Trois jours chez ma mère

François Weyergans, Grasset, 2005.

mercredi 4 janvier 2006 par Alice Granger

François Weyergans a raison lorsque, à la fin de son roman, il dit que l’écriture et la mère ont partie liée. Mais pas n’importe quelle mère : la mère qui l’a donné à la lumière, « celle dont on l’a séparé le jour de sa naissance ». Nous sentons que cette écriture a partie liée avec la séparation. Que l’écriture ne peut commencer qu’avec la séparation. La vraie séparation. La séparation originaire. C’est pour cela que le thème de ce livre est le roman de « trois jours chez ma mère » qui n’arrive pas à démarrer vraiment, pour le narrateur et ses doubles. En réalité, la matière du roman est la séparation elle-même. C’est pour cela que le commencement du roman, enfin, semble se précipiter avec l’hospitalisation de la mère après une chute dans son jardin à la suite de laquelle elle est restée sans secours deux jours et deux nuits dehors, et la possibilité qu’elle ne survive pas à cet accident. Sa mort montre son visage, tous ses enfants, dont le narrateur, sont venus au chevet de cette mère. Le narrateur retrouve ses souvenirs d’enfance dans la maison familiale. Le roman commence avec la perspective de la séparation d’avec la mère, qui s’avère la « réalisation » de la séparation originaire, la « réalisation » peut-être au sens immobilier, la possibilité de réaliser enfin un « profit » en cédant un bien qu’on possédait.

C’est donc un roman sur la condition, cette séparation originaire enfin « réalisée », d’appropriation de la « matière » de l’écriture. Jusque-là, le narrateur, nous sentons que cette matière, elle lui est virtuellement promise, c’est à lui, c’est sûr, mais il ne peut pas encore se l’approprier vraiment. Il reste à la périphérie de sa mère, à travers ses aventures avec une série ouverte de maîtresses qui sont autant de substituts de cette mère, comme des sortes de jouets avec lesquels le fils peut jouer sous les yeux de sa mère confiante voire de son épouse également tolérante. Ce n’est donc pas par hasard si ce livre sur trois jours chez sa mère s’attarde à raconter des aventures amoureuses et sexuelles tandis que la visite à la mère est sans fin remise. Il joue, très librement, avec de jeunes femmes qui ont par ailleurs soit un mari soit un amant, ce qui souligne bien le statut de fils qu’a le narrateur. Il y a aussi l’existence d’un père, ou ses substituts que sont les maris et les amants de ses maîtresses, qui, loin d’être un rival auprès de la mère, lui ouvre littéralement l’espace maternel pour qu’il y goûte de la même manière que lui. C’est un père initiateur qui entraîne dans son sillage le fils, d’où cette impression d’un fils double du père, le narrateur étant parfois pris pour le mari de sa mère lors de leurs sorties. Père qui meurt subitement, tôt. Le fils, par son père, a déjà virtuellement la jouissance de la matière du...roman. Il lui reste donc à la « réaliser ». Et ceci n’est possible qu’avec la mort de la mère. Celle qui s’annonce avec son accident dans le jardin. En attendant cette « réalisation », le narrateur n’a pas les « moyens », il est sans cesse aux prises avec les impôts, les huissiers. Mais comme si les moyens, virtuellement, étaient promis.

C’est exactement ce que François Weyergans écrit : « J’allais enfin les vivre, ces trois jours chez ma mère. Chez elle et sans elle. » La nuit, dans le jardin du prieuré où sa mère se fractura la hanche et resta à terre deux jours seule à entendre la sonnerie du téléphone sans pouvoir répondre à ses enfants, le narrateur vit enfin une sorte d’union mystique avec la nature, avec les bruits que sa mère avait dû entendre, avec les animaux qui la visitèrent, avec le ciel étoilé. Il rejoint l’éternité.

Quant à cette mère, François Weyergans lui fait raconter d’une manière extraordinaire et inattendue ces deux nuits à la belle étoile qu’on aurait pu croire cauchemardesques et terrifiantes pour elle. C’est le contraire. C’est une mère heureuse devant l’infinie perspective de sa sortie vers l’éternité. Elle dit : « Mes deux nuits dans le jardin, je ne sais comment t’expliquer...Dans mon malheur, c’était extraordinaire. J’ai vu deux fois le soleil se lever dans un immense ciel mauve et orangé, j’entendais toutes sortes de bruissements, des tintements de cloches. J’appelais au secours. Seuls les animaux m’ont entendue...Quand j’entendais le téléphone sonner, je savais que c’étaient mes enfants mais j’étais incapable de me mettre debout, ni de ramper. » Une mère que ses enfants ne peuvent retenir. Une mère qui voit littéralement sa séparation s’opérer, et qui est en train de vivre une sorte de naissance poétique, avec ses sens à la fête dans ce traumatisant contexte d’abandon, les couleurs sont magnifiques, les sons bruissent, les animaux sont affectueux. C’est aussi une sorte de naissance pour elle, à la suite de sa chute et de l’état d’abandon dans lequel elle est restée.

Le message pour son écrivain de fils est remarquable : « Je ne t’ai pas donné une fin pour ton livre, mais je t’ai donné une chute. » Extraordinaire. Elle lui a donné ce qu’une mère pouvait lui donner de plus précieux, cette chute matricielle, cette séparation originaire, à partir de laquelle l’écrivain va pouvoir hériter de la matière de l’écriture. Lui donner une chute, c’est lui donner la matière de l’écriture.

Alice Granger Guitard



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