Dom Juan de Molière
jeudi 3 novembre 2005 par Bouchta Essette

A la suite de Tartuffe interdit, Molière donne le 15 février 1665 Dom Juan. C’est l’histoire d’un mystificateur chevronné. La pièce se caractérise par son aspect transgressif et perturbateur : aussi bien au niveau de sa forme que de son contenu, Dom Juan, de par sa plasticité, s’inscrit dans la tradition des œuvres novatrices et contestataires des canons esthétiques jusqu’alors observés par la plupart des dramaturges, y compris Corneille qui serait l’un des premiers classiques à ouvrir la brèche de l’anticonformisme en littérature. Ni l’action, ni le temps, ni le lieu ne sont pour ainsi dire respectés, encore moins les fameuses règles de la bienséance et de la vraisemblance qui sont sacrifiées au profit d’une approche audacieuse qui va faire fi de toutes les valeurs chevaleresques ancestrales en usage et dont Molière, avec son Don Juan excentrique, semble sonner définitivement le glas. Pièce subversive ? C’est en cela sans doute qu’elle fascine, qu’elle séduit, qu’elle ravit l’esprit du lecteur/ spectateur avide de nouveautés et hostiles aux remakes et aux resucées, même si la pièce de Molière, de fait, en fait partie. Ce qui fascine en effet dans cette pièce, c’est qu’elle reprend sans reproduire un mythe déjà célèbre dans la littérature espagnole, en lui donnant une touche particulière et originale. C’est tout l’ancien renouvelé et drapé dans une vision moderne à couleur typiquement locale, car Molière à la suite de Tartuffe interdit, n’entend pas abandonner la bataille que la cabale de la Compagnie du Saint Sacrement lui a déclarée. Fascinante ? La pièce l’est à plus d’un titre. Elle est l’histoire d’un fascinateur toujours fasciné, d’un séducteur toujours séduit, d’un ravisseur toujours ravi. Bravant le ciel et l’enfer, il sera considéré comme l’ancêtre prématuré des Romantiques qui vont le réhabiliter jusqu’à la béatitude, voire peut-être des existentialistes. Aussi cherchera-t-on au cours de cette analyse à définir le concept de la fascination. Nous verrons en second lieu les diverses natures et manifestations de la fascination dans la pièce de Molière, et en dernier lieu, nous tâcherons de montrer comment la rhétorique de la fascination contribue à célébrer la pièce de Molière comme un chef-d’œuvre de l’ambiguïté.

En voici tout d’abord la fable : Dom Juan est l’histoire d’un fuyard fascinateur et séducteur. Don Juan, le personnage éponyme qui vient d’être marié transgresse ce sacrement en quittant sa femme Elvire pour courir d’autres aventures en mer en compagnie de son valet Sganarelle. C’est la tempête, ils sont sauvés par un paysan : Pierrot. Don Juan essayera de séduire sa promise ainsi que son amie en leur promettant tour à tour le mariage. Sur la route, il donne à un pauvre ermite une leçon de libertinage, sauve par les armes Don Carlos, frère d’Elvire, attaqué par des brigands, revient chez lui en provoquant le monument du Commandeur qu’il a tué quelques mois auparavant, ridiculise dans son palais, M Dimanche, son créancier, et un père en proie au désespoir. Pressé de toutes parts, il ne lui reste que l’hypocrisie, thème alors à la mode, pour résister à la vengeance des frères d’Elvire, pour convaincre son père de sa conversion et pour essayer de reconquérir Elvire qui a regagné le couvent. Il se rend au festin promis au Commandeur et disparaît dans les ténèbres des enfers. C’est cette conduite excentrique qui fascine en quelque sorte dans la pièce de Molière.

Mais qu’est ce que la fascination ? Du verbe fasciner, elle est le fait d’immobiliser par la simple force du regard, c’est aussi éblouir et charmer. La fascination s’adresse plus aux sens qu’à l’esprit. La fascination est donc l’enchantement, l’attrait irrésistible. C’est aussi la séduction, encore que ce terme se réduit assez souvent (en plus de la conquête, de l’estime et l’admiration de l’autre) et de manière plaisante à l’action qu’exerce un homme sur une femme pour l’amener à se départir de sa fidélité et de sa chasteté. Le concept de la fascination est aussi synonyme du ravissement au sens de charmer les sens de quelqu’un par des qualités, ou ce qui est senti comme telles, susceptible de susciter l’admiration. La fascination, pourrons-nous dire, est un art qui consiste à ravir le cœur ou l’esprit ou les deux à la fois d’une personne qui, sous l’effet du charme exercé sur elle, se laisse conquérir sans trop de résistance. Son effet est très souvent éphémère. A ce titre, la fascinateur, comme le séducteur, est un magicien qui sait que sa magie est à effets limités. Aussi, l’un et l’autre sont-ils des aventuriers condamnés à exercer leur magie sur des êtres réceptifs qui finiront inéluctablement par se défaire de leurs sortilèges ou effets ensorceleurs. Signalons qu’il y a toujours quelque part dans l’art du fascinateur une part de mystère et de dissimulation qui confèrent à ses pouvoirs force et persuasion.

Le thème de la fascination semble être la toile de fond sur laquelle est brodée l’action de Dom Juan. L’éloge que fait Sganarelle à l’usage du tabac tout à fait à l’incipit de la pièce en est une illustration éloquente. C’est un signe avant coureur qui préfigure l’action principale de la pièce, notamment quand nous constaterons que rien a priori ne justifie cette espèce de digression initiale qui joue ce que Roland Barthes appelle « une fonction catalyse », en ce qu’elle n’influe guère sur le cours des péripéties à venir. Sganarelle est le personnage fasciné par excellence, car il le sera constamment, jusqu’à l’aveuglement. Tenant une tabatière dans ses mains, il ne voit que le côté positif du tabac quoi qu’en dise Aristote. Pour lui, le tabac n’a que vertus : « C’est la passion des honnêtes gens, dit-il, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu » p21 Cet incipit révélateur n’est donc fonctionnel que pour autant qu’il annonce le champ de la fascination qui traverse le champ de la pièce d’un bout à l’autre, une fascination que nous pouvons qualifier de qualitative. La fascination quantitative se résume dans la démonstration volubile du personnage dont l’effet s’exerce principalement sur des êtres généralement crédules. C’est une espèce de logomachie qui influe particulièrement sur des êtres dont leur disposition à la réceptivité la rend encore plus opérationnelle. Dans la classe des personnages fascinés se groupent Sganarelle Guzman, Elvire, M. Dimanche et Don Louis. Malgré leur conscience tant soit peu éveillée, ces personnages finissent par être émerveillés par une rhétorique plus pompeuse que significative, cherchant à fasciner plus les sens que l’esprit. C’est le langage mystificateur qui sème le doute et annihile les convictions des âmes crédules. Guzman, fasciné par les démonstrations verbeuses de Don Juan, est étonné de voir ce dernier abandonner Elvire, lui qui n’a jamais tari d’éloges à son égard : « Après tant d’amour et tant d’impatience témoignés, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de serments réitérés... »p22 Remarquons que Guzman évoque l’amour de Don Juan quand il était à l’état embryonnaire, c’est -à-dire, à cette période préliminaire où tout passe facilement, où l’esprit non encore aguerri est plus réceptif que critique, où Don Juan maniait si bien une rhétorique plus de persuasion que de conviction. La magie de la rhétorique donjuanesque fascine de manière péremptoire un Sganarelle qui malgré ses débats et ses velléités de se soustraire aux charmes que son maître exerce sur lui, reste prisonnier de la force de sa gravité dont le secret réside dans le magnétisme de cette même rhétorique de mystification. Le discours fait par Don Juan sur l’amour et l’inconstance est aux yeux de Sganarelle si éloquent, si persuasif qu’il finit par s’en laisser imprégner, un peu comme ce spectateur assistant à un magicien exécutant son numéro, même sachant a priori que tout cela n’est que du jeu, n’en ressent pas moins un effet mystérieux qui le porte malgré tout à prendre au sérieux tout ce qu’on lui présente. Sganarelle, même conscient de la supercherie dont il est victime, n’en fait pas moins montre de confusion et d’hésitation, quand il dit à Don Juan : « Ma foi, j’ai à dire, je ne sais ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison, et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas » p28 C’est la même rhétorique que Don Juan manie à merveille qui va agir sur la paysanne Charlotte, personnage incarnant la simplicité naturelle et la crédulité paysanne. Si elle ne met pas beaucoup de temps à succomber au discours séducteur de Don Juan, c’est parce qu’elle est conditionnée par le discours panégyrique fait préalablement par son fiancé Pierrot sur le compte de ce grand chevalier : « Oui c’est le maître. Il faut que ce soit queuque gros, gros Monsieur, car il a du dor à son habit tout depis le haut jusqu’en bas...jestais tout ébobi de voir ça. » pp41, 42 C’est cet ébahissement qu’il transmet à sa fiancée qui la pousse à s’impatienter, demandant : « Par ma fi, Piarrot, il faut que j’aille voir un peu ça » p43 .Aussi Don Juan n’aura-t-il plus aucune peine à la jauger, comme un maquignon, en la faisant tourner et retourner dans uns scène extrêmement cocasse. Tout comme Sganarelle, Charlotte va exprimer la même fascination par la verve donjuanesque et la même confusion d’esprit : « Aussi vrai, Monsieur, dit-elle, je ne sais comment faire quand vous parlez. Ce que vous dites me fait aise et j’aurais toutes les envies du monde de vous croire » p49, pour ajouter un peu plus loin, de plus en plus charmée : « Monsieur ! Je ne sais si vous dites vrai ou non, mais vous faites que l’on vous croit » p50 La rhétorique de fascination agit de la même façon sur M. Dimanche, créancier de Don Juan. Quelque déterminé qu’il paraisse être au début de la scène à se faire rembourser l’argent que lui doit Don Juan, il se retrouvera devant un rhétoriqueur si habile et si espiègle qu’il se fera rabrouer par un débiteur versé dans les arts de l’atermoiement. Et comme s’il ne devait recouvrer ses esprits que quand son enchanteur l’avait désenchanté, M. Dimanche retrouvera ses facultés langagières quand il sera trop tard. La confidence qu’il fait à Sganarelle est révélatrice de son désarroi : « Il est vrai, il me fait tant de civilités et tant de compliments, que je ne saurais jamais lui demander de l’argent », quand, paradoxalement, il ne sent aucune gêne à formuler une demande similaire à Sganarelle, lui aussi son débiteur. Don Louis, le père de Don Juan ne sera pas en reste. A son tour, l’amour paternel aidant, il finira, malgré une démonstration désespérée de tant de remontrances pour un fils impie et maudit, par tomber dans les rets d’une rhétorique fascinante bien tissée par Don Juan. Emerveillé par la métamorphose de son fil, il déclare : « Je ne me souviens plus déjà des déplaisirs que vous m’avez donnés et tout est effacé par les paroles que vous venez de me faire entendre » p107. Dans « les transports du ravissement » où il se retrouve, il ne lui reste plus qu’à se départir de tous les ressentiments qu’il éprouvait pour un fils ingrat en lui ouvrant toutes béantes les portes de la rémission.

Cela étant, la fascination qui est par nature un phénomène à double entente, se manifeste dans la pièce comme un ressort dramatique ambigu. Si la rhétorique donjuanesque de la fascination agit de manière efficace sur les âmes sensibles, elle n’en présente pas moins par ailleurs des limites criardes. Don Juan a beau être un bon parleur, sa rhétorique n’est pas infaillible. Il a beau user de ses vertus avec une Elvire définitivement acquise à la cause divine, rien n’y fait. Elle devient immunisée contre un discours qui affiche dorénavant toute sa superfluité. Maîtresse de ses sentiments, elle n’aura aucune peine à l’éconduire : « Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours superflu. Laissez-moi vite aller, ne faites aucune instance pour me retenir, et songez seulement à profiter de mon avis » p101. Don Juan essuiera le même échec dans ses tentatives de fascination devant Don Carlos qui, imbu de sa morale chevaleresque, n’a de cesse que ce séducteur répare l’affront qu’il a causé à sa sœur en l’abandonnant de la sorte. Il n’est point impressionné par la soi-disant conversion de Don Juan qui prétend inutilement que le ciel lui interdit ce genre de relation. Don Carlos n’est pas dupe. Sa réaction devant une rhétorique en déperdition est sans équivoque : « Croyez-vous Don Juan nous éblouir (nous fasciner) par ces belles excuses ? » p114. L’inanité de la rhétorique donjuanesque est encore plus manifeste devant un pauvre ermite. Il a beau brandir devant ses yeux éblouis un louis d’or aguichant qu’il était prêt à lui concéder s’il acceptait de blasphémer, il ne réussit qu’à renforcer ses convictions dans sa foi, ne montrant aucune prédisposition à la transgression. Son refus est catégorique : « Non Monsieur, dit-il à Don Jan, j’aime mieux mourir de faim » p73

Don Jan, qui dispose d’une multitude d’atouts lui permettant d ‘exercer ses pouvoirs fascinants sur son entourage, n’est en réalité pas si fascinant qu’il le croit, où s’il parvient parfois à fasciner de manière magistrale, il n’en reste pas moins un personnage facilement fascinable. N’est-ce pas lui qui dit : « La beauté me ravit partout où je la trouve » ? p27. Aussi la fascination n’est-elle jamais à sens unique. Nous ne cherchons à fasciner que ce qui nous fascine. C’est cette ambiguïté qui confère à ce concept tout son intérêt dramatique. Que les sentiments de Don Juan soient véridiques où simulés, il lui arrive aussi d’être victime de la même stratégie qui préside à ses actions. Fasciné par une Elvire à qui le couvent et le ciel donnent un certain empire, il se lance désespérément dans sa reconquête, comme si le ciel et le couvent étaient un concurrent rebelle et résistant qu’il doit à tout prix vaincre, une espèce de modèle au sens girardien du terme, qu’il cherchera, sinon à dépasser, du moins à égaler. S’il se lance à la poursuite de cette jeune fiancée dans la mer, c’est parce qu’il est fasciné par cette singulière intelligence qui l’unit à son fiancé, une espèce de rempart résistant qu’il s’efforce d’enjamber, ne prêtant aucune attention à d’autres considérations... Moins fasciné pour ainsi dire par la femme que par l’invulnérabilité qui la protège, il avoue à Sganarelle : « Enfin, il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne » p27, pour ajouter un peu plus loin : « la tendresse visible de leur mutuelle ardeur me donna de l’émotion ; j’en fus frappé au cœur et mon amour commença par la jalousie » p31 C’est le fascinateur fasciné par ce qui le dépasse, mais aussi par ce mystère qu’il ne peut pénétrer. Faible, il ne le sera pas moins devant ce pauvre ermite qu’il semble pourtant dominer de pied en cap. Même quand il lui donne ce louis d’or en proférant, « va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité » p73, affichant ainsi un mépris ostensible, n’est-il pas en même temps fasciné, même inconsciemment, par cet être qui fait montre d’une profonde harmonie avec ses convictions et une grande maîtrise de soi ? La meilleure illustration du fascinateur fasciné est démontrée dans la situation où se trouve Don Juan avec la statue du commandeur. N’osant refuser l’invitation qu’il lui avait faite pour venir le lendemain souper avec elle, Don Juan relève le défi. C’est un véritable duel entre deux fascinateurs, l’un sûr de son pouvoir surnaturel, l’autre imbue de sa rodomontade qu’il a du mal à dissimuler. Et pour la première fois qu’il répond positivement à la main que lui tend la statue, fasciné ébloui sans doute par son pouvoir mystérieux, il tombe sous les charmes d’une fascination qui lui sera fatale puisqu’elle va l’entraîner dans les méandres de l’enfer.

Comme nous venons de le constater, la fascination est une force qui agit de manière efficace mais éphémère sur des âmes généralement faibles et sensibles. Le fascinateur qui use nécessairement de certains pouvoirs entachés de mystères ne réussit que temporairement à exercer ses effets sur ses victimes. Aussi Don Juan use-t-il de ses dons de fascination pour amener les autres à se plier à sa volonté, ceux-là mêmes qui sont prédisposés à se laisser convaincre par ses charmes fallacieux. C’est pourquoi la fascination reste un concept ambigu : si l’on fascine un être bien particulier, c’est forcément parce que quelque chose en lui nous fascine. Voilà pourquoi il n’y a jamais de fascination à sens unique. En voulant démontrer aux autres qu’il est irrésistible, Don Juan n’agit que pour signifier que sa force a ses limites, que sa rhétorique, aussi puissante soit-elle, finira un jour par se détraquer. Fascinateur, Don Juan ne l’est que tant qu’il révèle moins que ce qu’il cache. Pour peu qu’on pénètre sa mystagogie, on ne peut que s’étonner d’être si misérablement dupe. Désenchanté, on s’écrie « Ah ! Ce n’était que cela ? »



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