Tous les enfants sauf un

Philippe Forest, Editions Gallimard, 2007

mardi 20 mars 2007 par Alice Granger

Au troisième livre sur la mort de Pauline, sa fille qui avait trois ans, nous sentons que ce père n’a pas le désir de vaincre, de déloger la douleur qui l’a envahi tout entier, au contraire il revient sur les lieux, la mélancolie des hôpitaux, l’agonie, l’inexplicable, l’absurde. Il le répète, il ne s’agit pas de faire le deuil. Il écrit pour autre chose. Pour dire cet envahissement. Hélène, la mère de Pauline, et l’auteur, son père, immobiles vivent à l’infini cette sorte de colonisation. Pauline est encore là, dans l’empreinte de la douleur. Il n’y a plus de pensée qui ne soit pour elle. Aucun endroit de la terre n’est exempt d’elle. Aucune parole dont elle serait absente. On a envie de dire, tous les enfants se sépareront de leurs parents, sauf une, cette petite fille morte de cancer à trois ans. Elle, par la douleur, la douleur envahissante, reste à l’intérieur d’eux. D’une certaine manière, la douleur qui les sépare des autres, qui les terre dans une maison isolée, est autosuffisante, tout est pour elle, on dirait que la chair de Pauline reste ainsi éternelle. On dirait une poignante proximité entre l’envahissant bonheur d’apprendre qu’un nouvel être viendra habiter leur vie, et l’envahissante douleur d’un départ intolérable.

Pauline était tout pour sa mère, Hélène, qui l’avait eue très jeune. Pauline avait grandi beaucoup plus vite que les autres enfants. Avant ce cancer, Pauline avait été très peu malade. Le grand-père paternel, après la mort de sa petite-fille, était tombé d’un seul coup, dans la rue, mort. Pauline sembla avoir pris le visage de celle qui venait le chercher, pour l’emmener. Quelle place avait-elle dans la famille, Pauline ? Quel chapitre de l’histoire familiale était-elle venue ajouter ? Si court...Je ne sais pas si Philippe Forest donne plus de détails dans les deux premiers livres, en tout cas dans celui-ci seule la douleur qui s’est installée à l’intérieur des parents, immortelle, importe. Inguérissable. La chimiothérapie n’avait pas vaincu les cellules cancéreuses, la tumeur, les métastases, alors nous lecteurs sommes priés de ne pas souhaiter à ces êtres enserrant la douleur en eux de « faire le deuil ». Il ne s’agit pas de cela. L’arrivée de Pauline les avait envahis de bonheur, et cela ils ne voulaient pas en sortir, nous avons en lisant envie d’avancer cela. Que c’était un événement éternisé. Une sensation immortelle. Très voisine de l’envahissement par les vagues de la jouissance. Une emprise définitive. D’où ne pas vouloir revenir. Et de cette douleur, ne pas avoir envie de revenir. Nous partons, tous les trois ? Un cancer, une maladie, la douleur, le mal, pour expier une faute ? Mais non !

Ce qui m’a toujours frappée, avec les maladies, et ceci bien avant que je côtoie chaque jours des gens malades, c’est la proximité du corps malade et du corps de nourrisson. Comme le corps du nourrisson est totalement entre des mains qui s’occupent de lui, le corps malade s’en remet aussi entre des mains qui soignent. Cela prend soin de ce corps, celui du bébé, celui du malade, il y a une folle confiance en ces mains qui prennent soin, qui savent, en ces présences tout autour se laissant toutes habiter du souci de prendre soin ou de traiter. Le corps nouveau-né, ou le corps malade, on pourrait l’imaginer ne pas vouloir s’en sevrer, s’en séparer, de ça tout autour qui s’occupe du corps, qui lui fait du bien, ça tout autour ça n’a rien d’autre à faire, alors le corps pourrait décider de rester au sein de ça qui n’en finit plus de venir tout autour s’occuper de soigner, pourrait décider d’incarner du sens total pour ça qui l’a saisi. Les cellules cancéreuses sont le contraire de cellules mortelles, elles sont devenues immortelles. Avec le cancer, il s’agit d’immortalité. De quelque chose qui n’aura plus de fin. Cellules embryonnaires, cellules cancéreuses, se ressemblent.

Tout à coup, la maladie incurable, envahissante, se métastasant, et pour le corps et le cerveau, c’est un nouveau régime, qui ressemble tant à un ancien, en tout cas moi j’ai toujours été frappée par ça. Ces corps qui se laissent attraper, se laissent faire quelque chose, entre des mains au pouvoir total, ces corps qui suggèrent qu’ils ont décidé de se tailler dans les eaux filantes et éternelles du plaisir donné, même si l’hôpital est lugubre avec son odeur dernière. J’ai toujours voulu grandir pour ne pas me laisser traiter, circonvenir. J’ai toujours regardé avec infiniment de méfiance cette passion de traiter et d’être traité, ce goût de se remettre entre des mains et ce goût de prendre en mains. C’est pour cela que me frappe tout ce côté très érotique de la chose, par-delà bien sûr la douleur éternelle, et le glissement mélancolique.

« J’étais entré dans un roman qui n’avait pas de fin. » écrit Philippe Forest. « Un roman est tout à fait semblable à la tombe qu’on entretient dans le coin d’un cimetière. »

On dit que certains morts reviennent interminablement hanter les vivants aussi longtemps que ceux-ci n’ont pas fait ce qu’il fallait faire pour que leur mort puisse partir pour le repos éternel. Certains morts viennent encore et encore rôder du côté des vivants pour obtenir audience, afin que, exaucés, ils puissent rejoindre enfin la paix infinie.

Nous pourrions lire ces livres comme le lieu où Pauline revient, n’en finit pas de revenir nous hanter. Son père semble lui dire, je t’écoute, Pauline.

Alice Granger Guitard



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