Houellebecq

Fernando Arrabal, Editions LeCherche Midi, 2005

jeudi 20 octobre 2005 par Alice Granger

Il est délicieux de laisser Fernando Arrabal nous présenter Michel Houellebecq. Si son père était, comme il l’a dit, « un con solitaire et barbare...Il ne supportait pas qu’un jour je le dépasse », il a sûrement d’autant plus béni l’amitié d’Arrabal qui est venue généreusement et sans crainte d’être dépassé par lui reconnaître et célébrer ce génie mutant dont s’occupe justement cette science spéciale, la Pataphysique. Arrabal est membre du collège de Pataphysique, cette « discipline qui sans aucune discipline propose des solutions imaginaires. Science du particulier qui ne se laisse pas bousculer par l’affirmation positiviste selon laquelle il n’y a de science que du général. En pleine sapience et démence !, elle étudie les lois qui régissent les exceptions et éclaire ou explique l’univers supplémentaire. » « En Pataphysique comme en amour , tout est possible pendant le temps immobile de l’éternel changement dans son dépouillement et son dénudement. ». Le collège de Pataphysique est « La galaxie la plus radieuse de l’univers. »

Il faudrait saisir, sans doute, à quel point sensible Michel Houellebecq est orphelin, jeté « au milieu du monde » vraiment dans le dépouillement et le dénudement de l’éternel changement, c’est-à-dire vraiment sur terre comme un être issu du traumatisme de la naissance, du déracinement originaire, ouvrant les yeux sur une géographie chamboulée, et y « vivre sans point d’appui entouré par le vide ». Y espérant l’amour, la bonté, la fraternité, l’altruisme, quelque chose pour relier les hommes entre eux comme une nouvelle sorte de religion, et heureusement certains, comme Fernando Arrabal, l’ont accueilli. Il faudrait sentir cette réalité rude du « milieu du monde », ce déracinement originaire irrémédiable, et là, d’abord le chaos, le dérangement total, c’est comme l’île de Lanzarote, à la géographie désespérante, et puis peu à peu grâce à un intermède sexuel, qu’on pourrait entendre comme une métaphore des soins donnés au corps du juste né, il s’aperçoit qu’il commence à aimer cette île, dont les paysages s’avèrent de plus en plus impressionnants. Comme quoi « On peut parvenir à la connaissance après être tombé dans l’abîme ». Arrabal nous fait remarquer que Lanzarote, c’est Lancelot en espagnol, et que Houellebecq y cherche aussi son Graal, une autre idée de la pureté. Un désespoir qui espère envers et contre tout, même si Michel Houellebecq a tant besoin de pilules pour vivre, et dormir, parce que ces pilules symbolisent les exceptions qu’il n’a pas renoncé à voir arriver dans sa vie si frêle, comme un arc-en-ciel. Peut-être cet espoir qui reste dans le désespoir est-il le message imprimé par la grand-mère exceptionnelle qui l’éleva, et qu’il espère voir revenir avec d’autres visages ?

Fernando Arrabal commence par évoquer le génie. Aptitude à faire quelque chose. De nos jours, c’est une qualité innée qui élève un nombre très réduit de mortels au-dessus de la norme. Nul doute que Houellebecq en fait partie ! « Les détracteurs du génie , bien souvent, reçoivent ce qu’il écrit « comme des coups de poings à l’estomac » ». Et, avec entre autres Houellebecq, « Nous sommes en train de vivre une très douloureuse renaissance littéraire, philosophique, poétique et scientifique. Toute renaissance est une naissance dans le sang, la sueur et les larmes. » Le mot « naissance » ne serait-il pas le mot pivot pour entendre Houellebecq ? Naître comme un déracinement brutal, se retrouver sur une terre à la géographie catastrophique, cataclysmique, volcanique, chaotique, désertique, et espérer éperdument l’amour, la fraternité, un espoir à la dimension du désespoir. Personne ne peut espérer, en direction du futur, s’il n’a pas traversé le désespoir. Laissez tout espoir, vous qui entrez ! Le génie et la douleur. « L’auteur peut passer alternativement de l’ingénieux à l’ingénu et au génie. » « L’ingénuité est le plus haut degré du génie, comme la bonté est le plus haut degré de l’intelligence. » « Le génie de l’écrivain est donc une longue impatience qui cristallise grâce à l’enrichissement de ce qui est ingénieux et surtout de tout ce qui est ingénu tout au fond de lui-même. » Ne faut-il pas apprendre à être ingénieux et intelligent, en commençant à vivre sur terre en partant du chaos et en espérant ? « Ses propres écrits lui enseignent ce que personne n’enseigne et qu’il est fondamental d’apprendre. » Personne ne prend par la main pour apprendre, comme une bonne maman matricielle, mais il faut apprendre de soi-même, dans une condition de solitude, et tandis que les autres existent. « La beauté est l’unique expression du vrai. » On pourrait dire, dans une épiphanie.

Le réel de Houellebecq est la terre chaotique originaire. Son instant de naissance, cet éternel changement, inconfortable au possible, il en est paradoxalement riche, il le saisit par l’impression de précarité qu’il donne de lui-même, non pas l’impression d’un installé qui transporte toute sa vie sa matrice avec lui. Alors, ne pourrait-on pas avancer que sa fantaisie du clonage est une façon de dire qu’il est possible de naître avec la même identité génétique un grand nombre de fois, l’instant de naissance se réitérant dans des contextes différents, des géographies différentes, mais toujours en commençant par une sensation infinie de chamboulement, et la même infinie demande lancée vers les autres, demande de vie, d’amour, de bonté, de générosité, tandis que la rudesse souvent désespérante sur cette terre fait préférer les pilules en désespoir de cause ? Pouvoir naître un nombre infini de fois, et d’autres mêmement que soi dans un événement gémellaire, cette fantaisie des clones, c’est-à-dire en restant riche de cette capacité à sentir la violente prometteuse sensation de naissance, n’est-ce pas aussi avoir foi en un meilleur des mondes, une paradoxale plénitude proche du ravissement car il y a de la bonté, de l’amour, de l’intelligence, de l’altruisme dans ce monde ? Houellebecq écrit : « Notre espèce pourrait être transformée par une autre immortelle, apparentée et reproductible par clonage. » J’ajouterais, pour pouvoir se cloner soi-même, vivre une infinité de vie, il suffit de conserver sa capacité à sentir le chamboulement de naissance, sa capacité à se sentir dérangé par les nouveaux contextes et les personnes nouvelles forcément dérangeantes par leur singularité, chaque fois c’est une naissance, c’est une violence merveilleuse riche de promesses et de découvertes. Si Houellebecq peut sembler si déprimé, si désespéré, c’est parce qu’il constate à quel point il y a peu d’habitants sur cette terre à avoir conservé cette capacité de naître, cette sensation abrupte de naissance, cette aptitude à se laisser être dérangé, déraciné, par l’autre, par les contextes différents. Alors, il faut aller faire du tourisme sexuel, cette euthanasie de l’Occident, comme palliatif à l’extrême douleur de ne plus pouvoir espérer l’amour en nos contrées.

Arrabal écrit de Houellebecq : « La joie de ce qui est plus fragile comble la pénombre vide de la vie. » « Houellebecq rêve d’une humanité « sans égoïsme, rages ou cruautés » ». Il souligne son extrême courtoisie, à quel point, depuis la première fois, la conversation est enrichissante et divertissante avec lui. « Il y a en lui une étrange transparence, comme si par moments son corps devenait soluble dans l’air, comme si sa voix si peu affirmée traversait des espaces interstellaires avant de nous parvenir. »

Très beaux poèmes d’Arrabal : « Je ne suis pas un souffle du / désespoir même si l’angoisse / traverse mon anxiété de voyageur. // La sauvage éternité m’attire / et me donne la main en cette / parenthèse de vie. » (Lettre à moi-même) . « L’infini, dans l’Île, roule ses grappes dans l’émerveillement. » ( Lanzarote) ; On saisit bien pourquoi Arrabal et Houellebecq sont en phase. Et encore, dans « Lanzarote » : « Agrippé au bord du néant, à Lanzarote, / j’attends, infatigable, gorgé de ciel / et protégé par la tendre exactitude. » Splendide ! Et cela pourrait être écrit aussi par Houellebecq ! Venez lire ce poème sublime ! Au milieu du monde, à Lanzarote !

Et un très beau poème de Houellebecq ! Qui semble avoir foi en une autre sorte de femme ( « En ta présence, femme, je suis comme devant un autre monde »), qui ne serait pas de celles décrites par Philippe Muray, ( « ...la femme n’est pas encore sortie du gynécée malgré ce que répètent tant de crétins illustres. Ce qui arrive c’est qu’on nous a tous enfermés dans une sombre, bruyante et longue maternité. » qui empêchent de sortir du ventre et de naître par ce tohu bohu précieux ! « J’ai toujours eu confiance, / Je n’ai jamais renoncé / Bien avant ta présence, / Tu m’étais annoncée. » Mais une femme avec des épisodes maniaques, alors violente comme une éruption volcanique ou comme un cataclysme, que suivent peut-être des épisodes dépressifs, hurlerait-elle l’impossibilité dans nos contrées d’une nouvelle manière d’être femme, à l’heure où, comme le souligne si bien Philippe Muray, la logique dominante est maternelle. Alors, il faut aller chercher des soins palliatifs dans d’autres contrées, faire du tourisme sexuel, les femmes affairées, maternantes, ou consommatrices de sexe devenant si indifférentes à offrir de l’amour aux hommes. Houellebecq écrit alors : « Il n’y a pas d’amour / (Pas vraiment, pas assez ) / Nous vivons sans secours, / Nous mourons délaissés. » « Disparues les promesses / D’un corps adolescent, / Nous entrons en vieillesse / Où rien ne nous attend. » « Et l’amour, où tout est facile , / Où tout est donné dans l’instant / Il existe au milieu du temps / La possibilité d’une île. ». Cet amour qu’est capable d’offrir une femme qui ne serait plus retenue dans le gynécée, qui ne serait plus éternellement occupée à se faire ventre matriciel en train de remballer en elle les enfants, qui ne s’identifierait plus d’une manière follement narcissique et délirante à une mère éternellement en train de remballer retenir étouffer en elle ses enfants et métastasée dans une société technicienne et marchande dont le mot d’ordre est de prendre soin de mille manières des humains comme si c’était des fœtus retenus dans le « tout baigne » fœtal et tout autour ça s’occupe d’eux et surtout ça fait fabuleusement marcher le commerce. Une femme dont le placenta ne se serait pas immortalisé en elle, qui n’aurait plus ce délire d’être propriétaire d’un placenta remballeur et d’être bien payée en retour pour ça, serait retrouvée sur terre, par le né, dans une disponibilité merveilleuse, dans une épiphanie. La Vierge Marie apparut un beau jour à Arrabal.

Arrabal écrit, à propos de Houellebecq : « Seul , l’espoir lui permet de survivre, mais en marchant sur la corde raide. » A propos de ces fonds de commerce d’aujourd’hui, Houellebecq dit : « ...il y a une limite qu’il ne faut pas franchir : attaquer un groupe financier international à travers l’un de ses produits. »

Houellebecq, si attaqué, ne cultive cependant pas d’esprit de vengeance. Arrabal saisit pourquoi au quart de tour : « Il est infantile d’avoir des pensées de vengeance aujourd’hui ! Demain surgira toujours derrière le mur de la réversibilité. » Extraordinaire réflexion ! L’espoir qui naît du désespoir, c’est-à-dire de cette violence du déracinement, qui peut aussi se présenter comme des attaques viles mais réitérant le chamboulement de la naissance, espère toujours que demain présentera un « milieu du monde » où des paysages impressionnants seront découverts dans une géographie cataclysmique, avec des amis surdoués pour savoir reconnaître les nés. La notion de réversibilité est donc extraordinaire. Le temps n’en reste pas éternellement au chamboulement de la mise dehors comme si tout se résumait à un éternel accouchement et aux transes de l’accouchée...

Houellebecq dit : « Notre contemporain, obsédé par le travail, évite l’amour. Par égoïsme il ne peut accepter le mariage mais il ignore l’art d’aimer. Il a créé un système dans lequel il est impossible de vivre. »

Arrabal dit : « ...vous croyez que l’altruisme est la vertu humaine capable de combattre l’effroi des hommes. C’est pourquoi vos personnages abdiquent devant la tendresse...et, quand ils ne la trouvent pas, ils recourent au « tourisme sexuel ». » Société où nous sommes aussi malheureux qu’amoureusement frustrés.

Arrabal : « Aujourd’hui, la falsification veut passer pour de l’authenticité dans le meilleur des mondes virtuels. » Et aucun critique ne s’est arrêté sur ce saut dans le temps dans l’œuvre de Houellebecq, sur le fait que cela se déroule dans le futur. Je serai ce que je serai...Au gré des épiphanies, des contextes nouveaux, des autres, des immaculées...

Houellebecq : « Ce serait plus efficace de bombarder avec des minijupes plutôt qu’avec des missiles. Le maillon faible est la chatte. C’est la ressource stratégique. ». Ne suffirait-il pas, en effet, que les femmes ne se croient plus mères à jamais, mais, s’inclinant devant la perte de l’abri matriciel après l’accouchement, et perdant du coup leur toute puissance, naissent elles-aussi dans un grand chamboulement et aillent au devant des garçons d’une manière autre ? Cela foutrait en l’air tant de choses ! N’y aurait-il pas là les « conditions d’une ontologie possible » ?

Et tant de géniales « arrabalesques » dans ce livre qu’il faut absolument aller lire, pour en savoir plus sur deux génies mutants, Fernando Arrabal, et Michel Houellebecq, et quelques autres.

Alice Granger Guitard



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