La question Heidegger
dimanche 5 février 2006 par Calciolari

La question Heidegger

« La question des rapports de Heidegger au national-socialisme n’est pas celle de la relation entre l’engagement personnel d’un homme qui se serait temporairement fourvoyé et d’une œuvre philosophique demeurée presque intacte, mais bien celle de l’introduction délibérée des fondements du nazisme et de l’hitlérisme dans la philosophie et dans son enseignement » (9). C’est ainsi que Emmanuel Faye affronte la question Heidegger dans le livre Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie (Albin Michel, Paris, 2005, p. 578, € 29).

Emmanuel Faye se pose la question des fondements sur lesquels repose l’ensemble de l’œuvre de Martin Heidegger (17). Il veut montrer la réalité de l’entreprise à laquelle se voue Heidegger : « l’introduction, dans la philosophie, de la teneur même du nazisme et de l’hitlérisme » (18). La recherche d’Emmanuel Faye se nourrit de documents inédits ou encore non traduits. En fait, voici le prétexte pour l’écriture du livre : « La publication récente des cours des années 1933-34, modifie radicalement la perception que nous pouvons avoir de l’œuvre de Heidegger » (145).

La recherche d’Emmanuel Faye concerne en particulier le séminaire de l’hiver 1933-1934 parce que Heidegger l’a écarté du plan de la publication de la Gesamtausgabe, et pour cause.

Le livre d’Emmanuel Faye est le travail d’un archiviste qui, pièces en main, indique que « C’est en effet du fond occulte du nazisme que se nourrit Heidegger » (140). Ce travail nous montre jusqu’à quel point Heidegger s’est consacré à introduire les fondements du nazisme dans la philosophie et son enseignement.

Heidegger est engagé dans un retour à l’essence de l’être, mais c’est le statut de l’être que de se trouver engagé. L’essence de l’être de l’étant cache le partage de l’étant en bien et mal, en maître et en esclave, en ami et en ennemi, et la lutte jusqu’à l’anéantissement du pôle opposé. Pour Heidegger, il est question de décider si nous sommes nous-mêmes des esclaves ou des maîtres. Donc Heidegger croit à la relation de domination et de servitude des hommes entre eux comme à quelque chose qui est écrit dans le pur langage de l’être.

Heidegger récuse la renaissance. Il lutte contre la raison mondiale logique et universelle. Il lutte contre l’homme, contre Descartes. Il combat contre ce qu’il appelle l’enjuivement de la société allemande. Mais, aussi bien le particularisme allemand que l’universalisme juif sont le fantasme d’une même pseudo logique.

Emmanuel Faye se demande « si l’on peut encore trouver une once de philosophie dans cet « enseignement » » (168). En lisant les textes les moins cryptés de Heidegger, Faye donne aussi des réponses : « Il n’existe pas une « philosophie » de Heidegger, qui aurait été constituée de manière cohérente et distincte indépendamment de son implication radicale dans le nazisme » (242).

Selon Faye, Heidegger est « celui qui a poussé le plus loin le souci de dissimuler sous des termes en apparence indéterminés comme « être », « essence » ou « existence » (Dasein) le contenu racial du nazisme » (264).
Nous n’avons pas eu besoin de lire la dissimulation et nous avons retrouvé le nazisme comme un aspect de l’ontologie, qui est toujours fondamental et fondamentaliste, c’est-à-dire sans fondations intellectuelles, dès 1995.

Emmanuel Faye cite le cas de Jacques Derrida, qui n’aurait pas disposé des textes soi-disant éditions intégrales parues aujourd’hui, et qui dans Politique de l’amitié reprend les termes de la théorie nazie de Heidegger épurée apparemment du nazisme. Mais le minimalisme meurtrier de Derrida et le maximalisme meurtrier de Heidegger sont fils de la mythologie de Platon et de la formalisation d’Aristote, mieux connue comme philosophie. Cela dit, la sophistique ouvrirait sur une autre démarche, celle qui permet aujourd’hui de faire la distinction entre discours occidental et texte occidental, entre fantasme et originaire. Il y a aussi une autre lecture à faire de l’œuvre de Jacques Derrida.

Par contre, les différences entre Heidegger, Schmitt et Jünger sont des variations algébriques d’un même modèle de pensée.
L’affirmation de soi (Selbstbehauptung) que, selon Faye, Heidegger pose avant la discrimination de Schmitt entre l’ami et l’ennemi, qui est extrait de la République de Platon, où il y a le récit des trois « théories » du politique, implique le combat des êtres les uns contre les autres. C’est l’ontologisation de la guerre sans fin.

Or, l’affirmation de soi correspond à une application du principe d’identité. Donc la croyance dans la guerre éternelle est une conséquence de la croyance dans le principe d’identité. Cela pour souligner que chaque affirmation identitaire est une forme de racisme.

Selon Emmanuel Faye, après 1945 et la défaite du nazisme, Heidegger veut « faire croire, pour se disculper, à un retournement dans son rapport au national-socialisme et charger non pas les guides du nazisme, mais l’ensemble de la tradition philosophique occidentale de la responsabilité de l’industrie d’anéantissement du IIIe Reich » (396).

Emmanuel Faye écrit qu’il y a chez Heidegger « une usurpation manifeste des mots de la langue philosophique, mis au service d’une « vision du monde » qui n’est rien d’autre que la destruction de toute philosophie » (407). Au point que « ce dont nous parle Heidegger sous le nom de « métaphysique » est sans rapport avec la vraie métaphysique ou philosophie première, science des principes et des causes, telle qu’on la voit à l’œuvre chez des philosophes aussi différents qu’Aristote ou Descartes » (407).

Non. L’analyse du nazisme de Heidegger est exacte, mais il n’y a pas de camouflage des mots de la philosophie. Le nazisme de Heidegger est régit par le principe d’identité, là où le nazisme de Schmitt est régit par le principe de non-contradiction ; et tous les deux comportent l’application du principe du tiers exclu, jusqu’aux camps d’extermination. Telle est la logique d’Aristote, déjà appliquée par le géomètre Alexandre. Les soubassements mythologiques se trouvent dans Platon, le maître d’Aristote. Et Carl Schmitt trouve sa discrimination entre ami/ennemi dans la République de Platon.

« Aucune philosophie ne peut se constituer sur la négation de l’existence de l’homme comme tel » (507). Formule valable aussi pour Martin Heidegger, c’est-à-dire que même dans son cas nous ne pouvons pas appliquer la négation. Il ne faut pas tuer Caïn.

Si Heidegger n’est pas philosophe ni penseur pour Emmanuel Faye, alors le texte que nous lisons n’est pas un texte de philosophie, ou bien Faye aurait réussi à écrire un livre de philosophie tout en lisant un texte non philosophique ? En fait, Emmanuel Faye a écrit un texte philosophique, politique et idéologique. L’enjeu réside dans un combat de parts et de partis. Heidegger n’est pas soutenu ou combattu en tant que philosophe mais en tant qu’homme d’une faction politique.

La question pour Emmanuel Faye c’est de faire résolument obstacle à toute tentative de légitimation du nazisme (508). Mais faire obstacle revient à ôter l’obstacle pour produire et reproduire un pseudo obstacle, et ainsi se reproduire dans la circularité de l’être. C’est la même logique utilisée par le nazisme : se faire résolument obstacle contre l’universalisme, qui était l’autre nom du particularisme juif. Or la lutte contre le particularisme nazi de Heidegger est soutenue par la même logique : l’autodafé des œuvres de Martin Heidegger est déjà annoncé dans l’analyse d’Emmanuel Faye, qui ne doute pas des postulats de l’idéologie française : la révolution, la résistance, le sujet, la liberté, l’égalité, la fraternité... et il ne s’interroge pas sur les fondements de l’idéologie meurtrière du coup d’état français et de l’idéologie meurtrière de Napoléon, qui s’est lancé à la conquête de l’Europe et au-delà. Le calcul des morts appartient au nazisme toujours en acte, même dans les textes les moins soupçonnables comme celui d’Emmanuel Faye. Nous ne pouvons pas compter les morts de l’aventure de Napoléon ou de la première guerre mondiale ou du nazisme ou du communisme ou de faim des années soixante en Chine ou de Pol Pot. Quelle est l’idéologie pour laquelle il y aurait des morts qui ne sont pas vraiment des morts ? C’est Emmanuel Faye qui répond justement par le mot « nazisme ». Soutenir que les morts juifs sont plus morts que les autres, c’est déjà nazisme passé dans la langue.

Les poètes n’ont pas peur des anachronismes et nous non plus : l’aventure d’Alexandre, élève géomètre de l’algébriste Aristote, est du nazisme. L’aventure de César, qui a déjà dévoré l’idéologie grecque plus que son texte, est du nazisme. Et l’aventure de Bush ? Et l’aventure de Saddam ? Et l’aventure de Ben Laden ? Nous ne pouvons pas affirmer que A = B = C = n+1... Nous ne pouvons pas affirmer que A = A, ni que A ≠ non A, ni l’exclusion du tiers. Exclure Martin Heidegger équivaut à manquer son texte, même s’il n’y a pas de texte philosophique. Définir comme antiphilosophe Althusser, comme l’a fait Lacan, qui venait d’être traité par lui de vieil Arlequin, laisse encore à lire le texte d’Althusser (qui se disait - non à tort - un philosophe sans œuvre) et de même celui de Lacan.

Emmanuel Faye, dans les 578 pages de son livre sur la criminalité à visage humain de Martin Heidegger, confirme que sa démarche de professeur universitaire et aussi de recteur a toujours été nazie. C’est seulement après la défaite du nazisme en 1945, que Martin Heidegger pour se dédouaner de l’interdiction d’enseigner a camouflé les pointes les plus évidentes de son idéologie nazie. Et ses amis trouvent dans le camouflage de quoi se nourrir.

Or, la philosophie d’Aristote n’est pas nazie, mais elle offre les trois postulats pour l’idéologie du nazisme. La philosophie d’Aristote est déjà un discours de la mort, et Heidegger arrive à l’être pour la mort en tant que philosophe. Ce discours de la mort ne met pas à égalité chaque philosophie et chaque philosophe, mais contient les pseudos éléments pour construire dans une direction mortelle.

Emmanuel Faye écrit : « Il est donc vital de prendre aujourd’hui conscience du danger que représente la diffusion de l’œuvre de Heidegger » (508). Non. L’œuvre de Heidegger n’est pas un danger, comme ne sont pas un danger les œuvres des instances culturelles de l’hébraïsme, du christianisme, de l’islamisme et aussi de l’athéisme. Ce n’est pas un danger de lire Mein Kampf de Hitler, c’est la non-lecture qui pousse à écrire des livres qui lui ressemblent. Madame Bovary n’est pas télécommandée par ses lectures. Emmanuel Faye non plus : il lit Heidegger, Schmitt, Jünger et Hitler sans être ensorcelé par leurs mots. C’est ça qui nous intéresse. Non pas la prise de conscience du danger : non pas le mal devant nous, choisissant évidemment le bien, qui se réduit à faire l’économie du mal, et donc à le reproduire pour avoir toujours quelque chose à faire contre. Le faire procède de l’arbre de la vie, non de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, qui n’existe pas, malgré quelque logicien mathématique d’aujourd’hui qui le prend encore pour l’arbre de la science.

Nous pourrions arriver, toujours en habits d’homme sans catégories, à affirmer que la conscience du danger appartient à la nazification du langage et de la vie, analysée de façon claire aussi par le psychanalyste Jean-Jacques Moscovitz, et à ne pas lancer la même alarme à propos des œuvres d’Emmanuel Faye.

Le livre d’Emmanuel Faye, Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie, est un livre indispensable, remarquable, un travail d’archive et de lecture minutieux. Son hypothèse de travail trouve une confirmation ultérieure : l’œuvre philosophique-même de Heidegger est nazie. Les clans des révisionnistes et de négationnistes, à plus forte raison, ne peuvent éviter cette pierre d’achoppement sur leur pseudo chemin. Notre objection concerne un aspect de la démarche de Emmanuel Faye, qui n’ôte rien à son travail intellectuel.

Il y a un immense travail à faire : avec quelques bribes des instances du monothéisme, de Dante, de Léonard, de Machiavel, de Peirce, de Freud, de Cantor, de Gödel, de Lacan, de Verdiglione... Nous aussi, pour parodier Cantor, avons vu des choses dans la logique qui nous permettent d’affirmer : je vois mais je ne crois pas.

Lisons-nous l’ « affirmation insensée » de Martin Heidegger, rapportée par Max Müller (dans Martin Heidegger. Ein Philosoph un die Politik) (510) : « dans la logique aussi l’on peut introduire la figure du Führer ». Oui, dans la logique qui vient d’Aristote, il y a cette place : c’est le méta-zéro, le un hors circuit qui fait circuler tous les autres uns. Toute une question d’être, que Heidegger définit dans Sein und Zeit comme circulaire. Un autre aspect de cette figure et de ses attentes est le temps logique, donné comme fini : il n’y a pas de transfini, soit en Heidegger soit en Hitler, mais l’infini potentiel, qui est prospecté par la solution finale. Disons alors que le méta-zéro et le méta-infini (connus donc comme zéro et infini potentiel) donnent respectivement le big bang et le big crunch, sans éviter les trous noirs. Il y a aussi toute la parabole du nazisme.

Heidegger, comme le rappelle Faye, distingue « trois cercles : les solitaires (ou ceux qui sont uniques), le petit nombre, et les nombreux (die Einzelnen, die Weinigen, die Vielen). Il parle du un, de quelques-uns et des plusieurs : le dictateur, les élus, les autres. Mais déjà Ali ibn Abi Talib (600-661), quatrième calife, gendre de Mohammad, le Prophète, classifiait l’humanité en trois catégories : les maîtres spirituels, leurs disciples, et la canaille inculte. Sans pour autant avoir défini cette pensée comme « Logique ».

Alors, où sont-ils, les indices de l’autre vie, celle qui s’appuie sur la liberté de la parole ? Par exemple, le zéro pris dans sa fonction est le père dans sa fonction, que Freud appelle de refoulement. Par contre, le nom-du-père de Lacan est encore un méta zéro, et c’est pour cela qu’il y a pour Lacan de nombreux noms-du-père. Nous pouvons dire, presque sans l’espoir d’être compris, que l’instauration du zéro dissipe chaque tentative d’ériger le totalitarisme. Et sans le « presque », nous affirmons que l’être est une propriété du signifiant non pris dans sa fonction, jusqu’à son accomplissement, sans plus de retour à l’origine.

Emmanuel Faye remarque très bien « le principe völkisch qui est par définition un principe racial » (445). Ce principe n’est rien d’autre que le principe généalogique. Le racisme est une forme de généalogie. Alors il nous reste la question inverse, comment chaque généalogie n’est-elle pas une forme de racisme, parce que, alors, si la généalogie est le racisme, l’autre vie - sans plus de racisme - est tout au plus un leurre. Et si la philosophie est une généalogie de l’être (dans le langage clair d’Emmanuel Faye : une généalogie des Grecs contre les barbares), alors depuis deux mille quatre cent ans il aurait fallu s’apercevoir qu’elle est un rêve ou un fantasme, du nazisme d’Alexandre à l’alexandrisme de Hitler.
Ce qui reste encore et toujours à lire sont les distinctions entre Grec/Barbare, maître/esclave, ami/ennemi, filius/frater. Mais aussi, Abel/Caïn.

Certes, « l’être heideggérien est un être völkisch », mais la question est : est-ce que la circularité de l’être (pour ne pas parler de la circularité de l’avoir, ce qui ouvrerait sur l’analyse du texte de Marx) est l’autre nom du völkisch, c’est-à-dire est-ce que la formule être völkisch est pléonastique.

Certes, par Heidegger « l’élémentaire est rapporté à la race » (476). Il reste donc à développer une théorie de l’élément non plus élémentaire. Aucun élément n’est nuisibles. Or, « éliminer tous les éléments qui nous sont nuisible » (479) est une phrase de Jünger rapportée par Faye. Contre l’œuvre de Heidegger, Faye propose de résister, de s’en libérer, de la stopper (346).
Or Heidegger non nuisible est Heidegger lu et duquel il ne reste presque rien. Mais Heidegger éliminé (nous enseigne Freud) revient plus fort que de son vivant...

Emmanuel Faye insiste sur la « dangerosité des écrits » (517). Il conclut son essai en affirmant que « c’est la tâche de la philosophie que de travailler à protéger l’humanité et alerter les esprits, pour éviter que l’hitlérisme et le nazisme continuent d’essaimer à travers les écrits de Heidegger » (518). Alors, en tant qu’humains, appartenant (sans jamais avoir souscrit un contrat social) à l’humanité, nous affirmons ne pas vouloir être protégés et néanmoins assistés. Nous sommes déjà, depuis toujours, en alerte, sans pourtant éviter quoi que ce soit. Depuis longtemps nous savons - sans savoir que nous savons - qu’éviter quelque chose équivaut à produire et à reproduire la chose à éviter. Donc, nous lisons, presque toujours, des livres avec lesquels nous ne sommes pas d’accord, sans besoin d’assister et de protéger l’humanité. C’est ainsi que nous lisons le texte d’Emmanuel Faye.



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