Art et prose
vendredi 24 février 2006 par Yvette Reynaud-Kherlakian

Me séduit l’importance que Pessoa - dans Le livre de l’Intranqillité- accorde à la prose : elle serait bien près d’être l’art total, elle qui utilise le langage, seul capable à la fois de tenir à distance la sensation immédiate et de reconstruire toutes les sensations. La prose peut être poésie, musique, peinture etc.

Mais il est probable que, quelles que soient les correspondances qui peuvent faire vibrer un art à travers un autre, il y a une irréductibilité de chaque art, laquelle tient à la variété -en tonalité et en intensité- du clavier sensible des individus. Il y a l’oreille de Beethoven, l’œil brouillé de Monet... Peut-on entendre le violon d’Ingres dans La grande odalisque ?

Pourtant la transposition d’une œuvre (de la pièce de théâtre en opéra, du poème en chant, du roman en film) dans un autre registre d’expression, n’est possible et valable que par la sensibilité aux correspondances : c’est elle qui est essentielle, la traduction terme à terme étant jeu de massacre pour écolier. Dans une adaptation cinématographique de L’étranger de Camus, la copie en images du texte - lequel exprime par une répétition lancinante de gestes (battements d’éventail, fronts que l’on éponge) la densité et l’oppression de la chaleur- est parfaitement ridicule. Par contre, les frères Taviani ont su donner à l’écran une « traduction » de deux nouvelles de Pirandello, Le mal de lune et La mère qui intensifie dans certaines scènes une vibration humaine beaucoup moins sensible dans le texte-souche : la confession du « malade » assis sur une chaise au milieu d’une place vide mais cernée par le cordon d’attente des souffles suspendus dans l’embrasure des portes ; les apparitions furtives et répétées du fils honni né d’un viol et qui, chassé avec une colère toujours fraîche, revient chaque jour déposer une offrande à proximité de la mère...

C’est peut-être le cinéma de Manoel de Oliveira qui illustre le mieux la bonne transposition d’une œuvre littéraire à l’écran. Son film Le val Abraham est d’un lecteur attentif de Flaubert qui a recréé Emma Bovary selon une subtile correspondance entre deux registres de représentation et de sensibilité. On peut aller avec aisance du texte à l’écran ou vice versa : ils se répondent dans la juste distance d’un dialogue authentique entre deux sensibilités créatrices. Le film Madame Bovary de Claude Chabrol, malgré son exactitude intelligente et le jeu magistral d’Isabelle Huppert, n’a pas la résonance qui unit le roman de Flaubert au film de Manoel de Oliveira.

Qu’il n’y ait pas d’art total, tant mieux : il aurait vite fait de devenir totalitaire. Que la prose ne remplace pas les choses dont elle parle, mieux encore. Le simple jeu des correspondances suffit -n’est-ce pas Baudelaire ?- pour ouvrir un champ sensoriel aux vibrations d’un autre. Le langage, fort de la légèreté du signe peut alors butiner sans souci des barrières de la propriété privée, faire ainsi son miel de la richesse et de la variété du sensible et en multiplier les échos.

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