Paulina 1880 de Pierre-Jean Jouve

De quel amour blessée...

lundi 20 juin 2005 par Yvette Reynaud-Kherlakian

-Aux sources du romanpoème Le Moi et l’Autre, le Monde, Dieu. Depuis que le philosophe, avatar sapientissime de l’homo sapiens sapiens, a dénombré ces épiphanies - ou épiphénomènes ?- de l’Etre, il n’en finit pas de les ausculter, de les remmailler - quitte, de guerre lasse, à dresser çà et là un acte de décès. Traduisons - pour sourire un peu de ces morts annoncées - : le moi ? un borborygme ; le monde ? un jeu de construction sans mode d’emploi ; Dieu ? une overdose de calcium pour ossatures friables... Mais il y a toujours quelque oenologue pieux pour baratter le vin nouveau qui ranimera le cadavre, exquis ou non. Et tout recommence. La métaphysique, c’est la tapisserie de Pénélope...

Le mythe, lui, n’a que faire du concept anémique, voire mortifère dans sa hâte d’aller à l’intelligible ; et parce qu’il se nourrit d’images prises à la source, il est changeant tout autant qu’immortel. Subtil montreur de marionnettes, il grappille à loisir, parmi les ombres de la Caverne, celles qu’il suffira de vêtir et de tendre dans le clair-obscur du verbe pour leur donner chair et esprit - à elles et à la multitude des autres. Et bientôt, pour le meilleur et pour le pire, tout entrera en littérature, tout, c’est-à-dire le Moi et l’Autre, le Monde, Dieu...

Et avec eux, en eux, Paulina. Il fallait la culture intime de l’humaniste -laquelle informe le regard - pour savoir scruter ici, balayer là, se détourner parfois ; l’absolue maîtrise du poète rompu à l’usage juste et sapide de la langue - et la délicatesse infinie de ses silences - pour déposer et faire vivre en cette femme - jusqu’au meurtre de l’autre et la mort à soi-même - la profusion de l’Etre, délectable parfois, absurde peut-être, sûrement tragique pour qui prétend suturer les ruptures sans lever les contradictions...

PAULINA en son Eden

Tout commençait bien pourtant, ou presque. Une enfance rechignée, certes, mais très vite emportée par une adolescence éclatante : le moi se gorge de la neuve assomption du corps ; à Torano, la nature lui répond en printemps charnus où fleurs et échos se donnent à mâcher ; le monde des hommes peut être tracassier mais père et confesseur sont les gardiens d’un ordre somme toute protecteur ; et la piété a juste ce qu’il faut d’inquiétude pour pimenter de rêveries semi-pénitentes le sentiment voluptueux d’exister. La solitude de Paulina est alors assez rayonnante, sa sensualité assez diffuse pour ne rien diviser. Elle est dans les choses, non loin des autres - de quelques autres - avec Dieu. Et comme Mario Giuseppe Pandolfini administre « une lourde fortune dans son palazzo de Milan et ses cinq villas de la campagne », sa fille jeune, oisive, disponible -sinon libre- peut tout à loisir faire ses gammes d’héroïne tragique.

PAULINA-ève :la rupture

Autour de la beauté légère et enfiévrée de Paulina, la fête frivole s’arrête tout à coup sur une phrase qui fait surgir l’envers du décor : « Cette nuit, à deux heures, je serai à la porte de la chambre de votre père »... Amant interdit, Père bafoué : l’itinéraire -exemplaire- se dessine déjà entre volupté et terreur. L’amour la choisit comme on choisit le fruit mûr et fait d’elle tout aussitôt un brûlot de passion pure, quasi étanche, qui est Paulina bien plus qu’elle n’est l’amour de Michele et de Paulina. Car l’homme, s’il est assez séduisant et prestigieux pour, non pas excuser, mais « expliquer », comme on dit, le vertige et la chute, ne sera jamais, même passés les débuts où « elle ne comprenait que soi-même », tout à fait quelqu’un mais avant tout présence sensuelle ou « besoin de l’homme absent ». De l’Autre, Paulina n’a guère connu que sa distance à elle-même : « Pourquoi le père Bubbo est-il si loin de mon pauvre cœur » ? L’homme aimé existera donc dans l’attente, l’accomplissement, la reviviscence de la fusion amoureuse. Michele est l’amant absolu. La clandestinité en entretiendra le goût, la suffisance, la nécessité. Dieu aussi, tout au moins un certain dieu, celui-là même qui commandera sa mort.

Car le Dieu de Paulina, s’il est, au grand jour des commandements, celui qui abomine le péché de chair et en exige l’expiation, est aussi, au plus intime du cœur, celui qui, dit-elle, « a permis que je t’aime » et qui accorde au corps comblé le sentiment « panique » de sa pureté et de sa « sainteté ». C’est parce qu’il pressent ce Dieu-ci que le père Bubbo finit, avec une magnifique imprudence, par laisser à l’ascétique pécheresse le droit à l’Eucharistie du matin. C’est ainsi que Paulina « devient deux êtres, l’un du jour et l’autre de la nuit ». Dualité qui, jusqu’à la mort du père, donne les harmoniques « d’une seule Paulina plus tendre et plus profonde ».

L’enfer, c’est Dieu et les autres

La mort du père, c’est le déplacement et l’intensification de la culpabilité. « Son père était mort ne sachant rien ». Le péché, c’est le mensonge, irrémissible parce qu’inavoué, à jamais... Et quand meurt la femme de Michele, le remords s’exaspère à l’idée d’une réconciliation qui serait sécrétée par l’événement. C’est maintenant qu’il devient impossible de « mélanger Dieu et le monde » car c’est elle, Paulina, qui a « moralement tué la Zina ». La liberté selon le monde que lui offre cette mort est une insulte à son orgueil et à son exigence de Dieu - lesquels s’accordent à la vouloir misérable peut-être mais non triviale. Non, elle ne sera jamais comtesse Cantarini.

« Et si la volonté de Dieu était de te jeter en enfer » ?
Dieu est, en théologie orthodoxe, verticalité ascendante et dans la recette moyenne de l’amour de Dieu, entrent quelques cordées d’alpinisme spirituel exhaussées par l’infinie légèreté de la grâce. L’enfer, lui, est vertigineux : qui l’évoque est tout près d’y tomber... Le voici qui attise - dans ce qui était naguère le sanctuaire des corps - l’humilité de la pécheresse pour cerner l’acte d’amour de baisers pénitents, posés à pleine bouche dans la trace des pas de l’amant. Mais l’enfer est solitude, solitude implacable du moi noué à sa faute. Paulina le sait pour avoir lu Dante et s’être émue du châtiment qui sépare à jamais Paolo et Francesca. C’est par le biais d’un délire aussi rusé que violent - Paulina volens nolens - que Michele sera rejeté dans le monde où elle a refusé de le rejoindre. Paulina est seule enfin, infernalement seule. Elle entre au couvent.

C’est encore l’enfer, un « intolérable enfer de silence et de misère » pendant près de deux ans. Quelques embellies peuvent bien lui faire écrire : « la solitude m’a quittée » ; de belles parodies de l’effusion mystique - elle que l’amour a éveillée à la poésie - lui tenir lieu d’extase ; « l’écran de verre » entre elle et Dieu glisse parfois mais ne se brise pas. Comme c’est un dieu « qui aime le sang », un dieu d’avant la charité, sœur Blandine, au mépris des directives de la mère Marie-Marguerite, creuse dans sa chair les stigmates de la Passion qu’un François d’Assise n’a fait que recevoir. C’est presque une sommation : qu’Il la vide d’elle-même s’il veut être « son époux de douleur »... Comment la fabrication d’un tel désir de Dieu ne serait-elle pas traversée çà et là - et furieusement chahutée - par la « soif » - matricielle - de l’amant terrestre ? Placée parmi ces nonnes qui sont - nominalement - ses soeurs, elle est étrangère à la vie spirituelle de la communauté, commandée par l’obéissance à la règle de l’Ordre, telle que la rappelle pour toutes et la détaille pour chacune l’autorité de la Mère Supérieure. Sœur Blandine reste Paulina : grand soleil noir à son zénith, elle rayonne si fort l’alliance de l’amour charnel et de la mort que sœur Perpétue, la cristalline, en sera calcinée.

Rechute et délivrance

« Chassée de la Visitation sans aucune raison », elle s’isole dans le monde pour entretenir ce « couvent intérieur » dont elle ne sait pas encore qu’elle en est et la règle et la fin. Mais il ne résiste pas longtemps à un printemps aussi capiteux et innocent, sinon aussi intime, que ceux d’autrefois. Dans « la sincérité de son cœur » Paulina reçoit l’évidence vitale et désespérée : « on ne peut jamais s’unir à Dieu ». Il n’y a pas à vouloir le geste qui glisse la photo ancienne dans l’enveloppe et qui trace l’adresse du destinataire.

Paulina n’aura plus à vouloir. A nouveau livrée « avec une ardeur de démon » à la fusion des corps et alors que Michele tremble, à travers elle, au bord d’ « un monde surnaturel », elle s’engourdit dans la certitude fanatique d’un « déchirement éternel ». C’est Dieu qui veut en elle et pour elle, ou bien sa lassitude, ou alors une haine aussi vieille que son amour - la mort de Michele. Le geste qui tue, elle l’a fait, enfant, pour arracher au paysan brutal le chevreau qu’elle aimait. Donner la mort à ce que l’on aime, oui, mais entre le meurtre du chevreau et le meurtre de l’homme, il y a l’innocence perdue et l’apprentissage opaque de l’enfer.

28 août 1880 : c’est l’acmé de Paulina, « l’ange bleu et noir »... L’histoire aurait pu s’arrêter là selon la vision théâtrale qui roule dans le même linceul le meurtrier et sa victime. Ainsi s’administre la purge des passions. Mais le génie de Pierre Jean JOUVE est de jeter le voile sur le dénouement tragique, peut-être pour le déplacer, voire le transmuer. Paulina rate son suicide.

Marietta ou la cendre de Paulina

Nous ne saurons rien de ces onze années de prison pendant lesquelles elle expie son crime selon la justice des hommes. La femme sans âge, vêtue en paysanne pauvre, qui accorde à l’ami de Turin une hospitalité rustique dans sa maison délabrée, s’appelle Marietta. L’attitude du visiteur laisse penser que la prisonnière qu’il venait voir au parloir avait gardé quelque chose du flamboiement passionnel de la Paulina 1880. Le visage de Marietta, lui, n’a que « deux expressions : la pureté inanimée et le sourire ». Elle parle peu : non, elle n’est pas malheureuse ici... Les voisins la laissent tranquille maintenant... Elle sera jugée « comme tout le monde »... Avec l’ami de Turin, nous voudrions « passionnément retrouver, ranimer, ressusciter quelqu’un ». Marietta, c’est la cendre de Paulina. Le Moi, les Autres, le Monde, Dieu ? Tout stagne ou glisse sans heurt autour de cette femme érodée, aplanie . Le dénouement tragique serait-il dans l’usure mécanique des aspérités et des discordances de l’Être ?

Peut-être... Mais si Paulina se cachait sous la discrétion par trop ostentatoire de Marietta, afin de poursuivre sans bruit son œuvre d’autodestruction ? A moins que l’épluchage des pommes de terre, pour celle qui repoussait autrefois la tentation d’un bonheur facile, tout juste bon « pour une fille de village », soit le signe d’une entrée en condition humaine et l’espérance d’une rédemption.

Marietta-Paulina se tait, comme Héloïse, comme tous ceux qui ont survécu à un amour de pourpre et de bitume. Et l’auteur retient le frémissement de sa plume pour laisser la femme sceller elle-même son histoire : « Adieu, ne m’oubliez pas »...

Non, nous ne l’oublierons pas. Plus heureux que l’ami de Turin, nous possédons la clé de la chambre bleue : en littérature, il n’y a pas d’entrée interdite et le temps est réversible. Un doigt sur les lèvres, Pierre Jean Jouve nous fait pressentir Paulina rayon sur ombre, ombre sur ombre. L’écriture se met en place, attentive, ductile, ramassée jusque dans l’effusion. Elle ne s’écartera jamais de la charnière entre un tempérament et une histoire, là où tremble une liberté toujours en péril, pour nous donner à jamais PAULINA 1880.



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