Jean Bottéro, Marc-Alain Ouaknin, Joseph Moingt : La plus belle histoire de Dieu (Editions du Seuil 1997)

Qui est le Dieu de la Bible ?

lundi 15 août 2005 par Yvette Reynaud-Kherlakian

DIEU est mort : vive DIEU ?

Faillite des idéologies du Progrès, désaffection à l’égard des religions traditionnelles nous répète-t-on : en conséquence de quoi, la nature ayant horreur du vide, les volontés sans emploi ont tôt fait de se livrer au rouleau compresseur du libertinage économique, à l’emprise des sectes, au vertige de la drogue... Et voilà pourquoi votre fille est muette ! De toute façon, en ce triste état des lieux, l’attente des risettes du marché ne saurait tenir lieu d’espérance. L’optimisme serait-il ailleurs ? Par exemple dans les retrouvailles de l’homme avec le Dieu de l’Ancien ou /et du Nouveau Testament ? Il y a un rien d’audace à l’affirmer, comme on le fait dans ce livre. Audace qui rend d’abord un son de cloche fêlée venu de quelque Atlantide engloutie : en dépit d’inscriptions répétées au nécrologe de l’Histoire, Dieu (en l’occurrence le Dieu de la Bible) serait donc encore Dieu, nom de Dieu (pardon d’avoir oublié qui a fait d’un juron malsonnant une énergique protestation de foi !) ? Interrogés sur ce Dieu-là, en effet, un savant, un rabbin, un jésuite parlent de lui selon un passé que l’histoire date mais que l’engagement du croyant dans l’éternité de sa présence actualise indéfiniment. Audace encore, mais jaillie d’un libre consentement, quasi insolent au regard d’un catéchisme distributeur de dogmes et de commandements selon un découpage en questions et en réponses, tel qu’il claque dans ma mémoire avant de me rendre le chantonnement enfantin de ce qui fut mon apprentissage de la foi. En effet, oser traiter Dieu comme objet d’une « histoire » (fût-elle « la plus belle ») sur laquelle la science a droit de regard comme sur toute expérience humaine, admettre pourtant que le croyant est autorisé à faire de l’Ancien et du Nouveau Testament une lecture spirituelle étrangère aux réseaux de causalité de l’explication scientifique : aujourd’hui encore, la juxtaposition de ces deux attitudes, même chez un fidèle « éclairé », ne va pas de soi et suppose l’effritement de cette arrogance dogmatique - corollaire banal, sinon obligé, d’une foi ingérée avec la vérité doctrinale. Parler d’une histoire de Dieu, n’est-ce pas alors poser les prémisses - voire les postulats - d’une relance de l’aventure religieuse, laquelle n’est possible désormais qu’à partir d’une reconnaissance du temps, non pas comme usure de la Révélation primordiale, mais comme force fécondante des mythes fondateurs ?

Le DIEU de la BIBLE selon la SCIENCE de Jean Bottéro

C’est à la naissance du mythe fondateur de l’histoire de Dieu que s’attache la recherche de Jean Bottéro. Il précise d’abord que, si les textes bibliques sont bien le recueil de « l’invention » du Dieu unique, leur rédaction s’échelonne sur plusieurs siècles, loin du temps des origines, ce qui leur permet d’en faire une transcription économique (Abraham, le patriarche du 18e siècle avant notre ère, y est déjà le fidèle de ce Yahvé « inventé » par Moïse quelque cinq siècles plus tard !) et spectaculaire (la victoire du monothéisme y apparaît comme une suite d’événements explosifs qui expriment l’élection d’un peuple plutôt qu’une révolution intellectuelle). Le rayonnement du Buisson ardent balaie et illumine toute l’histoire des Hébreux si bien que l’arche de Noë, le sacrifice d’Abraham, le passage de la mer Rouge se rassemblent dans la pérennité d’une Alliance immémoriale -alors que, nous dit Jean Bottéro, c’est au prix d’une longue maturation (quelque quatre ou cinq siècles ) que l’idée d’un Dieu unique élaborée par Moïse est devenue la croyance commune des Hébreux.

On comprend d’ailleurs la lenteur d’une telle révolution : pour s’accomplir en profondeur, elle a exigé une rupture totale avec la pensée et les attitudes religieuses du monde d’alors dominé par le polythéisme et l’anthropomorphisme. Yahvé, le Dieu de Moïse, parce qu’il est sans partage, n’a pas de nom qui le situerait parmi d’autres ; parce qu’il est inconnaissable, il est au-delà de toute représentation. Penseur profond et meneur d’hommes, Moïse comprend que ce Dieu ne peut s’imposer que par une intériorisation collective du mystère de sa transcendance et des signes évidents de sa proximité. D’où ce thème - figuré et magnifié par l’Arche - de l’Alliance (l’alliance étant le modèle de ces relations à la fois électives et codifiées, créatrices de nouvelles solidarités) qui fait la vérité spirituelle de l’Exode au-delà des impatiences et des pauvres trahisons des hommes, comme en deçà des miracles salvateurs. Pour l’historien averti, les feux d’artifice de la légende sont révélateurs de ce travail de l’imaginaire qui apprivoise la nouveauté tout en la parant d’un éclat magique censé la préserver de la banalisation. Si l’idée d’un Dieu unique, transcendant, inconnaissable est né dans le silence de la pensée de Moïse - mystérieusement comme toute création - c’est dans une histoire cahoteuse que cette idée a pris corps, a pris temps pour donner ce Dieu de la Bible dont l’émergence arrache, d’un même mouvement, l’universalité de l’Être à la répétition hasardeuse des phénomènes comme à l’évidence obtuse des objets et l’impératif moral aux compromissions des moeurs comme à la passivité du vouloir.

Ce message d’universalité - et pour qui le reçoit, le devoir de le propager - les Hébreux ne l’ont certes pas ignoré, comme en témoignent, par exemple, de beaux textes attribués au prophète Isaïe. Mais pour l’essentiel, la « révélation » faite à Moïse a été au départ d’une religion communautaire, le judaïsme, soucieuse avant tout de maintenir et de resserrer, à travers le commentaire des textes et l’observance de la Loi, les liens privilégiés du Dieu unique et de son peuple. Pourtant, selon Jean Bottéro, la grandeur de Moïse ne réside pas d’abord dans le fait d’avoir « inventé » le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et, par dérivation et bourgeonnement historiques, ses avatars chrétien et musulman. C’est une certaine idée de Dieu qui a fait de Moïse un guide politique et non l’inverse. Moïse aurait compris que l’homme n’a nul besoin d’un dieu représentable ou démontrable, idole dérisoire qui le laisse patauger dans sa misère et sa vanité. Si Dieu il y a, c’est un « Dieu du cœur... transcendant, absolu et inintelligible ». Je pense rester dans le droit fil de la pensée de Jean Bottéro en disant que le Dieu de Moïse transcende d’abord toutes les religions qui se réclament de lui ...

Le DIEU de la BIBLE selon l’observance poético-textuelle de Marc-Alain Ouaknin

Fort bien. Mais qu’en est-il exactement, au fil de cette « belle histoire », du Dieu des Juifs ? C’est Marc-Alain Ouaknin, analyste érudit et subtil de la pensée juive -et rabbin- qui répond maintenant aux questions d’Hélène Monsacré et de Jean-Louis Schlegel...

Le plus urgent est de dire que le croyant n’a pas à faire de concessions à l’historien : la vérité historique ne s’oppose pas à l’attitude religieuse pour la détruire ou tout au moins la relativiser ; volens, nolens, elle la purifie de tout souci de démonstration et la rend ainsi tout entière à sa force de témoignage, à son engagement existentiel. Celui qui lit la Bible comme texte de foi y « entend une voix qui vient d’ailleurs » mais qui lui révèle ici et maintenant , en dehors de tout relativisme culturel ou évènementiel, le sens de son existence. Aussi bien, il n’importe guère que soient appelés (à tort selon la stricte vérité historique) « livres de Moïse » les cinq premiers livres de la Bible qui constituent la Torah juive. Ce qui importe, c’est que « la voix qui vient d’ailleurs » fasse de Moïse l’interlocuteur privilégié capable de recueillir et de transmettre le texte de la Révélation. Un texte qui est une fois pour toutes, comme Celui qui le donne, qui EST - ou presque - Celui qui le donne.

C’est au retour de la captivité de Babylone, une fois le temple reconstruit, que les scribes transcriront la Torah dans l’écriture carrée qui est celle de l’hébreu d’aujourd’hui. Pour matérialiser son intangibilité, ils feront le compte des lettres, des mots, des chapitres ; « même les blancs et les silences deviennent signifiants » dit Marc-Alain Ouaknin. Il ne s’agit pas d’une sacralisation du texte mais d’une volonté de comprendre le monde à partir du texte qui en constitue la substance et le sens. Le texte, c’est en somme la part de Dieu dans le monde et, de ce fait, la garantie de l’existence même du monde. Le croyant n’a son mot à dire qu’à partir d’un respect absolu de la lettre même du texte.

Mais alors, quelle liberté lui est ouverte, quelle fête de l’imaginaire lui est permise ! C’est que la Torah est à « lire aux éclats ». La tradition orale de l’interprétation de la Torah est sans doute aussi vieille que la Torah elle-même mais c’est à partir du IIe siècle avant notre ère que les scribes ont transcrit les discussions des maîtres, des « rabbis », pour constituer le Talmud qui est dans l’éducation religieuse du fidèle juif le complément obligé de la Torah (si bien qu’un chrétien peut être un lecteur appliqué de la Bible et ne rien connaître de la croyance juive). Et comme si les commentaires de la Torah et les commentaires des commentaires ne suffisaient pas à distribuer en éclats de sens sa densité originelle, les cabalistes de la tradition juive, partant de la certitude qu’un autre texte se cache sous l’énoncé explicite, se sont appliqués à le décrypter, réinventant et peaufinant pour ce faire, en donnant à chaque lettre de l’alphabet hébreu une valeur numérique, une arithmétique qui réduit à quelques balbutiements l’ésotérisme pythagoricien (le Zohar, écrit au XIIIe siècle, fait de cette méthode arithmétique un emploi étourdissant de savoir et de subtilité)... Si le Talmud laisse indéfiniment ouvert le champ de l’interprétation, la Cabale, elle, propose l’exploration de correspondances insoupçonnées, vibrantes d’échos métaphysiques et mystiques : ainsi, selon un exemple donné par Marc-Alain Ouaknin, le nom de Dieu, Elohim, se révèle être le porteur « matriciel » de « l’homme qui est question sur lui-même et sur Dieu ».

On le voit : la pensée juive est foisonnante mais étrangère à toute systématisation théologique ou philosophique. Née contre le culte des idoles, elle entend échapper à l’idolâtrie du texte comme à celle du concept. Dieu reste l’inconnaissable mais Il est là - présent/voilé -dans la permanence de la Révélation faite à Moïse. Pour le fidèle, ce qui importe, c’est de maintenir avec Lui une relation vivante qui équilibre « le mythe et le rite » c’est-à-dire la lecture par laquelle il s’approprie le texte pour fonder son existence d’homme et les pratiques rituelles qui donnent à cette même existence une forme éthique. Le Talmud a parfois tendance à privilégier le rite, en tant qu’il accomplit la Loi et raccorde les exigences biologiques à un ordre sanctionné par Dieu. Pourtant, il faut rappeler, contre les excès du rationalisme ritualisant, que pour engager le corps dans le rapport à Dieu, le rite doit maintenir une tension vigilante entre animalité et spiritualité. Il est donc constamment nécessaire de revenir à cette interprétation ouverte - c’est-à-dire à l’âme même du Talmud - qui empêche l’enlisement de la pensée et du comportement dans la répétition. Dieu ne s’est révélé que pour arracher l’homme à la sécurité du sédentaire et à l’obéissance de l’esclave (l’histoire d’Abraham en est une illustration éclatante) : le temple de Salomon peut bien être détruit ; à travers exils et persécutions le peuple juif « passe à la construction d’un nouveau Temple, celui de l’esprit et de l’étude... Le nouvel espace de sainteté, ce sera le Livre » !

Certes, une espérance messianique, reprise et amplifiée par opposition au message chrétien (Jésus n’étant pas reconnu comme « roi des Juifs »), court à travers l’histoire juive : le Messie, c’est celui qui est « oint », c’est-à-dire le roi ; ce serait donc celui qui rendrait à un peuple dispersé et persécuté sa réalité politique dans le cadre géographique qui était le sien avant la destruction de Jérusalem par les Romains. C’est à partir de là que certains ont pu voir dans la création de l’Etat d’Israël la réalisation de la promesse messianique... Marc-Alain Ouaknin ne fait guère que juxtaposer à cette interprétation, celle du philosophe Maïmonide : « Le Messie n’est pas un homme. C’est une période où l’humanité vivra au rythme de la parole de Dieu, de la parole prophétique »... Le prophète n’est pas celui qui annonce mais celui qui enseigne nous a dit Marc-Alain Ouaknin et il est clair que, pour lui, il y a plus à apprendre de l’exil qui accroche la promesse à la ligne d’horizon (« Va-t’en de ton pays, de ta patrie, de la maison de ton père », dit Dieu à Abraham) que d’une mémoire « sédentaire » qui enracine individus et peuples dans des lieux et des événements. Y aurait-il là une clé pour arracher à la cruelle banalité de l’histoire du Mal le génocide entrepris à Auschwitz et autres lieux et le faire entrer dans l’histoire du Dieu de la Bible ? On comprend que Marc-Alain Ouaknin n’aille guère ici au-delà de l’énoncé des questions que - descendant d’Abraham et servant de la Révélation - il ne peut pas ne pas poser. On aimerait partager son espérance d’un « avenir de Dieu » désormais livré à la seule responsabilité de l’homme : « l’élection » de l’homme, c’est sa vocation éthique. C’est intentionnellement que le Talmud met en regard le premier commandement « Je suis l’Eternel, ton Dieu... » et le sixième « Tu ne tueras point » : on ne saurait montrer plus clairement que la reconnaissance d’autrui comme « sujet libre et autonome » est l’exact corollaire de la « reconnaissance » de Dieu. Le génocide clame, avant toute interprétation savante, l’urgence de l’éthique.

C’est pourquoi me gêne la banalisation de l’emploi du terme d’holocauste pour désigner le génocide des Juifs. Ce terme appartient au vocabulaire religieux et désigne un sacrifice où la victime offerte à Dieu est entièrement consumée par le feu. A l’utiliser comme on le fait, -sur fond de fumées crématoires-, prétend-on accorder aux nazis (ce serait vraiment un étrange honneur !) le rôle du grand prêtre sacrificateur ? Et la mort atroce de tant d’hommes devrait-elle être comprise comme un sacrifice offert à et accepté par ce même Dieu qui a arrêté la main d’Abraham ?... Il n’est que de voir avec quelle facilité on est souvent passé, on passe encore, de l’évocation de l’holocauste à la sacralisation de l’Etat d’Israël pour soupçonner que ce n’est pas une attitude religieuse authentique mais plutôt la poussée d’affects tumultueux et équivoques qui a imposé l’usage de ce terme. Selon Marc-Alain Ouaknin, l’école talmudique est un lieu de fermentation constante des sens possibles de la Torah et non un centre d’apprentissage de la Vérité : autrement dit, en stricte poétique de la Torah, il ne peut y avoir un « avenir » du Dieu des Juifs dans quelque sacralisation que ce soit.

Le DIEU de la BIBLE selon la FOI de Joseph Moingt

Pas davantage pour le Dieu des chrétiens, nous dit Joseph Moingt, jésuite et théologien et qui pourtant, en tant que tel, doit tout de même mettre une sourdine à la liberté d’interprétation du fidèle habitué à entendre Ancien et surtout Nouveau Testament à travers la voix de l’Eglise. C’est que, si l’Eglise s’est démarquée de la tradition juive pour se constituer en institution dispensatrice et gardienne de la doctrine chrétienne, elle n’a pu le faire qu’en inscrivant dans la vie du Christ, à même la lecture des Evangiles, la Révélation de sa divinité et de l’existence d’un Dieu en trois personnes. Or, dans aucun des quatre Evangiles, Jésus ne se proclame Dieu et n’énonce le « dogme » de la Trinité...

« Deux événements sont à l’origine du christianisme : la foi en la résurrection de Jésus et le don de l’Esprit-Saint... à la Pentecôte » dit Joseph Moingt. « Evénements » qui relèvent sans doute plus d’une transfiguration spirituelle que d’une transformation objective : ce qui change, quelles qu’aient été les circonstances réelles, c’est essentiellement le regard des apôtres sur celui qui a été leur compagnon et leur maître ; désormais, il est pour eux « un prophète et plus qu’un prophète ». Les apôtres restent juifs, comme l’était Jésus et pendant des décennies, les premiers chrétiens issus du judaïsme n’ont pas le sentiment d’être les adeptes d’une nouvelle religion : ce n’est que 50 ans plus tard que Paul provoquera la rupture (comme le souligne aussi Marc-Alain Ouaknin ) en obtenant, au concile de Jérusalem, que les païens convertis ne soient pas soumis à certaines prescriptions de la Loi, en particulier à la circoncision. On comprend alors que le judaïsme gardien de la Loi refuse de se reconnaître dans le christianisme tandis que ce dernier se fait le messager universel de la Bonne Nouvelle : le Nouveau Testament est l’accomplissement de la promesse du Messie qui court à travers l’Ancien Testament... Elle court, elle court, l’interprétation annonciatrice de salut et l’histoire qui interprète, elle aussi, mais à pas comptés, ne la rattrapera jamais.

C’est ainsi que l’histoire n’a pas grand-chose à nous dire sur le personnage même de Jésus, dont la geste constitue les Evangiles : né quelques années avant notre ère sous le règne d’Auguste, il est mort crucifié, quelque trente ans plus tard sous le règne de Tibère après une courte période de vie publique (de 1 à 3 ans). Par contre, elle date assez exactement les évangiles (7e ou 8e décennie du Ier siècle pour les évangiles de Mathieu, Marc et Luc, début du 2e siècle pour l’évangile de Jean) et nous donne de la période intertestamentaire (de - 200 aux années 100/150 de notre ère) un tableau assez précis pour nous faire voir dans quel contexte politique, culturel et religieux est né le christianisme et nous faire comprendre les conflits qu’il a suscités dès son origine.

Il faut admettre que la foi chrétienne n’a pas à se prévaloir de « preuves » historiques : aucun des évangiles n’est contemporain de la vie du Christ ; il y a entre eux des divergences ; ils transcrivent un message développé, avons-nous dit, après la mort de Jésus dans la certitude de sa résurrection et de la descente de l’Esprit-Saint lors de la Pentecôte. Chacun des quatre évangélistes est solidaire de la communauté chrétienne qu’il anime, de son état d’esprit et de ses préoccupations. Mais au regard d’une exigence spirituelle, les quatre évangiles donnent un seul Christ, Fils de Dieu et Sauveur des hommes. C’est sur lui que se centre l’enseignement des apôtres et l’élaboration d’une doctrine qui sépare peu à peu le Dieu des Juifs du Dieu des chrétiens, même si l’Ancien Testament n’a jamais cessé de faire partie du patrimoine de la chrétienté.

Pourtant, nous dit Joseph Moingt, il faut bien voir que cette séparation n’était pas inscrite dans la situation historique telle qu’elle se présentait du temps de Jésus. Jésus n’était pas le seul, comme Juif, à s’en prendre aux compromissions du pouvoir sacerdotal et la pénétration de la culture grecque dans le judaïsme favorisait une tendance universaliste qui gagnait du crédit auprès de païens cultivés. Si les évangiles durcissent l’opposition entre l’enseignement de Jésus et le judaïsme traditionnel, c’est que, écrits plusieurs décennies après la mort de Jésus, ils reflètent la « polémique entre judaïsme et judaïsme, entre juifs qui refusent Jésus et juifs qui croient qu’il est l’Envoyé de Dieu ». L’enseignement de Jésus, même s’il annonce un « royaume de Dieu » ouvert non seulement aux Juifs fidèles à la Loi mais aux pécheurs et aux païens, n’est pas en rupture avec le judaïsme et l’appelle à un « autodépassement ». Certes, Jésus a dû faire figure de provocateur comme les prophètes d’antan souvent malmenés par les Juifs eux-mêmes à cause de la liberté et de la sévérité de leurs propos, ainsi qu’il le rappelle volontiers. Et il est clair que c’est bien pour des raisons religieuses qu’il a été condamné. Mais il faut voir dans cette condamnation, non pas le « déicide » commis par un peuple fanatisé et aveugle à la vérité, mais la réaction défensive d’un système religieux enfermé dans ses traditions et ses pratiques, si bien qu’il est incapable d’entendre la voix de Dieu dans la parole qui s’en prend à son conformisme. Au cours de son histoire, toute religion a besoin d’être « évangélisée » car la « bonne nouvelle » qui l’a fait apparaître a vite fait d’être pervertie par le goût du pouvoir et de se dégrader en pratiques stériles. Cette remarque vaut pour le christianisme comme pour le judaïsme... La mort de Jésus n’est donc pas au départ d’une malédiction qui frappe le peuple juif. Le poids de la puissance romaine est suffisant pour détruire le Temple et provoquer la chute de Jérusalem. Mort, dispersion : le peuple juif ne survit plus que par son attachement à la tradition talmudique et rabbinique. Dans la bataille pour l’universalité, le christianisme a le champ libre.

Mais quelle est donc cette « bonne nouvelle » qu’il annonce à travers la mort et la résurrection de Jésus et la descente du Saint-Esprit sur les apôtres ? Selon Joseph Moingt (et nous voici bien loin de la scansion de mon catéchisme), elle consiste en ce que « Dieu nous libère du poids de la religion et du sacré, avec toutes les terreurs qui y sont liées et toutes les servitudes qui en découlent ». Dieu ne demande ni culte, ni sacrifices mais seulement le service et l’amour du prochain, message universel par excellence puisqu’il instaure une exacte réciprocité entre tous et chacun. Cette primauté éthique du christianisme primitif est si fortement ressentie qu’au IIe siècle, il se revendique comme « école de philosophie du logos » et non comme religion...

C’est bien comme religion pourtant, avec son appareil institutionnel centralisé et hiérarchisé que le christianisme s’est constitué en se propageant, si bien qu’il est arrivé trop souvent que l’Eglise « recouvre » l’Evangile : la mort de Jésus a été interprétée comme un sacrifice expiatoire ; Dieu est redevenu le maître qui écrase l’homme de sa puissance et de sa vindicte... Or, il faut rappeler que c’est la peur de Dieu qui engendre « les manipulations idolâtriques du divin » car « elle conduit par mimétisme à la volonté de puissance et de domination du prochain » . Jésus est mort dans le silence de Dieu : « la croix est l’avènement de la liberté de l’homme, face à Dieu ». Dieu se dépouille de sa puissance pour se révéler comme amour « et c’est l’amour qui sauve de la mort ». Là est le sens de la « résurrection » de Jésus. Et le point de départ de l’histoire de Dieu telle que l’a élaborée -ou enregistrée- la théologie chrétienne.

Car Jésus, mort et ressuscité devient « Fils de Dieu », soit par adoption pour les Juifs qui le reconnaissent comme prophète ou comme Messie, soit littéralement pour les païens convertis mais familiers des filiations mythologiques. La formulation de Saint Jean « Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu... Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » lève ces premières équivoques pour définir le Fils de Dieu comme Logos, comme Parole de Dieu, une parole qui entre en humanité. Mais en même temps qu’il s’incarne, Dieu devient Père et Fils. Et comme Il est aussi le souffle descendu sur les apôtres lors de la Pentecôte, Dieu est Père, Fils et Saint-Esprit. Le Dieu trinitaire du christianisme n’a plus la belle simplicité du Dieu de Moïse si bien que durant les premiers siècles du christianisme, conciles et Pères de l’Eglise auront fort à faire pour défendre l’unité de Dieu contre les résidus d’une pensée polythéiste et établir cohésion, sinon cohérence, dans les rapports entre Père, Fils et Esprit-Saint. Les difficultés ne seront pas moins grandes pour imposer - contre les ariens et autres hérétiques - l’idée de la coexistence intime des deux natures, divine et humaine, dans la personne du Christ . C’est en 325 que le concile de Nicée affirme l’égalité et la « consubstantialité » des trois personnes de la Trinité, en 431 que le concile d’Ephèse énonce la doctrine de l’Incarnation et proclame Marie « Mère de Dieu ». Mais les querelles autour de la superposition de l’engendrement humain de Jésus et de son engendrement divin seront si fortes que cette doctrine de l’Incarnation devra être reprise vingt ans plus tard au concile de Chalcédoine : Jésus y est dit « vrai dieu et vrai homme » dans une union « sans division ni confusion ».

La théologie chrétienne s’est donc élaborée dans une fermentation intellectuelle qui est celle de la naissance d’un monde, un monde qui allait s’institutionnaliser comme monde chrétien et laisser du même coup les représentations du pouvoir pénétrer le message évangélique. Même si les querelles dont elle est sortie nous sont aujourd’hui totalement étrangères, même si la forme qu’elle a donnée aux énoncés de la foi nous rebutent, elle est à ramener, inlassablement, à la dynamique évangélique. La question de la Trinité ne se réduit pas à un amas de discussions byzantines autour de la nature de Dieu : la traverse et l’anime le sentiment puissant que si Dieu est Vie, il doit être en lui-même Relation et non pas présence monolithique à lui-même ; que s’il parle aux hommes, c’est de personne à personne de façon à répandre dans le monde le modèle de la relation trinitaire ; que s’il s’unit aux hommes, c’est dans la liberté de l’amour qui circule entre les personnes de la trinité ; que s’il est présent dans l’Histoire, ce n’est pas pour y agir à la place de l’homme mais pour y poursuivre ce travail d’incarnation de Dieu, révélé par la mort et la résurrection de Jésus Fils de Dieu... La question de la Trinité, nous sommes en droit de la reposer, tout comme nous sommes en droit de suivre dans l’Evangile un Jésus-homme qui semble chercher à tâtons le dieu au nom duquel il parle. La théologie des Pères de l’Eglise n’est pas une somme de vérités définitives : ils ont lu les Ecritures à partir des questions que leur temps les obligeait à poser. Notre temps n’a pas le même regard ni les mêmes exigences et notre lecture des textes fondateurs ne peut être exactement la leur. L’essentiel est qu’à travers le Christ, l’homme prenne conscience de sa vocation : assumer tous les aspects de son existence en s’élevant dans la vie spirituelle. Le « péché originel » (inventé par Saint Augustin au Ve siècle !) n’est pas l’héritage d’une malédiction mais le refus de cette vocation spirituelle qui nous élève au-dessus de l’ordre biologique et nous permet d’espérer « d’être sauvés de la mort » selon la justice de Dieu. Cette vocation peut être réalisée hors du christianisme. Il reste que le christianisme lui a donné sa première formulation universelle et qu’il faut vivre dans la liberté des enfants de Dieu pour éprouver pleinement la gratuité de l’existence. Là est peut-être « l’utilité » de Dieu...

Du fond de l’abîme j’ai crié vers toi, Seigneur

...

Ce n’est pas par nostalgie que ma plume de lectrice de bonne volonté s’est attardée sur le christianisme mais parce qu’il m’a fallu bien souvent, au fil de cette lecture, déconstruire mes souvenirs de première communiante bétonnés de dogmes à l’ancienne pour tenter d’y retrouver quelque chose de la « bonne nouvelle » selon une théologie tout juste allégée par la prise de conscience de 2000 ans d’histoire (et je dois dire que la formulation qu’en fait Joseph Moingt m’a donné d’abord à entendre des échos de la pensée de René Girard plus que des réminiscences de l’Evangile). L’exégèse chrétienne manque de grâce (celle, légère, de la danse de Zarathoustra) alors que, à en croire Marc-Alain Ouaknin, l’interprétation talmudique, non contente de « lire aux éclats », sait aussi rire aux éclats.
Mais toute complicité taquine avec Dieu s’arrête à l’orée du Mal.On voudrait pouvoir dire que toute complicité avec Dieu s’est toujours arrêtée à l’orée du Mal mais comment oublier que les religions qui alignent si bien service de Dieu et service de l’homme, sont allées jusqu’à se réclamer de Dieu pour violenter l’homme dans son corps et dans son âme ? Les historiens ont fait un riche butin -attristé ou ricanant- des crimes chrétiens et si la diaspora juive a longtemps, souvent et abondamment alimenté les bourreaux, ne sont pas effacés pour autant ces récits bibliques qui mettent une allégresse féroce -vive le Dieu des armées !- à assortir la conquête de la terre promise du massacre des populations autochtones. On comprend que Joseph Moingt et Marc-Alain Ouaknin s’accordent à refuser toute sacralisation des textes : il faut prévenir le danger d’une lecture ventriloque vite ajustée aux tiraillements de nos intérêts ou à la fascination d’un modèle. N’opposons pas tropvite foi et savoir historique : l’acte de naissance des grands textes religieux constitue une mise en garde contre une absorption superstitieuse. Théodore Monod rappelle que Saint Paul, consulté par un païen converti sur la conduite à tenir à l’égard d’un esclave revenu chez son maître après s’être enfui, lui conseille seulement de se montrer clément ; pour lui, l’esclavage n’est pas perçu comme s’opposant à cette charité qui lui inspire pourtant de magnifiques accents... Voltaire a raison : si Dieu a créé l’homme à son image, les hommes le lui ont bien rendu - que ce soit par ignorance ou par mauvaise foi.

Mais il ne suffit pas de rendre à l’homme ce qui lui revient dans l’exercice du Mal pour innocenter le Dieu de la Bible et le restituer en toute impunité dans son omniscience et son omnipotence. Sur un vitrail de Chartres, les hérauts du Nouveau Testament sont juchés sur les épaules des prophètes : belle image de la fidélité de Dieu aux hommes et de la progression continue de sa révélation. Aujourd’hui, c’est de l’abîme des charniers de notre siècle que croyants juifs et chrétiens en appellent à Dieu, un dieu las qui semble bien renvoyer l’homme à l’homme. Urgence de l’éthique, certes, mais à s’immerger dans la pratique laborieuse des grandes et petites vertus, le danger demeure de continuer à laisser la victime répéter le bourreau sous prétexte de justice, c’est-à-dire à laisser l’homme s’empêtrer dans l’homme. Eros ou Agapê, l’Amour -dont on nous dit qu’il résume l’exigence éthique -, n’est affaire ni de spontanéité psychique, ni d’application besogneuse ; il y faut la médiation d’un ailleurs, pour revitaliser selon l’esprit le regard de l’homme sur l’homme. Le ou les dieux de la Bible se seraient-ils épuisés à jouer ce rôle de médiateur ? Reste leur silence. L’oecuménisme du silence de Dieu pourrait être la dernière chance de rencontre entre les religions... Pourvu que ce silence ne soit ni mort, ni absence mais dépouillement d’une mémoire encroûtée de scories. Il n’y a pas à privilégier, comme on le fait facilement aujourd’hui, l’appropriation de la mémoire contre la mise à distance opérée par l’histoire. La dignité du souvenir est dans ce jeu du passé entre appartenance nourricière et éloignement libérateur. Les religions sont engorgées de leur mémoire et c’est elle - humaine, trop humaine - qui les sépare : elles ont à apprendre à se souvenir. Le silence de Dieu est d’abord solidaire de toute révélation (Marc-Alain Ouaknin et Joseph Moingt le disent nettement) mais il a été bien souvent parasité par des siècles de rhétorique religieuse. Avec George Steiner, on se prend à rêver d’un monde où la glose serait interdite afin de protéger la « réelle présence » des oeuvres... Le silence comme ultime refuge de Dieu. Oui, l’éthique a besoin de s’adosser à ce silence-là pour arracher l’individu au ressassage névrotique du mal comme au confort illusoire de la loi et disposer son regard à la réciprocité de l’accueil et du don. Là commence la liberté de l’amour, la liberté dans l’amour. « Ecoute Israël »...



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