Le onde della nostra vita

Alessandra Tamburini, Editions Spirali, 2005

vendredi 10 février 2006 par Alice Granger

Par ce roman venu d’Italie, j’ai retrouvé avec plaisir la langue italienne.

C’est Francesca, un des personnages de ce roman, qui introduit et maintient cette ouverture dans laquelle ondoient les choses changeantes et renouvelées de la vie. Les choses sont si nombreuses ! Choses dont s’éloigner pour que d’autres puissent arriver. Dans la mémoire, les choses se perdent mais ne s’effacent pas. La fin n’a pas de lieu, parce qu’une matière de la parole, qui ne se consume pas, revient à l’infini pour un relancement qui peut sembler une répétition, et chaque création est une tentative réussie.

Dès le début de ce roman dans lequel la théorie fait irruption à chaque page, Francesca apparaît comme une femme différente. C’est Stefano, un homme seul, avec lequel elle va dans une discothèque qui imprègne chacune des personnes venues là d’un cœur prénatal qui pulse de la musique, qui en est le témoin. La voix de Francesca se module comme de la musique, et Stefano saisit au quart de tour que c’est une question de sexualité. Idylle qui s’inaugure juste par cette voix. Francesca écoute de façon distraite, qui évoque la fameuse attention flottante de Freud. Alors, elle aiguise la curiosité de Stefano, qui la laisse dire. Dans cette discothèque où un cœur prénatal pulse de la musique, où les couleurs et la furie des sons cherchent à envahir et à imbiber de manière violente, où il y a toujours du spectacle, la voix et la qualité de l’écoute de Francesca tranchent, avec elle c’est autre chose que cette métaphore de grossesse ambiante. Alessandra Tamburini nous rappelle alors que l’étymologie indo-européenne lie sexe à sexion, à science, à sacré, à saga, et la sexualité à la parole. Dans cette discothèque où Stefano a du mal à entendre Francesca car il se retire dans le martèlement avide des sons envahissants et imbibants, elle ouvre un autre temps juste avec une voix différente et une écoute distraite qui, en le rendant curieux, le tire ailleurs, en coupant d’avec ce lieu hypnotique. Suivent quelques pages théoriques sur le principe d’induction, la certitude de la couleur noire des corbeaux et sa généralisation possible. La logique alors suggère une autre hypothèse : d’autres oiseaux pourraient aussi avoir une couleur noire et des corbeaux avoir des plumes plus claires. Le peintre ne peint-il pas le corbeau sur une branche avec le soleil donnant une couleur irisée à ses plumes. Le corbeau noir peint par le peintre a des couleurs irisées, pour lui tous les corbeaux ne sont pas noirs. Et Francesca ne voit pas Stefano comme un corbeau noir...Des rayons de soleil irisent ses plumes... Des pages sur le savoir nous disent, par la bouche de Francesca, sans doute dans la foulée de ce corbeau qui n’est pas noir, que ceux qui disent savoir savent que, avant ou après, ils vont mourir, mais qu’il y a un savoir qui, au contraire, ne réside pas dans le savoir universel du mal inévitable. La mort ne constitue pas un savoir. Alors Stefano, qui a une formation de mathématicien, dit que si on savait tout, la recherche cesserait. Francesca ajoute : les Grecs appelaient la solution d’un drame « catastrophe ». Le savoir se donne dans un effet de catastrophe.

Dans la discothèque, une fille se met à danser, sans honte, comme Vénus sortant de la mer grecque et venant parmi les humains, et la salle s’enflamme pour elle. Francesca rappelle qu’en Grèce, la danse se déplaçait sur scène autour d’un point vide, point vide qu’elle ne réussit pas à occuper. La fille qui danse ne voit pas le public auquel elle se confronte, autour d’elle il y a l’infini. Francesca précise qu’il ne s’agit pas seulement de ne pas posséder, mais aussi de ne pas être possédée. La pédophilie, écrit Alessandra Tamburini, surgit d’un fantasme de possession, et, mortifère, elle apporte les pleurs. Au contraire, la sexualité n’est pas une capture, elle s’ouvre comme la danse, et elle mène au rire. Francesca, dans cette discothèque, est aussi cette fille qui danse, il y a du rythme dans sa parole qui se module comme une musique. Cette femme a compris que la sexualité n’était pas de l’érotisme, elle ne se fait jamais animal fantastique d’un homme. Comme un son se divise toujours d’un autre son, comme une image se détache toujours d’une autre image, et comme le pied s’éloigne du pied pour qu’il y ait un pas, Francesca s’écarte, elle est différente, elle danse en parlant, et cet instant qu’elle ouvre est si précieux qu’il faudrait l’encadrer. Instant pour écouter, comprendre, décider, peu importe ce qui se décide, ce qui importe est comment cela se décide. Stefano écoute, et déjà il sent une menace, et la sensation d’un impossible. Dans cette discothèque, il a fait l’erreur de s’immiscer dans les affaires d’autrui, il a ramassé quelque chose qui était tombé, a envie de dire qu’il n’a pas volé, il se demande comment se défendre d’un acte qu’il n’a pas commis. Mathématicien averti, il sait pourtant qu’entre la culpabilité et l’innocence les confins ne sont traitables qu’en termes de fractals, tandis que, dans cette discothèque, les agents ont besoin de conclure leur journée avec une proie, l’arrestation d’un monstre. Francesca se met alors entre les agents et lui, s’écrie que tout le monde a vu un type maigre abandonner la chose par terre. La tempête est passée, Francesca glisse son bras sous celui de Stefano, ils s’en vont.

Carola, l’amie d’enfance que Francesca retrouve dans un hôpital, apparaît comme une sorte de double. Carola vient soigner un cancer dans cet hôpital, Francesca évoque son hypertension artérielle et dit qu’elle aime vivre dans la tension, , qui est une tension pulsionnelle, elle est toujours tendue vers. La maladie a explosé dans la vie bien positive de Carola. Carola et son mari Lorenzo avaient tout pour être heureux, chacun voulait le bien de l’autre, leur vie était devenue immobile dans le meilleur des mondes, et, soudain, cette maladie ! Carola décide de partir, sans rien dire, pour aller se soigner, et ne revenir à la maison que guérie, sans jamais accepter que d’autres qu’elle parlent aux médecins. Dès le début, elle refuse de céder à la maladie. On dirait que toute sa vie jusque-là vient se précipiter dans la maladie, et qu’il s’agit pour elle de s’en séparer, de s’en couper, de laisser la tumeur, de l’abandonner. De sa vie bien positive, elle en a fait une maladie, à abandonner, et ensuite revenir différente. Vie triomphaliste, frénétique, dans laquelle chaque membre du couple est la garantie pour l’autre que tout va bien, et la maladie qui explose en effaçant de leur vie les couleurs du temps dit une vérité très différente. Pourtant, contre tout espoir, Carola, partie seule se soigner, s’aperçoit qu’il y a aussi des couleurs dans ce qui reste, sur les traces de Pascal elle ne comprend pas les raisons de la médecine et ce diagnostic que tant de malades vivent comme une oraison funèbre, mais elle suit seulement les raisons de la santé. Elle s’applique à guérir. Elle combat. Dans une lettre à Lorenzo, qu’elle ne lui envoie pas, elle écrit qu’elle lui laisse tout, et qu’il fasse les choses qui lui plaisent. Comme si elle lui donnait ce qu’elle n’a pas dans ce tout qu’elle lui laisse. Francesca donne ces conseils aux amants : donne ce que tu n’as pas, et demande ce qu’il n’a pas ! Ouverture sur un autre temps. Et cette douleur, soulignée par Francesca évoquant Job, qu’il faut traverser et en sortir. L’histoire de Job, dit Francesca, est une histoire de guérison. Francesca demande à Carola quelle est sa prière. Elle répond : la recherche d’un point qui n’a aucune relation avec un point rejoignable. Comme en Job, prévaut en Carola la fierté, et c’est pour cela qu’elle guérit. Sa guérison est la grâce, c’est le temps qui est guérisseur. Certes elle est en train de guérir, mais elle n’a aucune gratitude envers qui que ce soit, car la guérison est son affaire.

Francesca, pressée par Carola, raconte. Elle a été mariée quelques années. Mais n’a pas trouvé la recette de la vie en commun. L’ennui était que chacun voulait le bien de l’autre, dans une sorte de rapacité tue. Mais le bien, personne n’a jamais appris à l’échanger ! Lorsque Antonio lui disait, « tu es mienne », c’était à la fois une attestation d’affection et la menace d’un esclavage, et Francesca a senti la pauvreté de cette manie de la possession. Antonio partit chercher quelque chose de plus appropriable...Francesca attendit, attendit, puis lui vint la nouvelle de sa mort. Elle conclut que c’est peut-être elle qui l’a poussé à s’en aller loin. Carola commente : toute chose pour toi est extrême ! Ensuite, parce que pour elle il importe de commencer, Francesca commence plusieurs histoires. Qui se rompent très vite. Elle dit : chaque fois que je raconte, je me trouve dans une situation étrange, comme si les choses devaient encore se développer, comme si on ignorait leur cours. On dirait qu’à chaque fois, elle résiste au fait que l’histoire serait déjà balisée. Elle ne se laisse pas prendre. Alors même qu’elle a suscité quelque chose. Carola note qu’elle fait l’inverse des organisateurs de manifestations, qui savent d’avance combien il y aura de personnes. Avec elle, c’est autre chose que la chose escomptée. Et toujours la providence. Lorsqu’un vieux notaire la courtise, Francesca le laisse rêver d’elle chaque nuit, elle se tait mais ne consent pas. Comme le fait remarquer Carola, qui est très curieuse des récits de son amie, les histoires qu’elles racontent sont très étranges parce que chacune d’elles s’interrompt, et ainsi ce sont vraiment des histoires. Au fil de ces histoires, voici une femme qui ne se laisse pas arrêter. Toujours des tentatives, réussies, parce qu’elles permettent à ciel ouvert qu’une femme se présente autrement. La curiosité de Carola permet à Francesca de faire le récit de ses histoires, et donc de dessiner une image d’elle autre, de s’avancer en dansant. Ce roman ne serait-il pas le récit de l’entrée en scène de cette femme différente ? L’aspect théorique qui est si important dans cette écriture n’instaure-t-il pas une distance, donnant l’impression que cette femme, Francesca, naît des paroles, des pensées, du langage, comme Aphrodite naît des vagues de la mer ? Faisant parler Carola, Stefano, Saint Augustin, des mathématiciens, n’est-ce pas toujours Francesca qui parle ? Des paroles mettent toujours de la distance entre elle et ses interlocuteurs.

Dans des situations qui finissent toujours en triangle, il semble pourtant que Francesca n’a jamais aimé, qu’elle regarde trop en arrière. Et les hommes, elle, elle les laisse aller. Mais Stefano, elle n’a pas envie de le laisser sortir de sa vie.

Le couple formé par Carola et Lorenzo ouvre sur une autre perspective, puisque c’est la femme qui s’en est allée, pour guérir, et que c’est l’homme qui attend qu’elle revienne. Le départ de Carola, et sa maladie elle-même, a ouvert un intervalle. Dans cet intervalle, il est seul, une lettre de Carola arrive, il en diffère la lecture même si la tentation est grande. Dans cet intervalle ouvert, peut-être s’aperçoit-il que des portes s’ouvrent, que des choses se meuvent, des paysages, des événements. L’absence de Carola lui offre cela. Il diffère la lecture de la lettre qui lui annonce le retour pour saisir cela. Il s’interroge sur l’existence de Dieu. Le récit biblique de la création laisse entendre que chaque chose naît de la parole, et n’est pas préexistante à la parole.

Enfin, Lorenzo lit la lettre de Carola. Lenteur de la scène de déshabillage qu’elle raconte. La peau reste impalpable. Lorenzo pense au Cantique des Cantiques. L’attente est inquiétante. La rencontre ne peut se faire qu’au sommet de l’attente. On pourrait dire que Carola en a fait une maladie, de leur vie trop bien planifiée, pour introduire l’attente. Alors Lorenzo peut s’écrier : ce n’est pas vrai que personne ne revient jamais.

La réflexion de Lorenzo se porte alors sur les nombres et sur l’infini. Il a une formation de mathématicien. Qu’est-ce que l’infini ? Dans sa jeunesse, il a essayé de compter l’innombrable. Comment dissuader la jeunesse de faire une chose aussi vaine ? Impossibilité de trouver le nombre dernier. C’est cette impossibilité qui nous fait trouver l’infini. Qui est autre chose que l’infini potentiel. Jouer avec les nombres est un plaisir pour Lorenzo. Les nombres avec lesquels il joue ne sont pas écrits. Un écrivain joue avec des mots, des syllabes, comme lui joue avec les nombres.

Tant que les femmes ont été pour Lorenzo son infini potentiel, chaque femme lui a donné l’envie de passer à une autre. Ce qui était fini se confondait avec l’infini potentiel. Il poursuivait il ne savait quelle richesse, quelle disponibilité, quelle durée. Aujourd’hui, tandis que Carola en a fait cette maladie dont guérir, Lorenzo a-t-il cessé de compter les femmes ? Il vit la fulguration de l’instant. Comme un cinéaste, il développe les images ineffaçables qui rendent éternel l’actuel. Enfin, l’infini est de ce monde. Où l’actualité a le dessus sur la potentialité. Vivre, se dit-il, se vit comme l’infini actuel. Il n’y a pas de dernier nombre, de dernier jour.

Que la vie change, écrit Alessandra Tamburini, est une des sensations les plus fortes qui s’éprouve. Stefano note que depuis qu’il parle avec Francesca, il y a un redressement, tout autour cela se met à changer, de pensée en pensée, et aucune pensée ne reste celle d’avant. Les choses se transforment. Une émeraude qui semble verte aujourd’hui deviendra bleue demain. Rien ne reste identique à soi.

En parlant avec Francesca, des choses surgissent devant Stefano qui n’existaient pas avant. Elle lui téléphone, de manière providentielle. A l’évidence, elle cherche quelque chose, mais ne le cherche pas, alors il peut lui donner ce qu’il n’a pas. Francesca lui dit que depuis qu’elle l’a rencontré, c’est comme si elle avait en mains une carte de crédit illimitée. En l’homme, elle cherche un hôte. Stefano sent à l’improviste qu’il peut lui aussi lui donner l’hospitalité dans sa vie.

Il faut démolir la construction abusive sur la personne, écrit Alessandra Tamburini. Personne : « per sonum » dans le théâtre romain, le masque comme porte-voix est une construction millénaire. Les Grecs appelaient le masque « prosôpopon ». Et aujourd’hui, écrit-elle, la personne va toujours bras dessus bras dessous avec la prosopopée.

Lorenzo ne veut plus capturer Carola comme une luciole qui s’éteindrait dans ses mains. Tandis qu’il attend qu’elle revienne à la maison, il relit Saint Augustin. Dans sa façon de le traduire il y a une lecture nouvelle. Les choses qui peu à peu sont en train de se dire ne peuvent se fixer comme des choses dites. Lorsque les choses se disent, elles se déplacent, elles se plient, elles arrivent au malentendu. Saint Augustin écrit que ce qu’on cherche, on ne le trouve jamais, et que Dieu est présent dans le fait de se faire chercher bien plus que dans le fait d’être trouvé.

Le très intéressant et intelligent roman d’Alessandra Tamburini se conclut avec des pages sur l’enfance et la langue, et sur l’apparition d’un ancêtre extraordinaire, Nicola Gaetani Tamburini, qui semble un très fort paradigme pour l’auteur qui s’en va dans son sillage vers une liberté de parole et d’esprit. Homme libre, directeur de journaux, journaliste, écrivain, il a toute sa vie milité pour la liberté d’expression, l’audace de la parole, et pour la liberté de son pays. Alessandra Tamburini a depuis toujours, on le sent en la lisant, suivi cette direction ouverte. Une certaine fidélité. Elle écrit que parler est difficile, et que le travail de la parole commencé avec l’enfance se poursuit toute la vie. Une question d’une petite fille à propos du mot « table » lui fait écrire sur la linguistique, Ferdinand de Saussure, et elle dit qu’un mot accueille chaque fois quelque chose d’autre, exactement comme la chaise de l’ange, lorsqu’une famille tient près de la table une chaise vide au cas où un hôte arriverait au cours du repas. L’intervalle qu’il y a dans la parole cherche à être rempli.

Elle est très belle, cette image de la chaise vide qu’Alessandra Tamburini laisse dans sa parole pour que l’hôte arrivant à l’improviste puisse s’y asseoir. Nous conclurons par elle. Et souhaitons à Francesca d’être l’hôte inattendue dans la vie de Stefano.

Alice Granger Guitard



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