Tartuffe
vendredi 14 janvier 2005 par Philippe Nadouce

Tartuffe, un aventurier talentueux s’entiche de la famille la plus parfaite ; celle d’un banquier. Famille exemplaire ? Voyons plutôt : une maîtresse de maison, pleine de feu, bien plus jeune que son mari. Le fils, un fat, qui ronge son frein dans l’ombre du père. Une fille ingénue, sexy et curieuse, aux talents prometteurs... Le banquier enfin, le maître ; un homme du monde, roi de la phynance, juge averti qui gère et veille sur les intérêts de centaines de familles ; la pièce maîtresse, la fondation de la société moderne. Nous oublions sa mère ; une vieille despote, fanatique religieuse qui ne jure que par Tartuffe ! Ajoutons une servante impertinente et un médiateur mi philosophe mi moraliste gendre du banquier, les deux esprits vraiment sensés du groupe et vous obtenez le bouillon de culture le plus goûté pour une comédie au vitriole...

Sans aucun doute l’oeuvre techniquement la plus parfaite de Molière. Un régal lorsque l’on doit la mettre en scène ! Vous n’avez rien à faire ou presque ; le mécanisme fonctionne au millimètre ; changez quelque chose et les ennuis commencent ; l’édifice s’effondre.

L’intrigue est annoncée par la servante dès la première scène ; le maître de maison est devenu fou ; sous l’emprise de Tartuffe et de sa mère, il renonce à tous ses devoirs et se voue au mysticisme chrétien le plus éhonté... Les libertés sont supprimées, le contrôle des âmes se fait insupportable, les châtiments sont de plus en plus disproportionnés, l’existence de dieu se prouve par les moyens les plus extravagants ! La destruction de l’ordre établi est inéluctable et celui-ci sera bientôt remplacé par les Tables de la Loi ; par la lecture littérale des livres sacrés, c’est à dire par le fanatisme. Il leur faut réagir et démasquer l’hypocrisie de Tartuffe qui, grâce au levier de la religion, a trouvé le moyen d’éventrer les coffres forts du banquier (dans son aveuglement, celui-ci veut en faire son gendre) et de lui chiper sa femme, qui, la pauvre, ne jouit plus des délices du lit conjugal. Admirable de clarté !

Impérissable mécanique qui trouve dans l’actualité de ces derniers mois les illustrations les plus osées !

Mais qui est Tartuffe ? Un hypocrite. Certes. Le danger est de ne voir en lui que cela et d’en exonérer tout à fait les autres. A la perfection structurelle s’ajoute ici celle de la connaissance de la nature humaine. Les stéréotypes présentés dès la première scène nous sont donnés comme feuille de route. Car l’apparition des personnages, leurs attitudes, leurs conflits, leurs rapports sont d’une complexité toute confondante.

La femme du banquier, Elmire, nous venons de le voir, mène à contre cœur une vie de réclusion et d’abstinence. Elle se voit courtisée par un homme qui la désire follement ; un homme comme on en rêve ; tacticien, audacieux, animal, insatiable. Elle ressent inévitablement les meurtrissures de la tentation. Molière saura admirablement manier ce tragique paradoxe et de ce tourment naîtra chez elle la résolution d’en finir avec l’imposteur. Mais jusqu’au dernier moment, on sentira la présence d’une délirante passion charnelle. Sacrifier Tartuffe ; retrouver la chaleur monotone de lit conjugal en revient à renoncer à la vie passionnelle qui était inscrite dans sa nature.

Le fils Damis, un jeune homme sensible et sans caractère, qui a poussé, rachitique dans l’ombre du père tout puissant. Voilà pour lui le moment de faire ses premiers pas dans la vie. Et son adversaire est de taille. Il n’a aucune chance. Chacune de ses apparition sur scène correspond une perte significative de son identité et de sa vie. Sa maladresse, sa ridicule arrogance, sont infantilisme désarmant en font un personnage pathétique dont on rit beaucoup. Mais quels sont ses motifs ? Quels rapports entretient-il avec sa jeune belle-mère ? Pourquoi la traite-t-il avec férocité ? Là encore ; Molière a glissé la passion charnelle ; cette folie qu’il connaissait si bien ; lui qui prenait mères et filles dans le tourbillon des âges. Damis désire ardemment posséder sa belle-mère. Il exulte quand il la surprend, coupable, avec Tartuffe. Moment d’intense révélation ; étape initiatique qui lui révèle qu’il n’existe pas de fruit défendu ; l’instant, la seconde, où toute sa passion se libère et se résorbe. Voilà pourquoi il court tout révéler à son père. Il est prêt à la sacrifier. L’erreur serait de croire qu’il fait cela pour retrouver une position auprès du père... Damis n’est pas un demeuré. Il souffre le martyre.

Mariane, la fraîche et délicieuse Marianne est ici présentée comme l’agneau du sacrifice. Son père veut la marier à Tartuffe. C’est là le nœud de l’intrigue. Elle ne semble pas s’en offusquer outre mesure... Voilà une réaction bien étrange que la servante, Dorine, aura peine à comprendre puisque cela fait l’objet d’une scène entière ! Pourquoi cette soumission totale au père ? Elle ne se prononce jamais ouvertement sur cet homme qu’on veut lui donner ! Troublante Mariane, à vrai dire, définie de la sorte par sa grand-mère : « Vous faites la discrète, et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette ; Mais il n’est, comme on dit. pire eau que l’eau qui dort, et vous menez sous chape un train que je hais fort ».

Certes, les vieilles dames bigotes ont toujours tendance à prêter aux jeunes filles des pensées perverses mais dans un texte de théâtre où le Verbe est créateur d’action, il faut bien prendre cette déclaration pour ce qu’elle est : une accusation. Quels rapports Mariane entretient-elle avec Tartuffe, lui qui vit sous le même toit ? La tentation est grande de ne pas leur prêter quelque rencontre... Difficile de ne pas imaginer le regard brûlant de la jeune maîtresse de maison sur cet homme si inquiétant. Cette éducation sentimentale qui coûte tant à Damis semble plutôt réussir à sa jolie sœur. Et puis, n’oublions pas qu’elle est la rivale d’Elmire ; elles ont presque le même âge...

Orgon, notre banquier est le personnage principal de la pièce. Un grand de ce monde, à la tête d’une fortune colossale, qui a ses entrées dans les ministères et les cercles les plus fermés de l’univers financier... Détesté par tous les membres de sa famille pour s’être entiché d’un faux dévot, c’est un personnage de comédie (Orgon ne signifie-t-il pas « la colère » ?) tout extérieur, « égo maniaque », et intransigeant qui, emporté par sa folie, menace de les ruiner tous ! On ne peut plus actuel...

La démesure, la spontanéité, la candeur, en font indubitablement un personnage de farce. Mais la grande comédie de Molière mêlait savamment à cette haute graisse des éléments dramatiques modernes qui cristallisaient l’action autour de conflits et d’objectifs appartenant à la tragédie.

Quel est alors la nature de l’amour qui unit Orgon et Tartuffe ? Le désir charnel en est-il exclu ? Pour les plus réticents, le texte fournit des éléments qui ne laissent aucun doute là-dessus. La chair, là encore.

Quel acteur pour Tartuffe ? Un gros, un maigre, un beau, un laid, un géant, un nain, un vieux, un jeune ? La Tentation peut revêtir toutes ces tuniques. En effet, l’hypocrite Tartuffe est bel et bien un symbole de tentation, un élément corrosif qui ronge les structures porteuses du monde idéal dans lequel évolue cette famille bien sous tous rapports.

Voilà qui nous amène tout naturellement la question de la profonde signification d’un tel personnage. Une bonne connaissance de la pièce nous mène parfois à des découvertes extrêmement troublantes. Comme nous l’avons dit précédemment, l’hypocrisie d’un seul homme, Tartuffe, fait vite l’objet d’une translation vers les autres personnages. Nous quittons donc le pur domaine de la farce manichéenne, l’univers des bons et des méchants pour pénétrer dans le bourbier des sentiments. Nous perdons alors une perspective aux contours nets pour découvrir une réalité où chacun fait de son mieux pour assouvir ses désirs et échapper aux absurdités que dictent ses instincts. Impossible alors de ne pas être indulgent ; envers cette famille tout d’abord mais aussi envers Tartuffe.

Pour notre part, il est difficile de ne pas voir dans cette pièce la source d’inspiration de Pasolini pour son film : Théorème. Le thème ? Un homme entre dans le cercle d’une famille bourgeoise et en séduit tous les membres...

L’aboutissement logique d’une telle stratégie est la destruction de la famille, l’anéantissement d’un mode de vie, d’une expression démoniaque des désirs d’appropriation et de dominations. Un Tartuffe qui réussirait là où les théoriciens de la subversion auraient échoués.

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