Le nouvel amour

Philippe Forest, Editions Gallimard, 2007

lundi 10 septembre 2007 par Alice Granger

Ce nouveau roman de Philippe Forest s’écrit aussi, comme les précédents, dans le sillage, le cataclysme, les conséquences interminables de la mort de sa fille Pauline. Cette ombre rôde encore, comme si celui qui écrit n’était pas encore quitte, n’était pas encore arrivé au mot de la fin. On dit que le fantôme d’un mort revient hanter les vivants aussi longtemps que ceux-ci ne se sont pas acquittés d’une chose grâce à laquelle la personne disparue, apaisée, pourra s’en aller loin dans son repos éternel. La question de cette écriture qui a tant besoin de se répéter, par exemple en racontant un nouvel amour avec Lou et sa fille Léa de quatre ans sans jamais rompre avec sa femme Alice et leur douleur commune incommensurable d’avoir perdu leur fille Pauline, ne serait-elle pas celle de l’extrême difficulté à laisser partir la disparue, à prendre acte de cette histoire si courte, si condensée, de passer à autre chose qui s’ouvre devant soi, lumière au-delà du traumatisme ?

La disparue reste une dévoreuse d’amour qui a le pouvoir terrifiant, stupéfiant, d’empêcher qu’une nouvelle donne de la vie s’offre aux endeuillés. Elle dispose le nouvel amour dans la vie de sa mère Alice, dans la vie de son père Philippe Forest, en empêchant que ces amours, que les nouvelles aventures prennent le pas sur elle dans son ombre. Elle empêche la séparation de ses parents, comme si tout restait inchangé entre eux, le même décor que de son temps à elle. Même pourvue d’une petite fille de quatre ans, Léa, Lou ne pourra jamais être aussi forte que la petite fille de l’ombre qui réussit à faire que rien ne change sur la terre de ses parents après son départ.

Le chagrin, se laisser interminablement tomber dans un trou béant, errer de manière chaotique sans intérêt pour le monde des vivants, flotter dans l’autre côté de la douleur, ne jamais se sevrer de cette sorte spéciale de poison, de stupéfiant, donne à l’auteur , à celui qui utilise l’écriture pour prendre à témoins les lecteurs, pour qu’on le regarde désormais comme celui à qui c’est arrivé et qui ne peut et ne veut s’en sortir, une curieuse liberté. Une cruelle liberté. L’ombre de Pauline est une drôle d’arme invasive. Elle justifie, cette douleur, le non engagement de l’auteur dans la vie de son nouvel amour. D’un côté, Lou est tout pour lui, il aime tout d’elle, il la fait jouir comme elle veut, et il a lui-même une sensibilité féminine, il se laisse aller loin en elle, il est entraîné délicieusement dans sa vie mais sans rien laisser de ses objets personnels, d’autant plus qu’il peut retrouver un peu Pauline à travers la petite Léa, mais en même temps il ne cesse de la quitter pour rentrer chez lui et sa femme Alice, qui fait de même, a des aventures, mais revient à la maison. Lou se laisse, non sans pleurer, non sans réagir et peu à peu résister, envahir par cette étonnante présence absence, elle s’arrête à vivre ce que cet homme lui fait par l’ombre de Pauline, par sa fidélité pour l’enfant éternelle.

Philippe Forest parle de sa sentimentalité, de cette sorte de bizarre addiction, de l’amour qui est la chose essentielle, mais quel est cet amour ? Il précise en évoquant sa manière féminine d’aimer, jusque dans la sexualité. On pourrait dire, son goût de se laisser envahir, comme si son corps à lui était comme celui d’une femme. Il se laisse envahir par le nouvel amour, mais c’est toujours le même amour. Il se laisse habiter par chaque détail apporté par la femme aimée, tout lui va, un rien l’excite, la jouissance le traverse immédiatement, dans la magie des premiers mois, il oscille dans la grande douceur d’une vie en dehors, sans officialisation, il est pris dans une bulle stupéfiante tissée par une femme que son mari a délaissée, une femme béante, déboussolée, éventrée. La mort de sa fille lui a en quelque sorte donné le feu vert, paradoxalement, pour se laisser glisser dans cet en-deçà où il est imbibé non seulement par la douleur qui lui dessine un corps flottant, un corps possédé par la chimie du manque, mais par une nouvelle femme, un nouvel amour, qui sera une variation de cette chimie du manque. Il va se laisser imbiber corps et âme, de même que lui-même pénètrera cette femme non seulement avec son sexe, mais plus encore avec cette ombre si forte de Pauline dont il est pourvu. Il ne fait pas seulement l’amour à Lou avec son sexe et son désir, mais plus encore avec sa fille morte qui le monopolise, qui le garde, et lui donne cette liberté de ne jamais se décider à s’engager pour une vie réellement nouvelle, différente. La petite fille morte permet à son père de déployer une forme d’érotisme en saisissant Lou par quelque chose d’intenable. Lou au début accepte, cet amour est si total, si hors du temps, si féminin, sur une autre scène, elle ne se rebiffe pas contre les allers-retours de son amour, il est si totalement dans sa vie, puis elle désire un engagement plus officiel, la preuve que la nouvelle histoire se désagglutine de l’ancienne, il n’y a pas d’espoir, alors elle va, sans jamais oublier, vers un autre homme.

Lorsque Lou s’éloigne, coupe les ponts, Alice aussi s’en va, enlève ses affaires de l’appartement conjugal. Comme si le dispositif manquait alors pour leur errance à tous les deux, pour en quelque sorte exporter vers une autre femme, un autre homme, l’ombre de leur fille. Leur couple est le lieu de l’entretien en négatif de Pauline, de ce qu’elle a le pouvoir de leur faire, pour le corps de douleur qu’elle leur fait. Dans le lieu conjugal, Pauline si puissante dans son absence est la matrice qui nourrit leur corps, leur chair, qui en fait des corps envahis, des corps au sein de ce placenta-douleur, qui imprime une identité sexuelle commune aux deux conjoints. Ils sont mêmement imbibés par Pauline. Son évocation, dans le lieu où elle a vécu, érotise les deux corps, les fait errer, les met en manque. Et ce sont des rencontres qui vont certifier ce manque. Le nouvel amour va se faire aimer par ce manque fait chair, par ce besoin de se nider dans un intérieur de vie de femme laissée esseulée, et munie d’une petite fille en puissance à la recherche d’un père. Si le nouvel amour s’en va, Alice s’en va aussi, comme si le manque érotisant la chair n’avait plus, pour l’instant, de possibilité de connaître un développement, comme si le père endeuillé allait encombrer la mère endeuillée, comme si la errance des corps et des âmes n’allait plus pouvoir se vivre jusqu’à la désintégration de toutes choses, jusqu’à ce que tout se désagrège, se défasse.

A la fin du roman, après plusieurs mois de séparation, et une nouvelle aventure pour chacun d’eux, l’auteur se dirige à nouveau vers la maison de Lou. Tandis qu’Alice est revenue dans l’appartement conjugal. Faut-il en conclure que Lou a finalement accepté que son amant l’aime muni d’une petite fille disparue et en puissance là ? Avec quoi « fait-il » l’amour ? Entre les lignes de ce roman se pose aussi la question du signifiant « petite fille » non seulement pour Alice, mais aussi pour Lou. Pauline condense dans le négatif les petites filles qu’ont été Alice et Lou, et qu’elles ne sont plus. Les petites filles et leur père. De même que Léa, la petite fille de Lou que l’auteur a si souvent emmenée à l’école, comme un père, ne peut l’oublier avec les autres amants de sa mère. L’auteur, avec sa fidélité à sa fille disparue, une fidélité presque fanatique, corps et âme lié à elle, addict à elle, est pour chacune de ces femmes, Alice, Lou, la mémoire vivante de leur attachement à leur père. Il ramène dans le réel un amour ancien, un père ravagé par la disparition de sa fille, ravage qui est la preuve qu’il aime sa fille de manière total et éternel, que sans elle la vie n’est rien. Un père dont la fille a fait la preuve par sa mort qu’il ne peut pas se passer d’elle, qu’il ne peut guérir de sa disparition, certifie à cette fille ce pouvoir total, il est entre ses mains occultes, sur une autre scène, et se métastase de ce côté-ci, sans fin, de manière maligne. Même disparue, elle est encore là imbibée en lui par la chimie de la douleur, et c’est avec ça qu’il peut aller vers un nouvel amour, stupéfiant une nouvelle femme par sa sensibilité extrême, fanatique, dépendante pour la relation d’une fille à son père. Il est l’homme qui peut offrir en cadeau aux femmes, Alice, Lou, Lucie, le retour d’un amour lointain et inconditionnel entre une petite fille et son père, mais en négatif, un amour qui peut se vivre d’autant plus qu’il est en puissance perdu. C’est pour cela qu’il n’y a pas d’engagement possible, qui supplanterait l’ancien.

Ce nouvel amour, c’est toujours le même amour, celui qui se joue sur une autre scène. La petite fille disparue n’est pas seulement Pauline. C’est aussi la petite fille Alice, Lou, Léa, Lucie, encore capable d’émerveiller corps et âme le garçon, l’homme. Le deuil a fixé une sorte de croyance de petite fille, elle est tout pour son père, même sa mère n’y peut rien, puisque sa mère n’est aussi qu’une petite fille qui a le pouvoir d’être tout pour le père et une femme qui, très tôt, a eu la capacité d’offrir cette petite fille toute à son mari, revenant ensuite en symbiose avec la petite, emboîtées comme des poupées russes. Alice est une femme qui d’une part a pu offrir à son mari cette petite fille toute, son amour total, et d’autre part n’a pas su la retenir en vie. Mais disparue, son manque même imbibe par la chimie de la douleur le corps et l’âme du père et de la mère, et cette chimie s’exporte et se développe dans des aventures, chacun des conjoints va dans d’autres amours apprendre leur nouveau corps, cette chair imbibée du manque de la petite fille. Alors s’inaugure une sexualité dont l’arme érotique, et le modèle unique, est l’amour entre une petite fille et son père. Il faut bien que l’ombre de Pauline inoubliable sépare, maintienne la séparation, pour que les amants se retrouvent. D’autre part, l’homme ne coïncide jamais avec le père de la petite fille que furent ces femmes, Alice, Lou, et pas non plus avec le père de Léa. L’auteur joue de sa fille disparue dans son nouvel amour, comme dans chacun de ses amour, il ramène d’actualité l’amour ancien d’une petite fille pour son père, mais en même temps lui-même ne peut jamais coïncider avec le père que chaque petite fille dans la femme d’aujourd’hui a eu, inoubliable. Dans le nouvel amour, face à une femme qui a comme modèle ce rival et ce modèle qu’est son père, l’homme ne peut se positionner que comme un père qui perd sa fille puisqu’il ne peut être à la hauteur du père d’autrefois dans l’amour actuel. Très vite, dans sa femme, il y a cette petite fille qu’elle fut qui lui échappe, qui retourne à l’ombre. Sa femme est elle aussi pourvue en négatif de la petite fille qui a été toute pour son père.

Mais en vérité, cette petite fille, est-ce forcé, obligatoire, qu’elle soit à jamais fixée comme toute pour son père ? Cet amour incestueux est-il la norme secrète pour tout nouvel amour ?

Une autre version, dans laquelle un père offrirait à sa fille la distance, l’écart, son intérêt vivant pour le dehors, ouvrirait à cette petite fille autre chose aussi. Par amour, le père désignerait à sa fille autre chose que lui-même. Quitte à se sevrer lui-même d’une...sentimentalité qui ramène tout au passé, c’est-à-dire à ce temps où le corps semble si dépendant à ce qui lui fait quelque chose, à ce qui l’imbibe, à ce qui l’envahit, bref un temps matriciel. La perte a ce pouvoir si monstrueux, si ravageant, parce que l’être qui le vit s’imagine encore entre des mains qui ont tout pouvoir sur lui. Il ne connaît pas le temps où ces mains, comme cette matrice, ne sont plus autour de lui à condenser toutes les stimulations de sa vie, et où cet impossible, cette virginité, cette absence de la chair de l’inceste, ouvre l’infini de la vie sur terre où la référence n’est pas cette dépendance fœtale qu’un père certifierait à sa fille pour mieux être remis dedans lui-même.

Laisser aller Pauline à son repos éternel ne serait-il pas l’inscription d’une séparation ombilicale, le traumatisme donnant enfin à la lumière ? Ecrire, alors, se dirigerait vers la lumière du dehors, vers ce qui reste, à la naissance, quand ce qui fut tout est irrémédiablement perdu. Lorsqu’un être s’en va pour toujours, c’est vrai que dans un traumatisme inimaginable l’ancien mode de vie s’effondre, se détruit, mais en même temps une distribution inédite des cartes de la vie se fait. La personne disparue offre cela. Forcée, la personne qui a perdu (et en naissant, chacun de nous a déjà perdu tout d’une originaire organisation de vie) de se tourner vers les choses et les êtres qui restent. Sinon, c’est encore croire que la vie ancienne a la possibilité de se métastaser, de revenir encore envahir, comme des cellules immortelles. Lorsque quelque chose s’achève, autre chose commence. Voir la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine dépend de notre corps. Est-ce un corps à jamais addict de choses que « ça » lui fait, comme s’il était toujours « au sein de », ou bien est-ce un corps détaché, qui a pris acte de la séparation, qui connaît la solitude, qui reconnaît que « ça » qui l’imbibait est mort, s’est décomposé ? Guérir d’un deuil, se sevrer d’un chagrin, de la chimie stupéfiante du manque, ne serait-il possible que pour ceux qui ont acquis la certitude de la séparation d’avec leur mère ? Le père amoureux de sa petite fille, et addict à la douleur de l’avoir perdue, ne serait-il pas un père ayant au contraire assuré sa fille d’être maintenue « à jamais » au sein de ? Au sein d’un amour paternel matriciel ?

Bien sûr, c’est depuis ma position de fille que jamais son père n’a certifiée être tout pour lui, ma position de fille vierge de cet amour qu’il faut oser qualifier d’incestueux, que je fais cette lecture.

Alice Granger Guitard



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