Mes mauvaises pensées

Nina Bouraoui, éditions Stock, 2005

lundi 12 septembre 2005 par Alice Granger

Ce roman de Nina Bouraoui est écrit sans aucune respiration, comme un tissu sans fin en train de s’auto-produire, et dont l’auteur s’envelopperait. Pas d’aération, pas de coupure, pas de paragraphe, pas de chapitre, la source semble inépuisable, quelqu’un écoute, c’est une femme, elle est docteur, ce n’est pas une analyse, la narratrice de ce roman lui parle, le passé est une source inépuisable, exploitable à l’infini, l’intervalle entre les séances n’apparaît jamais dans ce texte pour le suspendre. On plonge dans le texte, qui nous entraîne sans fin. Par l’écriture, elle peut ne jamais finir d’aller dans son passé, Nina Bouraoui, la source est inépuisable, elle peut s’y enfoncer comme dans une eau amniotique, une eau dans laquelle le risque de noyade ne se pose plus puisque le temps d’avant la naissance est un temps par définition « tout baigne », où la respiration n’a pas encore lieu. Son écriture restitue un milieu, on sent en lisant ce glissement amniotique des souvenirs, cet état enveloppé, qui bien sûr risque à chaque instant d’être dérangé par les mauvaises pensées. Présence de l’Amie autour d’elle, une sorte de symbiose, présence de l’écoute du docteur femme, présence de l’éditeur qui prend soin d’elle, présence de ce succès sans doute qui contribue à la sensation d’une source inépuisable de son écriture ancrée dans le passé, et puis présence de la mère, du père, de la sœur, des grands-parents.

Pas de respiration dans l’écriture de ce texte, qui ne cesse de couler, et en même temps, il est sans cesse question de l’asthme de la mère, de ses crises d’étouffement, de suffocation, et sa fille envahie de l’idée de la sauver. L’eau envahissant les poumons de la mère, on pourrait dire. Crise d’involution de la naissance, on dirait aussi. Retour dans le temps où il n’y a pas de respiration, que de l’eau tout autour.

Et puis, des scènes de noyade, dont l’issue fatale est évitée in extremis. En Algérie, une jeune fille manque de se noyer sous les yeux de la narratrice jeune, comme si celle-ci laissait faire, soupçonnée par une femme, dont elle est secrètement amoureuse, de laisser faire, d’être si étrange de presque vouloir cette noyade. Peu de temps après, c’est la narratrice adolescente qui faillit se noyer à son tour. Puis, beaucoup plus tard, l’Amie, et la narratrice ne voit rien. Il y a donc cette attraction par l’élément liquide, amniotique, cet appel puissant venu d’avant. Les mauvaises pensées peuvent être ça. Danger de noyade. Laisser se noyer. Se noyer soi-même. Etre responsable de l’étouffement de sa mère.

Peur de ne plus pouvoir écrire. Peur du tarissement de la source ? De ne plus pouvoir s’envelopper, se renvelopper, se faire venir rechercher par le passé ? Peur, en n’écrivant plus, d’être elle-même le couteau tranchant ce cordon ombilical scriptural ?

La mère a peur des couteaux. L’auteur aussi. Les couteaux coupent. Le danger de coupure est omniprésent. La non coupure est si précaire. A la fois éternelle et précaire.
Nina Bouraoui écrivain, et ce roman là en particulier, s’adresse à la mère. Dévoration par l’histoire de sa mère. Happée par elle. Envahie. Symbiose.

Les mauvaises pensées, liées aux couteaux, à la noyade, à la peur de ne plus écrire, à l’étouffement de la mère, semblent toutes être liées aux paroles du père de la mère, qui avait dit à sa fille lorsqu’elle se maria avec un homme algérien : « Tu finiras mal ! » Non seulement la vie de la mère, avec son mari algérien, est imprégnée de cette parole, mais aussi la vie des filles de ce couple, notamment Nina Bouraoui. Son écriture vient de là.

Le père de la mère est, comme par hasard, chirurgien. Les couteaux, sans doute, il connaît. Bourgeoisie de Rennes. Froideur dans cette famille maternelle de la mère. Manque d’amour, dit Nina Bouraoui. On pourrait dire : écriture de l’interdit de l’inceste. Que ça. La froideur maximale, la coupure, mais peut-être pour mieux protéger un climat incestueux, l’éloigner pour mieux conserver cette situation dangereuse. Le père et la mère sont très froids, très distants, mais en même temps, le père ne veut pas voir s’éloigner sa fille. Il inscrit bien visiblement la coupure, en bon chirurgien qui sortirait de l’abri fœtal l’enfant, et en même temps, il veut garder dans le giron familial qu’il sait parfaitement, bourgeoisement entretenir, sa fille. La froideur même est un alibi parfait pour désirer garder. Je te garde, ici il n’y a aucun danger.

Puisqu’il n’y a pas d’amour chez elle, la mère va le chercher ailleurs. Auprès de cet homme algérien, qui va l’emmener ailleurs. Dans le climat chaud de l’Algérie. Bien sûr, les débuts sont difficiles, le couple n’a rien, cela tranche d’avec le confort bourgeois, sans doute. « Tu finiras mal. » On pourrait entendre : « Sans moi. » Le climat algérien, la vie algérienne, avec ses deux filles, avec ce mari si doux, presque féminin, souvent absent, c’est à la fois cet amour qui manquait à la maison, pour cette femme, c’est une sorte de retour précaire mais avec un air d’éternité dans un dedans enveloppé, elle est lovée dans l’amour de ce mari, dans l’amour de ses deux filles, la deuxième, Nina, commence très tôt à prendre la même place que son père auprès de sa mère, lorsqu’il est absent, et peu à peu dans cette enfance algérienne elle se met à écrire comme elle voit son père écrire, elle est comme son père. Ce père a perdu tôt un frère, il est un peu en manque de lui-même, jamais il ne peut assurer aussi bien que le père de sa femme, cette précarité de la vie algérienne se scandant avec son absence, ses voyages, entre en résonance avec la parole du père : « Tu finiras mal. » La mère a de fréquentes et graves crises d’asthme, elle a les paroles de son père écrites dans son corps qui étouffe, son corps dont les poumons s’envahissent d’eau, son corps qui cherche à rejoindre son corps fœtal. En Algérie, il y a de l’amour tout autour, mais la mère n’en finit pas de se noyer dans son asthme. Sous le regard de sa fille. Qui n’y peut rien. Au contraire, peut-être. C’est sa mère qui l’entraîne au pays d’avant. Au pays où il n’y a pas besoin de respirer.

Pour cause d’asthme grave, la mère, emmenant avec elle ses deux filles, rentre en France. Le climat d’Algérie l’étouffe. Elle se fait, on dirait, revenir l’eau dans les bronches, elle revient là où elle risque moins de « finir mal ». Alors, la jeune Nina est comme coupée en deux, amputée de son origine algérienne, désenveloppée de ce climat de son enfance, de la proximité de son corps avec celui de son père, éloignée de ses premières expériences amoureuses avec des filles. Rentrée en France, elle est tirée du côté de l’histoire de sa mère, de la froideur de la famille maternelle, aussi du côté de la symbiose avec ce corps maternel revenu s’imbiber du climat natal, revenu chez lui. Mais elle est constituée aussi de l’histoire de son père. L’écriture voudra aller des deux côtés à la fois, du côté de l’histoire paternelle et du côté de l’histoire maternelle. On pourrait dire que ses amours avec des femmes, elles les vit en s’identifiant à son père, à la façon dont elle sent ce que son père a cherché auprès de sa mère. A un certain point de la vie commune des ses parents, il s’est avéré que, pour ce couple, il fallait que la mère rentre dans son pays, tandis que le père restait dans le sien, c’est-à-dire que se met à s’écrire un « chacun dans son pays d’origine », sauf que le père fait sans cesse des voyages au pays de sa femme, et dit à cette femme et à ses deux filles : « Je n’ai que vous ». Il a perdu un frère, il s’est un peu perdu lui-même, et c’est au loin, ailleurs, dans le pays de sa femme, qu’il va se rendre visite à lui-même. Et lentement, les liens se tissent autrement avec la famille maternelle de la mère. Lentement, l’histoire revient là.

On pourrait imaginer que le père algérien n’en finit pas de venir se rejoindre lui-même en venant voir sa femme si élégante, dans son pays à elle retrouvé, son chez elle, son abri, comme la narratrice se retrouve elle-même parfaitement avec l’Amie. Ce qui n’était pas possible avec la Chanteuse, avec laquelle l’écriture elle-même s’était tarie. Avoir des mauvaises pensées, de couteaux, de noyade, de culpabilité, c’est encore entendre la puissance des paroles grand-paternelles. Or, il est peut-être un abri où ces paroles n’ont plus lieu d’être. Si tu restes avec moi, dirait ce père, tu ne finiras pas mal. Avec des aménagements, bien sûr. Comme si la fille pouvait avoir compris le sens de la froideur, de l’apparente absence d’amour. Nous voyons le grand-père appeler sa petite fille « mon oiseau ». Il y a, semble-t-il, un rapprochement avec ce grand-père. Tandis que cette famille du côté de la mère semble peu à peu accepter le gendre algérien. La grand-père a pensé à son gendre, lors du tremblement de terre qui a secoué Alger. Alors, nous pouvons imaginer que le désir du père algérien de la narratrice n’était pas du tout d’emmener sa femme en Algérie, mais plutôt de venir lui se retrouver dans l’ailleurs (où son frère avait disparu) ouvert en France par sa femme, désir d’abord contrarié par son beau-père voyant ce mariage d’un mauvais œil, comme le risque de perdre sa fille. Sa fille lui revient, pour cause de crises d’étouffement, elle revient se plonger dans son pays natal, et dans cette configuration-là, le père algérien peut venir se retrouver ailleurs. Et la narratrice trouve en la personne de l’Amie cette sorte de havre sécurisant dans lequel elle-même peut venir se plonger, d’une manière qui n’est pas celle d’une noyade puisque dans cette logique-là la noyade n’a aucun sens, tout est tellement amniotique.

La narratrice dit à son docteur femme : « Vous êtes noyée de mon histoire ». « je soigne mon enfance ». « Je me retourne sur ce que je crois avoir été, il y a une invention de soi ». « Je suis avec mon père ». « nous formons ce couple parfait ». « L’Amie est ma deuxième tête ». « Pour dire je t’aime à ma mère, je disais Moumf...Je voulais me transformer en garçon. » « J’ai souvent pensé que je venais de l’Amie, que nous avions une circulation de nos deux existences, de l’une vers l’autre. » « Je me dis que je n’ai pas su protéger mon père de ce monde ». « il y a un renversement des liens. J’aimerais serrer ce fils contre moi ». « Avec l’Amie, nous avons tous les visages, nous sommes tout, l’une pour l’autre, nous ne souffrons d’aucune déficience dans notre lien, nous sommes avant et après tout ». « il y a une sorte de lien reconstitué ». « je veux te prendre dans mes bras chère grand-mère, je veux te serrer jusqu’à l’étouffement, je veux sentir ta peau et la douceur de ton vêtement, je veux être pénétrée de ton histoire qui est la mienne, parce qu’à bien y regarder, je te ressemble ». Etouffement, être pénétrée : tout cela est très amniotique...

« Je cours dans le vent, je cours vers mon adoration, ma mère qui m’attend sur le balcon...ressemble à une mère algérienne, c’est-à-dire une mère amoureuse qui sait qu’elle peut perdre un enfant à tout instant. »

Fille réparatrice de l’histoire de chacun des deux parents. Par sa naissance. Par son écriture. Par son succès. Et qui pourrait sentir cette violence en elle, comme laisser se noyer quelqu’un sous ses yeux sans rien faire, comme le désir de s’éloigner de ces deux histoires qui l’envahissent pour aller vers sa propre histoire, et alors elle est sans cesse retenue, l’écriture revient sans fin vers ces personnages du passé, vers avant, vers une source inépuisable.

Les mauvaises pensées pourraient être aussi des pensées de naissance, de coupure du cordon ombilical, de décomposition de tout ce réseau matriciel dont se nourrit cette écriture qui retient. Dans son genre, c’est une écriture qui réussit très bien.

Alice Granger Guitard



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