux se parlent en éolien, comme l’écrit Michel Tournier, et ont un retard de langage. Bien sûr, ils se comprennent au quart de tour, vivant depuis le début dans une grande proximité, c’est endogamique, et économique, les gestes suffisent, ou des sons. D’un côté la peur des autres, les efforts à faire face à leur étrangeté, et de l’autre, on connaît chaque geste, chaque habitude, chaque personne familière : tout est plus facile ! On reste dans le connu, dans la répétition, on est à l’abri.

« Si tu vivais encore, Olivier, peut-être me gronderais-tu, me malmènerais-tu, me forcerais-tu à sortir de mon cocon, me reprocherais-tu cette émotion excessive qui me saisit lorsque j’ouvre un vieil album de photos, mon goût grammatical pour l’imparfait, les passés simples et recomposés. Tu raillerais ma sensibilité, je me moquerais de ton amnésie. » En lisant, je me sens proche d’Olivier, moi qui depuis longtemps me suis détachée…

Jérôme a trouvé Anne-Marie Philippe, une jumelle positive, « c’est elle qui incarne la force vitale, la rage d’inventer, la liberté. » Jérôme, père de trois enfants, les regarde, les rejoint, les observe, écoute leur complicité. Devant la maison, les deux frères, dans la demi-obscurité, ressemblent à des jumeaux. Parions que ce qui les gémellise, c’est justement le regard englobant de leur père sur eux depuis toujours… Tous les trois guettent les étoiles filantes.

Curieusement, il manque à Jérôme le don de cultiver l’harmonie passée. Il n’a jamais revu ses camarades d’autrefois, et a maintenant très peu d’amis, préférant se replier sur sa famille. Bartabas, c’est différent, ce frère spirituel est en train de maigrir, mais aujourd’hui, il est… toujours… parmi nous.
D’une certaine manière, Jérôme a accepté qu’Olivier le malmène et se détache en se moquant de lui. Il a trouvé une issue à son deuil : une épouse jumelle. De même qu’au départ de son père, il a fini par s’y faire en devenant père, enveloppant de son regard sa couvée gémellaire.

Alice Granger Guitard



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