Une vie pour la vie

Marie-Chantal Benoît, Editions Lanore, 2006

lundi 27 mars 2006 par Alice Granger

J’ai eu un coup de cœur pour ce livre d’une femme qui n’aurait jamais pensé écrire un jour. Son mari est assassiné, et l’écriture s’impose très vite comme une question de vie ou de mort pour elle, comme une raison de continuer à vivre, et plus encore comme le seul moyen de ne pas rompre le fil qui les unit. Ils l’écrivent à deux mains, ce livre qui va rechercher dans le passé leur histoire, qui apparaît par contraste avec la tragédie un beau conte de fée.

Nous l’imaginons perdue dans les décombres d’une vie réussie et très normale, une vie justement sans histoire mais sur laquelle pourtant planait l’épée de Damoclès du risque de l’attaque à mains armées. Dans ces ruines, à plusieurs reprises la mort semble très fortement l’appeler elle-aussi. Sa voiture dérape et prend feu peu de temps après la tragédie sur la route qu’ils avaient l’habitude de prendre, une lumière très blanche dans la nuit la retient in extremis de sauter par son balcon, souvent la tentation est si forte de rejoindre son mari. Mais la vie est la plus forte. L’écriture est la seule chose qu’elle ait trouvée pour aller en quelque sorte récupérer les joyaux de leur vie pour les mettre, un à un, à l’abri dans le coffre-fort de l’écrit. Elle n’a de cesse, se levant la nuit pour écrire, de faire le va-et-vient entre le passé et sa page blanche, jusqu’à ce que les moindres détails de leur histoire magnifiée encore par la fin prématurée soient en sa possession, dans le livre.

Marie-Chantal Benoît me semble s’être mise à écrire parce que, un jour de désespoir indescriptible, la page blanche lui est apparue comme un écrin pour des souvenirs semblables à des bijoux éparpillés par le tremblement de terre.

Je trouve fabuleux qu’elle ait réussi à écrire de cette manière si vivante, si drôle, si imagée. Nous retrouvons bien dans ses pages la rayonnante et très belle femme-enfant qu’elle fut auprès de son mari plus âgé qu’elle. Elle le rencontra à dix-sept ans, il en avait trente, il était beau comme un Prince charmant, et, comme elle le souligne, si leur histoire s’écrit comme un vrai conte de fée c’est que leur relation s’inspire du mythe de Pygmalion et de Galatée. Elle est son diamant, il la sculpte littéralement, mais en même temps, elle n’est pas inerte comme de la pierre, elle palpite, elle est vivante, et c’est justement cela qui se vérifie avec l’écriture. Galatée a perdu son Pygmalion, mais la vie reste en elle, l’amour lui a aussi donné ce qu’il n’avait pas, cette possibilité incroyablement belle de continuer à vivre, seule, par-delà la perte, la séparation, la douleur indicible. Galatée est si vivante. Elle se trouve tellement de ressources insoupçonnées, d’une part en réussissant à poursuivre l’œuvre de son mari, en tenant la bijouterie alors que le drame s’est passé là, devant se débrouiller seule alors qu’ils travaillaient main dans la main, et d’autre part par l’écriture.

L’assassinat horrible, lors de l’attaque à mains armées de la bijouterie, a brutalement enlevé à cette femme un être aimé très protecteur, qui lui avait ouvert l’intérieur déjà tout fait d’une vie qu’il ne restait plus qu’à développer, à enrichir. C’était déjà du tout construit, cet homme installé était sécurisant, il y avait une parfaite continuité entre sa vie d’enfant et sa vie d’adulte. Il était un mari, un amant, un ami, un père, un artiste créateur de bijoux et cinéaste, mais il était aussi pour elle la continuation d’une figure paternelle. En la lisant, nous avons l’impression que, ayant vécu dans une telle certitude de l’avoir toujours à côté, à disposition, comme un merveilleux Pygmalion, elle n’avait jamais eu à « intérioriser » en elle les « valeurs » qu’il lui offrait. C’est ensuite par l’écriture qu’elle a pu le faire, lorsque la disparition de cet être toujours à côté lui fit prendre conscience qu’elle n’avait pas eu besoin jusque-là de garder en elle dans une sorte d’écrin leurs « bijoux ». Lui disparu, tout sembla perdu, et puis non, avec son stylo et sa main guidée depuis l’au-delà elle a tout retrouvé ! Ce livre, c’est donc aussi l’histoire d’une intériorisation. Elle peut partir pour une autre tranche de vie en ayant à l’intérieur d’elle-même son indispensable bagage, et chaque nouvelle chose qui lui arrivera trouvera à s’articuler et à se confronter avec des choses à l’intérieur d’elle, un peu comme si son mari restait pour toujours en elle comme le paradigme pour agréer du nouveau. Comme si elle abritait désormais en elle la seule référence, à laquelle se mesurera chaque événement de la vie se poursuivant. En ce sens, son mari est encore là, avec elle, pour toujours. Pas du tout pour refuser la vie, ses joies, ses surprises, ses difficultés, ses douleurs, mais au contraire pour savoir les mesurer à l’aune d’une référence intériorisée. D’une certaine manière, son mari reste en elle comme son ange gardien, et elle se met à voir les choses un peu avec ses yeux à lui, avec le style imprimé en elle de leur vie. Elle reste seule, mais armée de valeurs qui se sont ciselées avec lui. On dirait qu’elle a eu besoin, par l’écriture, d’inscrire une fidélité à toute épreuve comme seul moyen de s’autoriser à vivre au sens fort du terme, puisque rien de cette vie à venir n’échappera à l’agrément intime.

Ce qui m’a donc passionné dans ce livre d’une femme qui n’avait jamais écrit, c’est le motif, urgent, de cette écriture. Soudain, elle ne put pratiquement plus rien faire d’autre qu’écrire. Une belle écriture, qui évoque un film dans lequel nous découvrons comme dans un conte de fée une famille idéale sur laquelle de très loin nous voyons arriver le gros nuage noir. Dans un style incroyablement vivant, Marie-Chantal Benoît sait nous donner l’impression que le destin leur a accordé d’emblée énormément parce que un jour sinistre le cataclysme emportera tout. Comme si elle avait eu plus parce qu’elle allait perdre, et que ce plus lui donnerait l’énergie pour aller rechercher, en écrivant...C’est sûr que la métaphore du bijou est très forte dans cet écrit. Qu’est-ce qu’un bijou, en fin de compte ? Marie-Chantal Benoît ne pourrait-elle pas nous dire que c’est ce qu’elle a réussi, d’une manière qui force notre admiration et notre curiosité, à aller mettre à l’abri dans l’écrin de l’écriture ?

Alors, il faut lire ce livre d’une femme qui ne pensa jamais qu’elle écrirait un jour ! Il y a des épreuves de la vie qui font devenir écrivain !

Alice Granger Guitard



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