Les naufragés* de Parick Declerck (Terre Humaine Plon)

Avec les clochards de Paris

vendredi 27 janvier 2006 par Yvette Reynaud-Kherlakian

Humanité. Le héros, le saint, le savant, l’artiste, le philosophe : autant de figures exemplaires présentées comme un échantillonnage de la grandeur humaine. Le vocabulaire de la déchéance est beaucoup plus tâtonnant. On peut citer, certes, la brute, le criminel, le dément, voire le clochard mais sans trop savoir dans quel sens et dans quelle mesure on peut les dire inhumains. Ils suscitent pourtant une même inquiétude : l’
humanité ne serait pas une caractéristique naturelle et inaliénable de l’homme mais une valeur fragile et dégradable.

C’est bien cette humanité que Patrick Declerck cherche à cerner dans l’étude qu’il fait des clochards de Paris (Les naufragés * Terre Humaine Plon) et de l’attitude de ceux -institutions et individus- qui prétendent les secourir. Il apporte à cette tâche l’observation minutieuse de l’ethnologue, l’ironie soupçonneuse du psychanalyste et l’exigence rationnelle et morale du philosophe -toutes qualités servies par une écriture incisive. Le regard de l’ethnologue est nécessaire pour voir les clochards tels qu’en eux-mêmes -dans leur dégradation physique et psychique et leur obstination à vivre- sans les réduire d’emblée à la situation de malades mentaux ou de victimes de l’exclusion familiale et/ou sociale (quelle que soit par ailleurs l’importance de cette exclusion dans leur histoire). L’acuité du psychanalyste décrypte les arrière-pensées retorses de la charité comme celles de la misère, débusque dans les relations entre clochards, et surtout entre clochards assistés et ceux qui les assistent le jeu des rapports de force, des transferts, des identifications, des attentes, des refus, jeu absurde le plus souvent et qui renforce la solitude et l’amertume des uns et des autres. Cette traversée sinueuse de la caverne (Patrick Declerck a fréquenté -en clochard improvisé et en psychanalyste soignant- les centres d’hébergement pour SDF), il fallait la faire dans le flux et le reflux des bons et des mauvais sentiments pour décaper le regard et permettre une authentique réflexion.

Le clochard est haïssable : il pue la crasse, la vermine, le mauvais vin, les plaies purulentes. Face à ceux qui lui veulent du bien, il ruse et ânonne leur langage : c’est la malchance, la négligence des parents, la trahison d’une femme qui l’ont amené là où il en est et son seul désir est le travail, un foyer, une existence digne et paisible... Pourtant il apparaît vite que son exigence profonde est de s’enkyster dans un système de protection (alcool, drogue trompent la douleur du temps et du corps) assez efficace pour amortir les agressions du monde extérieur et lui assurer une cohésion minimale. Aussi ne supporte-t-il pas longtemps le souci obsessionnel de ceux qui veulent le réinsérer, ramener son humanité pourrissante dans les normes de l’humanité moyenne. Le clochard élude, s’esquive, se réinstalle dans un « ailleurs social et économique, mais aussi symbolique et psychique » inaccessible à la bonne volonté des médicastres.

Il est donc indispensable de regarder le clochard tel qu’il est avant de prétendre le normaliser. A recomposer son histoire à travers les récits plus ou moins cohérents et suivis qu’il peut en faire, on se rend compte, dans la plupart des cas, qu’il était, bien avant la chute, quelqu’un de fragile, d’instable dans sa relation aux autres et à lui-même. Faire de l’assistance un traitement dont la finalité serait de ramener à la santé physique et morale des individus profondément désocialisés, c’est la condamner à l’échec car « la grande désocialisation est avant tout une pathologie du lien ». C’est cette pathologie qui doit être prise en compte, quelle que soit sa gravité. Le soignant doit accueillir le soigné comme « fin en soi »... Car la loi morale est bien ici, comme le dit Kant, un impératif catégorique : considérer l’homme, même déchu, comme une fin et non comme un moyen. Le soignant n’est pas d’abord et essentiellement au service d’une normalité sociale qui n’est -et ne peut être- qu’un monnayage incertain de l’idée d’homme. Il est, face au soigné, l’agent moral de la loi universelle du respect de l’homme pour l’homme. C’est dire que la relation thérapeutique ne va pas de soi. Elle exige du soignant une ascèse qui lui permette d’aller du dégoût spontané et/ou de la volonté de guérir à une « neutralité bienveillante », laquelle, en alliant proximité et distance, protège les partenaires du double vertige de la destruction et du salut. Le soignant doit savoir qu’il va jouer auprès du soigné le rôle équivoque de l’objet transitionnel chez l’enfant, qu’il est donc instrument de passage et de circulation entre une subjectivité désaccordée et le monde des hommes. Le règlement nécessaire à l’établissement et au maintien de la relation ne vaut que dans la mesure où il permet au soignant de jouer dans les meilleures conditions objectives possibles son rôle d’objet transitionnel porteur d’un ordre qui limite le désordre du soigné.

Le regard thérapeutique devient ainsi «  regard esthétique posé sur l’humain dans ses baroques variétés »...

Formule admirable qui condense une éducation du regard valable pour reconstruire nombre de nos relations au monde, donc de nos relations à nous-mêmes (merveilleuse solidarité du qui es-tu ? et du qui suis-je ? avant la question ultime : que sommes-nous ?). Il s’agit de replacer le perçu dans la totalité qui l’éclaire alors que le premier regard l’enfermait pauvrement dans la sensation immédiate -dégoût ou attirance- elle-même souvent commandée en sous-main par l’ignorance et les préjugés. Délivrée du pathos (Patrick Declerck parle justement d’ataraxie) la sensibilité accède à la sensation informée, celle même que donne la pomme de Cézanne, épurée de toute sensualité immédiate ou édénique pour être rétablie dans son rapport essentiel à l’espace.

Regarder un affreux combat d’hippopotames mâles peut ainsi devenir un exercice spirituel ; veiller sur « ces splendeurs détruites » que sont les naufragés de la vie, l’apprentissage d’une sagesse. L’attention aux « baroques variétés » de la vie peut se faire chemin d’accès à notre propre humanité. Affaire de regard.



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