Ce grand cadavre à la renverse

Bernard-Henri Lévy, Editions Grasset, 2007

mardi 15 janvier 2008 par Alice Granger

Un livre qu’on ne regrette pas d’avoir lu ! A propos de cadavre, il nous vient à l’idée en refermant ce livre qu’il s’agit de faire le deuil d’une sorte de plénitude originaire, identitaire, qui serait se sentir un à un concerné par le message biblique devenu universel.

Bernard-Henri Lévy part à la recherche des raisons qui le font rester un homme de gauche, malgré cette forme d’amitié qui avec le temps s’est tissée avec Nicolas Sarkozy, et qui, lors de la campagne électorale pour la présidentielle, l’appelle juste après le ralliement de Glucksmann à l’UMP, escomptant son soutien. Certes, le jugement de Sartre sur la gauche, « Croit-on qu’elle puisse attirer les fils, la Gauche, ce grand cadavre à la renverse, où les vers se sont mis ? » lui semble plus vrai que jamais, mais non, sa famille c’est la gauche !

Ce livre commence par la perplexité provoquée par la façon étrange qu’a la gauche de se conduire. Et déjà, il pressent « qu’il n’y aura pas de salut pour la gauche sans un acte de rupture qui la fera trancher dans le vif de son histoire, donc de son nom. »

Bernard-Henri Lévy a en tête trois sortes de certitude, pour rester de gauche.

D’abord, un flot d’images. Des aînés dans la lutte, Léon Blum le 14 juillet 1936, Malraux, son père engagé volontaire dans les rangs républicains, uniforme dépareillé et la fierté dans le regard, et ensuite pendant la guerre d’Espagne ce père encore, antinazi et pas anti-allemand, un Français libre oxymore incarné en ces temps sombres, juste une idée furtive et clandestine de la liberté. Et lui-même, à vingt ans, est-il digne de ses aînés ? Bangla-Desh, puis le Portugal, puis l’Italie où il va plaider contre le terrorisme. Le Mexique, celui d’Artaud, détresse sans nom, tribus, et à nouveau le Mexique dix ans après, avec Octavio Paz, tête de vieil indien et regard de fauve réfléchi. La Bosnie, aboiement des hommes terrorisés… « Tous, nous sommes ce que nous sommes à cause de ces morts qui nous habitent et de ces vivants qui nous grandissent. » Pour chacun d’entre nous, dit-il, sont ces images solides comme une chair, qui nous ont faits, qui restent et nous poursuivent. Ces images sont à tout le monde, personne ne peut interdire quelqu’un de s’en sentir hanté, être occupé par des images « qui vous éclairent de leur feu rapide ».

D’autres images sont moins glorieuses. Guy Mollet avec quelque chose de veule dans le visage, François Mitterrand avec la bouche molle, le visage plat comme si le cynisme lui était une lèpre intérieure, la compromission avec le stalinisme…Bref, Bernard-Henri Lévy a en tête autant d’images qui lui disent cette honte de la gauche que cette gloire. Mais ce sont ses images, logées en lui à tout jamais, et elles lui font entendre sa loyauté à la gauche. On dirait que ces images ont constitué à travers des aînés et ses premiers pas dans leur sillage le puzzle de sa première image à lui se voyant comme un autre tout à fait dans la lignée, dans la filiation qui s’ouvrait. Comme s’il s’était dit, je veux être des leurs, par ma propre œuvre poursuivant l’œuvre commune, et commençant à s’apercevoir lui-même un peu, juste une esquisse, mais se jurant de se voir plus distinctement digne continuateur. Ne s’agirait-il pas, avec l’évocation de ces images fortes, de prendre le témoin tendu, et de le porter plus loin ? Et d’incarner un passeur de témoin innovateur, à travers les risques, les altérations du message, les impasses ? En tout cas, les images, ne sont-elles pas le témoin tendu à la main qui est prête à le saisir ? Encore faut-il quelqu’un qui se retourne vers ces images, et voit le témoin qui est tendu à quelqu’un. Bernard-Henri Lévy, avec ces images, se montre à nous le visage en arrière, en train de saisir, et ensuite il va partir en courant, plus loin…On comprend que, par-delà une sorte d’amitié, il ne peut se laisser distraire par Nicolas Sarkozy.

Ensuite, il y a des événements, rares et exceptionnels. Une trouée dans l’être, une percée dans le temps ordinaire, bousculant les lois de l’historicité, faisant dérailler le train du monde. Ces événements qu’il avait en tête, et qui lui ont fait dire non au futur Président. Quatre événements. D’abord Vichy. Faut-il oublier les crimes de Vichy ? Non, ce sont des crimes sans excuse ! « Je pense que la seule façon de s’en libérer est, non de les oublier, mais de les garder vivants dans sa mémoire », selon le devoir de mémoire prôné par Primo Levi, parce que ce fut un fascisme. Puis, la guerre d’Algérie. Assez de la repentance ? Non. Et « je n’aime pas l’idée que les forfaits de mes voisins m’exonèrent des miens propres. » En Algérie, crimes de masse commis par les colonnes infernales de Bugeaud, puis Code de l’indigénat avec son lot quotidien d’humiliation, tortures… « je me refuse, cette aventure, à la qualifier œuvre de civilisation…je suis partisan, là encore, non pas, certes, d’un ressassement du crime, mais d’une mémoire construite, instruite, organisée. » La soumission d’un peuple à la loi d’un autre peuple, cet asservissement collectif, est un grand crime. Ensuite, mai 68. Rien d’une dévotion pontifiante, mais reconnaître que ce fut un événement heureux, l’avènement de nouveaux droits notamment pour les femmes, l’entrée de notre pays dans la modernité, un vrai moment de poésie, des échanges de passions, une traversée nocturne de la cruauté et de la folie, la vie contre la survie, toutes ces vies qui s’éveillent le temps d’un printemps, le goût de donner, puis la lutte finale contre Moscou-la-gâteuse, l’acte de naissance de cet antitotalitarisme de gauche et de masse. Bien avant, l’affaire Dreyfus, « quand l’individu sans importance collective menace d’être broyé par le collectif, prendre, d’instinct, le parti de l’individu. » Bien sûr aucun de ces quatre événements n’est simple. Complexité, contradiction, à droite comme à gauche. En tout cas, Bernard-Henri Lévy revendique le creuset des vieux repères, dont il se sent constitué. « Mais il y a une autre part de moi qui résiste à ce sentiment d’effacement des vieux repères et qui, de fait, le refuse… » Au fond, il s’avance au rythme de sa parole, de ses œuvres, de sa « militance » sur le terrain, comme le paradigme d’un individu qui a, cette fois, une importance collective, avec sa place irremplaçable et singulière pour un chapitre nouveau ajouté à l’histoire humaine. Dans laquelle chaque individu compte et doit être compté. Valeurs universelles. Et Nicolas Sarkozy, écrit Bernard-Henri Lévy, a « compromis…tout un travail de mémoire engagé par une génération ou deux », jouant à effacer le procès Papon, à parler de la fierté française appelée à ne pas sombrer dans la démagogie de la repentance, à propos de l’œuvre coloniale d’œuvre civilisatrice sans précédent dans notre histoire. Il y a un devoir morale de mémoire ! Et nécessité, aussi. Regarder en face la part sombre de son histoire a toujours été l’honneur et la force des nations. Lorsqu’on enfuit trop vite les morts, ils réapparaissent comme des revenants, des rôdeurs. Du côté d’une France frileuse, peureuse, le futur Président a vu dans mai 68 la source de tous les maux, l’inspiration des voyous et des casseurs, l’origine du culte de l’argent, du profit à court terme. Curieux, de vouloir en finir « avec ce vrai moment de lucidité ». Ce Président qui veut « liquider » une bonne fois pour toutes les valeurs et l’héritage de l’événement qui eut le mérite entre autre de faire apparaître l’axe « entre les deux fascismes, brun et rouge ». « Ce programme ne m’a pas fait rire, il m’a glacé. » Lectures révisionnistes du Candidat Sarkozy par rapport à trois événements majeurs et structurants. Alors que Bernard-Henri Lévy ne « liquidera » justement jamais des événements, et des images, qui l’ont structuré. D’où nous venons éclaire et donne la direction pour où nous allons. Cette affaire de droite et de gauche, décidément, n’est pas du tout dénuée de sens !

Etre de gauche, donc. Affaire d’images, d’événements, et puis de réflexes. Des réflexes intelligents, chargés de culture et de mémoire. C’est-à-dire que de fortes choses en amont fonctionnent comme pivot pour juger de la situation nouvelle, au quart de tour, comme s’il y avait une sorte d’unité de mesure en soi. Déduction pure de ce qui précède. Grands réflexes constitutifs de nos identités. Une scène originaire : « la scène…où luttent au coude à coude, dans le même bataillon de l’armée d’Afrique, juifs, tirailleurs marocains, métèques en tous genres ». Incapacité physique de dissocier combat contre l’antisémitisme de celui contre le racisme. Lutter pour que ces deux combats distincts demeurent compatibles. De même les combats pour la liberté et pour l’égalité. Impossible de penser qu’une société puisse se transformer sans conflits. Ce discord, cette insociabilité, ce dépareillement originaire des humains, peuvent devenir notre chance. Le réflexe Dreyfus : un homme seul face à la meute, toujours entendre ce qu’a à dire l’homme seul. Le réflexe Vichy, ou antifasciste. Hantise du retour de ce fascisme historique. Le réflexe soixante-huitard antitotalitaire, avant même d’analyser le grand jeu géopolitique. Réflexe anticolonial autour de la question de la repentance posée en campagne par Sarkozy. « Depuis quand la culpabilité d’autrui effacerait-elle la mienne ? » Et alors, Lévy va encore un peu plus loin, comme pour nous dire à l’oreille que la question juive devrait en vérité concerner chacun de nous afin qu’un à un nous puissions nous compter et être comptés comme des individus ayant une importance collective : l’attitude morale « ne consiste-t-elle pas, à la fin des fins, et tant pis si cela choque, et tant pis si cela semble trop lourd, ou injuste, ou insoutenable, à avoir une part de soi qui se sente obscurément, mais fondamentalement, coupable aussi de ce que l’on n’a pas fait ? » On entend le commandement : « Tu ne tueras pas ! » C’est vraiment quelque chose qui fait « pivot » dans la « militance » de Bernard-Henri Lévy : cette « sensation » de culpabilité, que soi-même, peut-être simplement par la force irrémédiable d’exister, de respirer, d’un « je serai ce que je serai » invincible, on est acteur d’un dérangement sans remède pour l’autre qui a la « sensation » d’un déracinement originaire brutal de son état de plénitude. N’y aurait-il pas cette idée que simplement en respirant au sens vrai et fort du terme, un être humain « tue » un autre humain du point de vue de son identité pleine, immobile, voire d’essence fœtale ? Alors, si un être humain existant si fort a ce point déracine brutalement un autre humain, s’il le tue du point de vue de tous ses conforts immobiles, s’il le dérange avec violence, alors celui qui commet cette sorte bizarre de « crime », qui est coupure du cordon ombilical identitaire, qui est la base si forte de la relation humaine où personne n’est indifférent à personne, doit en tirer les conséquences. Non seulement se sentir responsable de l’autre à la manière de Levinas, mais aussi développer un art de vivre ensemble sur la terre de cet exil originaire, et ceci ne va pas de soi. De ce point de vue, la terre promise ne prend-elle pas un sens universel, Israël devenant un paradigme, un laboratoire d’essai ? Surtout pas rester du côté des assis, de ceux qui ne doutent de rien, ceux que Sartre appelait des salauds. Mais du côté de Primo Levi, « je vis avec la désagréable mais infaillible arrière-pensée que cette place que j’occupe, ces biens dont je jouis et qui font ma prospérité, cet air que je respire, cette démarche qui est la mienne, ces songes, ce sommeil paisible, j’en ai, un peu, privé autrui. » Sartre, l’homme du scrupule d’exister, du sentiment qu’il prend trop de place sur cette terre. Levinas et sa philosophie qui tourne autour de la distinction entre homme moral et homme immoral, pour qui il y a toujours ce « travail de l’autre dans le même ». Et, en amont, le grand thème de la sagesse grecque qu’était la figure du coupable innocent, Œdipe. Lévy se sent disciple de Sartre et de Levinas, et de Pasolini le plus grec des écrivains italiens disant qu’il n’y a pas « de fils innocents ». Très intelligente façon d’évoquer le fantasme maternel, non ? Sans cette part de honte, une politique humaniste courra « toujours le risque de verser dans son contraire ». Voilà donc la boussole avec laquelle il s’oriente. « A gauche, qui consent à se tenir pour cet otage charnel d’autrui et de sa misère – l’homme, dit l’homme de gauche, est le seul animal qui soit capable de se défaire de soi pour, sans fusion ni effraction, entrer dans la peau et le visage d’un autre : il est le seul, comme dit encore l’Aragon, de Défense de l’infini, qui préfère parfois ‘être amputé d’un bras que d’un souci ». Dans cette phrase inouïe, des passages à approfondir à l’infini, extrêmement audacieux, comme ‘cet otage charnel d’autrui’, le mot charnel reste entièrement à analyser, il préfigure comme par hasard l’eucharistie, l’incorporation symbolique par une envie violente à mon sens. Ensuite : « sans fusion ni effraction ». Là aussi, c’est d’une importance capitale. Sans fusion ni effraction. Intégrité sauvegardée de l’autre. Aucun viol. Aucun plagiat. Aucune tentative de mettre ses propres idées dans la tête de l’autre comme s’il y avait une possibilité d’un traitement de masse de l’humain, type élevage en batterie, et en particulier le refus de la part de Lévy que son ami Sarkozy greffe dans sa tête ses idées, croit cela possible. Non, à chacun son corps, ses images, ses événements, ses réflexes… Mais là, il y a une audace encore plus forte, une sorte de pari. Voici cet écrivain qui se campe en face du Président de la République, qui ne se laisse pas envahir, comme par effraction, son cerveau pour le laisser être « plagié » au nom de l’amitié par les idées du futur Président. Au contraire voici cet écrivain qui « dérange » cet autre qu’est le futur Président et qui au moment de ce livre est Président. Il est cet ami-ennemi qui déracine le Président de ses certitudes « fanfaronnes », qui le fait avec des arguments si irréfutables en faveur de l’homme de gauche. Il s’agit de lire aussi ce livre comme l’ami ennemi écrivant au Président, dans un acte violent de déracinement de cet autre si installé dans la certitude un rien fanfaronne, pour introduire une entame originaire dans cette plénitude apparente élyséenne. Et ce faisant, lui donner de vraies chances, à cet ami contradictoire. Non pas le Président qui aurait réussi à « plagier », à greffer ses propres idées dans le cerveau de son ami célèbre, mais le contraire, l’ami célèbre qui réussit à entamer la certitude de son ami ennemi premier homme de France, et donc qui réussit à le rendre plus …de gauche, avec ces valeurs universelles…Ce qui est remarquable, en effet, dans ce livre, c’est la porte qui reste ouverte à l’ami Président…A l’ami ennemi… Sans complaisance… Comme si la déchirure ne devait pas être une faille entre la droite et la gauche, mais l’entame identitaire originaire, et toute cette question d’un narcissisme originaire violent, conquérant, qui soudain doit s’incliner dans l’humilité, ici s’inaugurant devant cet ami à la logique étrangère à la sienne qu’il s’agit d’accepter comme une sorte de coup mortel pour une certaine identité fanfaronne…Des idées de gauche à portée d’intelligence d’un homme de droite démesurément habité du désir d’avoir une importance collective…

Et là, l’homme de gauche férocement attaché aux valeurs anticoloniales va voir aussi les contradictions de son camp…

Incendie dans les banlieues en 2005. Des barbares ? Mais leur parole n’est-elle pas réduite, dans ces banlieues, au cri et au glapissement sans espérance de l’animal humain rendu aphasique par son vandalisme même. Mais Bernard-Henri Lévy entend de manière différente ce parfum de vandalisme. N’avons-nous pas une part de responsabilité dans ce désastre ? La responsabilité de l’autre doit-elle m’exonérer de la mienne ? L’incendie d’un lieu de culture est certes un crime inouï. Ouvrir une école, c’est fermer une prison. L’ouvrir réellement, bien sûr… Apprendre à aimer les livres, pour ne pas les incendier… Langue de guerre, et de haine, des banlieues, alors éviter de mettre de l’huile dans le feu, quand on est ministre, par des mots blessants. Arrêter le tutoiement systématique. Voir ces zones urbaines en proie à des difficultés comme nulle part ailleurs. Ce ne sont ni des crimes de masse, ni des crimes contre l’humanité…relativiser, donc… Ecouter les conditions de non-vie de ces quartiers…écouter cette idée d’une collusion du Mal et du Réel, dimension d’insurrection populaire dans le même sillage de l’incendiaire des Tuileries harangué par Victor Hugo, mouvement social bizarre car dans le vif d’une incapacité de s’articuler dans un projet car nous sommes entrés dans la fin des grands récits utopiques et messianiques, bref une absence de figure paradigmatique suscitant des émules…

Trente ans après. Bernard-Henri Lévy ne pense pas à cet archaïsme, au retard idéologique persistant de la gauche, et met en lumière que personne ne croit plus à l’irruption d’un Grand Acteur (prenant les traits d’un Président Sarkozy hyperactif ?) qui prendrait la relève d’un prolétariat défunt et qui, « n’étant rien mais appelé à être tout, régénérerait un capitalisme à bout de souffle en y insufflant son énergie de nouveau Messie ». Et bien ! Monsieur le Président, à vous d’entendre ! Le Grand Acteur… !

Le temps n’est plus où l’on vivait dans l’espérance de la Grande Transformation. Une fameuse tentation totalitaire fut la honte de la gauche et le déshonneur de ses intellectuels. L’écroulement presque partout de la maison communiste n’efface pas les traces de ses forfaits…Mais une page a été réellement tournée avec l’implosion à la fin des années 80 du système soviétique, et on sent bien que c’est tout un pan du discours contemporain qui est devenu un trou noir avalant sa propre lumière et son histoire. Pourtant, « on ne peut que déplorer que ce désenchantement, cette laïcisation des rêves, ce déniaisement heureux des pensées, des arrières-pensée et des idéaux, ne soient pas allés avec les révisions, toutes les révisions, politiques qui, logiquement, auraient dû suivre… » Même s’il faut reconnaître que la gauche a fait un travail de mise à distance de son passé totalitaire, ce que n’a pas fait l’autre camp par rapport au sien…Moquerie à l’adresse de Sarkozy…

Mais cette conjuration de la tentation totalitaire à l’ancienne ? Question complexe. Le rôle de Mai 68 ! Sa dimension, justement, libertaire, anti-autoritaire ! Puis, la révolution portugaise, qui a puissamment contribué à ce changement d’âge, sur la base de l’échec, en fin de compte, de la révolution des œillets, ouvrant une béance. Puis Soljenitsyne. Un événement qui frappa une génération de plein fouet et la fit vaciller sur ses bases. L’effet de souffle. « L’Archipel du Goulag », « une déflagration qu’aucun livre moderne n’a jamais, à ma connaissance, produite au même degré…ce tremblement de terre mondial…regarder l’horreur en face…Le rêve communiste dissous dans la fournaise d’un livre. ». Puis, le Cambodge. 1975. Coup fatal porté aux partis staliniens, au rêve communiste, à l’idée même de Révolution. On pensait que, en encerclant les villes par la campagne, en réaménageant l’espace, on pouvait enfin parler de révolution. C’étaient des révolutionnaires ayant fait des études en France, la Sorbonne, l’Institut d’études politiques de Paris, initiés aux textes de Mao, aux travaux de Lacan, Althusser, et qui ont eu l’idée inouïe de changer l’homme en ce qu’il a de plus profond, bien sûr lutte contre les égoïsmes, l’abolition du commerce et de l’argent, promotion des âmes simples comme les paysan contre les experts, privilège donné au travail manuel sur le travail intellectuel, volonté d’égalité immédiate et absolue. Mais aussi intervention dans le régime du désir, réglementation des mariages, des copulations, des affects, mais surtout réforme du dictionnaire ! Entreprise d’amnésie langagière ! Effacement de pans entiers du dictionnaire ! Et enfin, révolution dans la structure de l’espace, bombardements des villes, villes vidées de leurs habitants. Meurtre d’une langue donnée aux chiens de la pureté. Tarir dans les âmes les sources ultimes. « Loin de libérer les hommes, cette révolution sans faille les traite comme une chiasse. » L’utopie révolutionnaire est un rêve qui tourne au cauchemar, tend au pire, transforme les hommes en bête. C’est de là que surgit la Nouvelle Philosophie.

Quelles étaient les grandes croyances sous-jacentes à la ferveur totalitaire, et qui la rendaient possible, s’interroge Bernard-Henri Lévy ? On tombe sur quatre énoncés simples. D’abord, l’Absolu. L’idée que le Bien est une réalité que l’on peut faire advenir ici et maintenant, sans attendre. Bref, on pourrait dire : la plénitude ! Il s’agit alors d’avoir la bonne formule et les bons forceps pour accoucher de cette humanité là… En sacrifiant l’humanité tarée… Qu’importe le mal transitoire…si c’est pour ce Bien final…Puis, l’Histoire. Il y aurait un boulevard de l’Histoire, et, au bout des ténèbres, la lumière, et la victoire du Bien sur le Mal. Alors, pleins pouvoir à l’Histoire pour ses abus de pouvoirs ! Puis, la dialectique. La mesure humaine vue de la fin de l’Histoire et de l’avènement de l’Absolu, est une promesse, une annonciation…Un bien qui s’ignorait. Etre dialecticien : prendre le point de vue de la fin ! Et enfin, l’idée que le Mal n’existe pas, mais seulement les maladies. Pierre d’angle des âges totalitaires. En judéo-chrétiens, nous croyons au Mal au cœur de la condition humaine, on pourrait dire aussi béance originaire, entame identitaire, infracassable noyau de nuit dont aucune politique ne viendra à bout. Mais si ce sont des maladies, il suffit du traquer le microbes, le virus, de rééduquer… La Nouvelle Philosophie, à la fin des années 70, jaillit comme la dénonciation des crimes communistes, de cette façon de vouloir traiter des « maladies »… Dénonciation de la terreur rouge, du Goulag. Les nouveaux philosophes remontent de Staline à Lénine, puis à Marx. Dans le sillage de cette pensée-68, la Nouvelle Philosophie, et c’est son mérite, a dénoncé un à un les quatre énoncés du délire totalitaire, l’Absolu (pas de Cité bonne, de la Cités des Fins, fin de toute idée de solution finale à la misère)), idée qu’il valait mieux se mettre d’accord sur le Mal et négocier un moindre Mal, choix d’une politique conforme à un idéal moral, acceptation de la complexité des choses humaines, l’historicisme comme cible, avec son idée du progrès. Et avec Levinas, tout un dispositif de sortie de la dialectique, une politique qui ne soit plus médicalisée, qui ne soit plus confondue avec la clinique. Céline, dans une lecture par Muray, tombant dans l’abject pamphlétaire antisémite lorsque, renonçant à sa terrible intuition d’une humanité plongée dans la nuit de sa condition, remplaça la politique par la technique, se posa la question du mauvais bacille et du bon remède. Se souvenant qu’avant de s’appeler Céline, il s’appelait le bon docteur Destouches, médecin des pauvres, expert en guérison des maladies trop humaines. La Nouvelle Philosophie oppose un « il y a de l’Incurable ».

Une vraie bataille idéologique a été gagnée. Au Portugal, avec Mai 68, le Cambodge, Soljenitsyne, de vieux énoncés fondateurs du progressisme totalitaire se sont périmés. Bernard-Henri Lévy prend acte de cela. Avec la Nouvelle Philosophie. Désormais, dans quelle autre tentation la gauche s’est-elle engouffrée ?

Ségolène Royal. La bonne campagne qu’elle a faite, mais piégée. Ses tremblements de l’âme. Les chausse-trappes. Mais aussi les malentendus. Elle ne peut dire « droits de l’homme », tellement elle est pour « le droits des femmes ». Elle lui apparaît à chaque fois au carrefour de forces contradictoires. Toujours d’abord une gauche antagoniste, et puis finalement, le bon réflexe. La même éternelle saloperie, mais il n’est plus question de révolution, et cela change tout ! Plus question de la croyance en un Bien futur. La révolution antitotalitaire est passée par là.

Mais qu’est-ce qui reste, quand il ne reste plus rien du Bien ? se demande Bernard-Henri Lévy. Des mots bizarres, dans la bouche de Ségolène Royal, et d’autres. N’appartenant pas au vieux lexique de la gauche. Le drapeau tricolore. L’ordre juste. Les jurys populaires. Le placement dans des établissements à encadrement militaire, fantasme d’une société transformée en une sorte de pensionnat généralisé, idée d’une profonde sagesse des territoires. Mais ne pourrions-nous pas voir dans ces expressions curieuses quelque chose qui fait écho, justement, au fait de refuser de dire « droits de l’homme » pour dire obstinément « droits des femmes » avec tout ce que cela implique de toute-puissance du fantasme maternel sachant bien faire pour ses enfants y compris les faire rentrer dans le bon ordre, voire avec quelque chose de militaire, et après tout n’y avait-il pas quelque chose de militaire dans l’enfance de cette femme dont le père était militaire ? Dans les coulisses, chargeant d’idées comme une mule Ségolène Royal, Bernard-Henri Lévy débusque Chevènement, et il semble préférer cette influence sur la candidate de la gauche, plutôt que quelque chose venant de ce « droits des femmes », comme si c’était différent des « droits de l’homme ». Cette façon curieuse qu’a Ségolène Royal de ne pas entendre ce « droits de l’homme », comme si le « droits des femmes » avait le pouvoir de « guérir » ce que les hommes échouent à guérir. Alors, là encore, non ?, cette idée d’un remède, lorsque tout revient entre les mains des femmes. En somme, la politique enfin aux mains d’une femme, et ce serait une solution finale ? Question de mots, dit Bernard-Henri Lévy. Et bien, mettre « femmes » au lieu de « homme », homme dans un sens général, pas au sens les hommes et les femmes, n’est-ce pas très significatif et lourd de sens ? Alors, Chevènement ? Onction de prélat, avec une voix qui semble la voix dégénérée de Mitterrand, inclinant la tête comme un croupier de casino, ce maurrassien né, toutes les organisations politiques qu’il a dirigées fonctionnant comme des passerelles vers la vraie droite « pas métaphorique du tout ». Ce Chevènement, Bernard-Henri Lévy le sent là, « à cent mètres où je retrouvais la candidate… Régis Debray pas loin…avec leurs gros sabots de nationaux-républicains impénitents, en train de fourguer leur camelote à la candidate… » Franchement, je ne crois pas que cette femme soit du genre à se laisser refiler de la camelote ! Une femme aurait-elle besoin de la camelote d’un homme… ? Et sans cette mauvaise camelote elle aurait été mieux ? Mauvaise influence ? Femme sous influence ? Candidate ne s’en laissant, certes, pas conter, « mais qui m’arrivait tout de même, parfois, direct du 282, avec des suggestions curieuse et dont je voyais tout de suite l’origine (une histoire de Marseillaise à réhabiliter, de Poutine qu’il ne fallait pas énerver…)… ». Pourquoi cette gauche de droite, celle de Chevènement, celle de Debray dans sa dérive nationaliste, n’entrerait-elle pas en curieuse résonance avec un fantasme maternel revendiqué par la candidate (et pourquoi pas, si cela remet en question cette si grande difficulté de sortir de la mère et prendre de plein fouet cet incurabilité du déracinement originaire qui précipite dans le temps de vivre) et prétendant justement offrir la solution finale à ce « Il y a de l’Incurable » avancé plus haut par Bernard-Henri Lévy ? Repli nationaliste du maurrassien entrant en résonance avec le repli proposé par le fantasme maternel au cœur d’une campagne revendiquant le « droits des femmes » qui serait différent du « les droits de l’homme »…Cette seconde tentation…La « Barbarie à visage humain » ne pourrait-elle pas prendre le visage d’une mère prétendant que c’est éternellement en elle qu’on a la solution de tous les maux, en puissance ? Cette faille originaire de l’être, n’est-ce pas le fantasme maternel qui prétend savoir y remédier ? Venez dans mon ventre ! Une campagne électorale ne pourrait-elle pas trouver son sens dans un deuil à faire, le dedans d’une matrice à accepter de perdre ? Ce serait ça, la réussite, non ? Et que, décidément, « il y a de l’Incurable ! »

Critique de la raison néoprogressiste, antilibéralisme qui n’est pas que l’apanage de la gauche certes mais celui de la France entière. Curieux attachement au modèle centralisateur venu de la Révolution. Mais, dit Bernard-Henri Lévy, c’est chez la gauche que le mal est le plus aigu. L’objectif d’ATTAC par exemple est d’extirper le virus libéral des têtes. L’antilibéralisme a fini par s’imposer comme un commandement, un horizon, un programme.

Ignorance de ce que le libéralisme, c’est le contrat, et non pas le marché. Ce n’est donc pas la jungle, l’état de nature. Le vrai libéralisme a toujours été, aussi, « une réflexion sur la correction, par la loi, donc par l’Etat, des effets de concentration, ou de monopole, que le libre jeu du marché est toujours susceptible d’engendrer… » Obsession du complot « qui fut le fonds de commerce de l’extrême droite et qui est en train de devenir, ici, celui de l’antilibéralisme… » Etrange processus de dégradation de l’énergie conceptuelle. Il y aurait deux sens distincts de l’Etat libéral, dont il s’agirait de trancher le nœud de l’ambiguïté, prendre le bon et laisser le mauvais, garder la liberté et jeter le libéralisme. Les ténors de cette gauche qui ne consacre pas au beau mot de liberté le centième du travail critique qu’elle a pu consacrer aux mots de patrie, de nation, de sécurité. Et oui… Tournant le dos, écrit Lévy, aux trois grandes révolutions, l’anglaise, l’américaine et la française, qui furent des révolutions explicitement libérales. Le libéralisme était alors un instrument de lutte contre l’absolutisme. Tout un pan de la mémoire populaire jeté par-dessus bord.

Deuxième symptôme : l’Europe. Le débat européen est devenu quelque chose de navrant. Et Lévy évoque ses débuts, le temps de « La Barbarie à visage humain ». C’était autre chose !

Je voudrais un instant m’arrêter à ces pages que Bernard-Henri Lévy a dédiées à Armando Verdiglione. Elles m’ont fait rire par leur bizarrerie, et en même temps je me suis demandé d’où lui venait cette version-là. Bien sûr, Lévy évoque l’entrepreneur culturel européen qui faisait comme personne n’avait jamais fait. Mais dire « avec l’argent de ses analysants ou, plus exactement, avec l’argent des familles italiennes qui ne savaient que faire de leurs rejetons et qui les lui confiaient, en principe pour qu’il les analysât, mais s’il pouvait plus, s’il pouvait, en sus de l’analyse, leur inventer un rôle d’éditeur, journaliste, patron de revue, producteur de films, directeur de théâtre, attaché de presse, traducteur, auteur, est-ce que ce n’était pas le bon Dieu qui l’envoyait ? est-ce que ça ne valait pas d’investir, avec lui et pour lui, quelques millions de lires ? – avec l’argent, dis-je, des grandes familles italiennes soucieuses de donner un sens à la vie de leurs héritiers, il créa une constellation d’entreprises culturelles européennes, fièrement et systématiquement européennes, dont je ne sache pas qu’il y ait eu, au même moment ni ensuite, de vrai équivalent ni en Italie ni en France. » Ah ! l’importance de l’argent des familles, dans cette version ! Les grandes familles italiennes ! Et leurs rejetons ! Qu’en faire, de ces rejetons ? Les petits ? Ces rejetons ne sont pas allés tous seuls faire une demande d’analyse à Verdiglione, et tentés par une aventure intellectuelle si nouvelle au niveau international, non, c’est leurs familles illustres qui les ont remis entre les mains de « leur maître devant l’Inconscient ». Et voici, cet envoyé du bon Dieu, c’est lui qui a le pouvoir de leur inventer des rôles ! Bigre ! Je pense à ces rejetons, à ces héritiers…les pauvres, heureusement qu’il y a eu Verdiglione, ces petits, sans lui…Je ne sais pas si c’est Verdiglione lui-même qui les a présentés ainsi à Bernard-Henri Lévy, en tout cas je l’ai entendu souvent, Verdiglione, dire, « c’est un petit », même de certains intellectuels d’ailleurs, « pas grand-chose, leurs oeuvres »…un sauveur de leur péché originel d’être des petits…Armando Verdiglione, je l’ai rencontré pendant presque dix ans, à Paris, à Milan, des années avant son procès, pendant les différents temps de son procès dont j’ai lu tous les actes et à propos duquel j’ai écrit, dans un style imitatif, « L’affaire Verdiglione » publié en Italie, j’ai participé à ces extraordinaires « Assemblées du samedi soir » incroyables où il était question de l’investissement de chacun, des projets, des interviews, des rencontres, de tels et tels intellectuels, des revues, de la préparation des congrès, colloques, conférences, la question de l’argent à chaque fois évoquée, notamment les multiples emprunts aux banques des uns et des autres, l’argent publicitaire, et je n’ai jamais entendu parler de celui des familles coulant à flots , j’ai connu un certain nombre de membres du Mouvement Freudien International, j’ai passé pendant plusieurs années mes vacances d’été là-bas, écoutant et vivant de l’intérieur cette aventure intellectuelle incomparable, tenant pendant plusieurs années un journal de bord dans lequel je notais une grande quantité de détails, de paroles, j’ai appelé longtemps Verdiglione chaque matin au réveil pour le saluer, à Milan, depuis Paris. Ma version est évidemment très différente…Un vrai et unique et singulier personnage…Un Personnage ! Un cas clinique aussi, époustouflant ! Je voudrais insister sur la parole érudite, singulière, bizarre, inventive, théorique de Verdiglione, sur ses conférences que venaient écouter un nombre impressionnant de jeunes, pas tous loin de là enfants de familles illustres et riches qui les auraient fourgués là faute de savoir qu’en faire, mais attirés au contraire par la célébrité dérangeante de ce Personnage hors du commun, par son audace, par sa culture, par sa théorie, par son énergie. Impressionnant, Verdiglione, dans chacune de ses interventions ! Inoubliable ! Fascinant ! Et foutant en l’air des ambitions bien balisées, celles des familles, justement, faisant bifurquer du jour au lendemain ! Comme il l’a écrit dans un de ses livres, en l’écoutant nous avions l’impression qu’il était allé chercher des fraises dans un endroit connu de lui seul, des trouvailles dans sa parole-même, et qu’il en donnait quelques-unes, mais sans jamais dévoiler l’endroit pour que d’autres y aillent directement, pour que ce soit toujours lui qui en donne ! En conclusion du congrès de Tokyo, je le revois encore, époustouflant le public de cinq-cents personnes venues l’écouter dans la splendide salle de l’Hôtel New Otani, il semblait shooté ! C’est la parole si insolite, si forte, si curieuse, et c’est le personnage s’incarnant de manière fabuleuse, une sorte de nouveau Prince mécène de la Renaissance, qui attiraient ces jeunes, vraiment pas tous, mais vraiment pas tous munis de l’argent de leurs familles, si c’est vrai que de ceux-là il y en aurait eu…peut-être au début, je ne sais pas, en tout cas les discussions sur l’argent aux réunions et assemblées étaient suffisamment pressantes pour s’apercevoir que cela ne coulait ni à flots ni de source, et j’en ai entendu…Verdiglione comme un gros sein intellectuel gorgé d’un lait de culture, de théorie, d’audace, de narcissisme jamais vu ailleurs…Il fallait le voir entreprenant de donner à manger…à qui ?, à ces « petits ? », un lait culturel qu’aucun autre sein n’aurait été capable de donner…Il fallait voir ces « rejetons » (dont les familles ne savaient que faire ?…) avoir faim d’un si bon lait, évidemment…C’était le personnage qui les attirait…Nulle part ailleurs une formation de cette qualité et de cette sophistication, beaucoup mieux que la meilleure université, un infatigable travail de la pensée… Entreprendre…Rencontrer…Penser…Nulle part ailleurs…Cette idée qu’aucun autre intellectuel… Quel fantasme, non ? Et les intellectuels (jamais à la hauteur du fabuleux mécène de la Deuxième Renaissance bien sûr, il faut bien noter cela) , les artistes, les scientifiques, les industriels, les financiers, les politiques, tous …invités…venaient-ils pour cet intellectuel-là, Armando Verdiglione…, se penchant sur le berceau pour voir le génie ? Billets payés, tous frais payés, et entre beau monde intellectuel aussi, bon ils étaient si nombreux à venir à Milan, à Tokyo, à Jérusalem, à New York, à Caracas, à Rome, à Paris, à Pékin, à Genève, invités…vous voyez, tout le gratin intellectuel pour moi Verdiglione, pour mon œuvre…La preuve, tous ces gens célèbres… ! Question : une si exceptionnelle nourriture intellectuelle, en avoir faim, est-ce que cela va de soi ? Une mère parfaite s’incarnant dans ce fils venant sauver du péché originel d’être des petits à la vie dépourvue de sens, dans le biberon tout ce qui est le mieux, absolument tout concentré dedans, caverne d’Ali Baba, bibliothèque entière et quelqu’un qui sait lire et qui mâche pour les petits, est-ce que la faim doit obligatoirement y répondre, sans aucune résistance, et avaler en déglutition primaire, et quel sein magnifique ? Ou bien, sorte d’inadéquation entre ce sein culturel gorgé de choses de si grande qualité, et la faim, qui ne répond pas exactement, quitte à entendre dans le dos ah le pauvre, la pauvre… Et une autre question : tellement d’intellectuels qui ont écouté, au cours de ces congrès si nombreux, au cours de ces colloques, les conférences de Verdiglione, sa parole si unique, et ses livres qu’il leur envoyait, cadeau, et puis rien, il n’en reste rien, aucun d’entre eux qui parle de l’œuvre de cet intellectuel d’exception, comme si c’était du sable, ainsi que me l’a dit récemment quelqu’un. Bernard-Henri Lévy non plus ne parle pas de l’œuvre de Verdiglione (d’ailleurs, il faudrait aussi vérifier, dans la parole et les œuvres de Verdiglione si celle de Lévy l’a beaucoup intéressé…), pourtant il y en a une…C’est une énigme. Etrange crépuscule… Voilà…L’argent des familles qui coulait à flots ? « Là non plus, rien n’était trop beau pour trouver aux enfants des petits boulots d’hôtesses d’accueil, agents de voyage, conférenciers ; ni pour permettre aux pères de famille de dormir en paix, enfants casés, problème réglé… » Les enfants casés ! Ouf, presque débiles, et, enfin, casés, les riches familles ont trouvé quelqu’un leur enlevant un gros souci… Quel mépris pour ces enfants ! Pour ces petits ! Les familles qui auraient pensé, désespérées : qu’est-ce qu’on va en faire ? Où va-t-on pouvoir les placer ? Mains levées au ciel ! Et puis l’envoyé de Dieu, Verdiglione ! J’avais plutôt eu l’impression, moi, au contraire, que ces familles le regardaient d’un sale œil, cet Armando Verdiglione qui arrachait les enfants à une normalité bien propre sur elle ou bien à un avenir pas très radieux ! J’en ai même connu une, de ces filles de famille, ayant perdu père et mère, oh la la l’héritière ?… (grâce à l’héritage elle a dû emprunter moins que d’autres aux banques…) qu’ un ami de son père avait mise en garde : surtout, ne jamais s’adresser à ce type, Verdiglione ! Elle s’est évidemment précipitée à une de ses conférences, et ce fut personne d’autre ! Voilà pour l’énigmatique Verdiglione, le mégalomane Verdiglione, l’étrusque Verdiglione qui semble maintenant retiré dans une sorte de nécropole richement meublée en résidence de luxe…A Paris, il paraît que, pour lui, il n’y a plus que de la poussière…Je lui dois sans doute beaucoup, avec ma faim qui ne fut jamais vraiment en adéquation avec sa nourriture…Lorsque je me suis éloignée de lui, il était évident pour moi que mon aventure italienne m’avait donné infiniment, mais autre chose que ce que, là-bas, on avait désiré me donner… Comme si pour moi le sevrage avait toujours, étrangement, précédé l’addiction celle-ci forcément si bénigne…Et quand j’évoque l’addiction, je veux dire transfert…

Un peu d’Europe est morte à Sarajevo, écrit Bernard-Henri Lévy. Cendres de Dobrinja, eaux sombres de la Drina.

Panne de sens de l’Europe. Les vrais Européens se sentent en exil dans leur propre pays et plus encore dans leur patrie de cœur. Ce n’est pas tout à fait qu’il y aurait eu un âge d’or où la gauche aurait été pour l’Europe. Mais elle l’a été. Aujourd’hui, le vent a tourné. Les immigrés d’Europe de l’Est viendraient voler le travail des Français. Gauche frileuse, alors qu’elle était audacieuse. Délocalisations que l’on abomine, dérégulations… « Je n’aime pas la façon qu’a cette gauche de se dire souverainiste pour ne pas dire anti-européenne. » « Je n’aime pas cette gauche qui double à droite… » « je n’aime pas cette gauche qui croit se sortir de ‘la barbarie à visage humain’ en prenant la porte – ou la fenêtre – qui mène à l’’idéologie française’. »

L’anti-américanisme. Haine étrange, sur toute la planète, vouée à ce qu’est l’Amérique. Haine comme un véritable mot de passe unifiant toutes les églises néoprogressistes. Cette Amérique coupable d’affamer le monde et de l’inonder de ses marchandises, de détraquer le climat, de piller les ressources de la planète, de combattre le terrorisme et de l’avoir fomenté, à la fois sans culture et envahissant le monde de sa culture, d’être la patrie du matérialisme…Montée en puissance de cette Amérique condensant toutes les fonctions par la machinerie technocratique et la pensée unique… Tout commence, écrit Bernard-Henri Lévy, par Rousseau, comme il le disait déjà dans « L’idéologie française ». Par « Le contrat social » soutenant qu’il suffirait d’une volonté générale pour fonder une société. Ce serait possible même sans rien avoir en partage, juste par une pure décision de l’esprit. Dans le silence des passions humaines et des appartenances…Lamartine s’opposait déjà : les sociétés ne se forment pas par contrat, elles sont instinctives ! Auguste Comte souligne que les sociétés sont le fruit d’influences mystérieuses venues des profondeurs du temps. Impossible de tout refaire à neuf ! Ce courant des « contre-Lumières » évoqué par Anna Arendt. Or, voici que cette construction de Rousseau, que l’on prenait pour une utopie, une chimère dangereuse, que cette idée folle, prend corps dans le Nouveau Monde, où des hommes venus de tous les coins de la planète, n’ayant pas la même couleur de peau ni la même langue, avec des histoires, des religions, des traditions différentes, ont décidé de se rassembler sur un contrat. L’impossible Etat devient une puissance, qui va ensuite sauver l’Europe. A l’heure d’Hitler, l’Amérique moquée devient une arche de Noé gigantesque mettant en œuvre un droit d’asile et d’hospitalité qui n’a plus court nulle part ailleurs, sauvant du nihilisme et de la catastrophe les œuvres, les bibliothèques, les valeurs, les hommes. Tous les adversaires de l’esprit des Lumières et de Rousseau se sont lourdement trompés, et lorsque les nations traditionnelles s’engagent dans un processus de suicide collectif, c’est la petite nouvelle qui vole au secours. Mais justement, c’est de cette humiliation que naît l’anti-américanisme ! de la rancœur du débiteur à l’endroit de son bienfaiteur. Oedipe à l’envers suggéré par Bruckner, où c’est la mère Europe qui poursuit de sa haine son enfant qui s’est donné à elle en prétendant la régénérer en venant la sauver. Ah ! cette nouvelle Europe qui s’est recommencée ailleurs, ne gardant que le meilleur et évitant de reproduire les erreurs de la vieille Europe ! La possibilité d’une île américaine est en contravention avec les plus sûrs principes de l’idéologie française et européenne, et ceci est une humiliation métaphysique. Ce démenti qu’est l’Amérique aux formes traditionnelles de croyance nationale ! Au commencement, il y a des gens qui ont une certitude, et qui ont un cauchemar dont ils aimeraient se réveiller une bonne fois, et voici que le réel de l’Amérique vient les prendre à revers et donner corps à leur hantise. D’où la blessure narcissique ! « Dévaluation au profit d’autrui de Sa Majesté le moi national. » « La découverte de l’Amérique, la vraie, c’est-à-dire la découverte que l’Amérique n’est pas seulement réelle…mais possible, et de surcroît, nécessaire…est un choc idéologique sans précédent pour ceux qui croyaient que l’Europe était au centre du monde, la France le centre de l’Europe, et le modèle organique et organiciste de reproduction des nations, le seul modèle possible. » Bref, Bernard-Henri Lévy nous présente l’Amérique comme incarnant l’entame de la plénitude fantasmée de l’Europe, la déchirant dans son identité immobile, la faisant trembler dans ses fondations. Sa réussite est l’échec de « l’idéologie française » ! Ce serait très intéressant d’admettre, en effet, cette béance originaire ! Mais au contraire, d’abord l’incrédulité. Maurras soutient que cela ne peut pas marcher. C’est une nation névropathe. Puis la rage. L’ennemi, ce n’est pas Staline, mais Ford. Dans le sillage de Drieu La Rochelle, il y a l’idée que si l’Amérique l’emporte, c’en est fini de la civilisation d’Europe. L’anti-américanisme est une métaphore de l’antisémitisme. Dans tout cela, pas de gauche. Lénine lui-même étai un admirateur…du fordisme ! « Trotski était fasciné par New York. » « Boukharine exhortait les communistes à ‘ajouter l’Amérique au marxisme’. » Marx et Engels, les deux fondateurs du marxisme, voyaient l’Amérique comme un lieu où la classe ouvrière était déterminée et organisée, un endroit où les contradictions liées au capitalisme étaient en train d’arriver à cette maturité rendant concevable l’explosion révolutionnaire, comme un pays magnifique. Ceci jusqu’en 1945…Ensuite, gauche et extrême gauche entrent à leur tour dans l’anti-américanisme. De patrie de l’émancipation ouvrière elle devient l’avant-poste de la réaction anti-sociale…Maurice Thorez dit que le rêve américain empoisonne l’âme de nos enfants…L’Amérique entre dans nos cerveaux, domestique nos âmes…Dénonciation d’une colonisation mentale… Déchirure, tremblement de terre, ouverture d’une faille ! Régis Debray voit dans Mai 68 la voie française vers l’Amérique et cette Amérique une catégorie mentale qui a déjà gangrené les têtes européennes. Comment mieux parler de ce dérangement originaire ? De cette sensation violente que quelque chose d’ancien est irrémédiablement déraciné, une matrice qui se décompose ? Debray pourrait être lu comme celui qui fait le témoignage dans le vif et la résistance, aussi, de ce qui s’est attaqué à l’état de plénitude matricielle, à l’identité d’un vieux continent qui se croyait à l’abri de ses valeurs, de ses traditions. Le repli identitaire ne témoigne-t-il pas par le négatif d’un temps plein en train d’être irrémédiablement dérangé ? L’intéressant, ce n’est pas de dénoncer ces haines, ces résistances, ces dénégations, mais de lire la sensation de dérangement violent dont cette haine prend acte. S’il n’y avait pas des hommes pour témoigner dans leur corps et dans leur âme du déracinement matriciel en train de se produire avec cette entame originaire s’effectuant par la pragmatique et jeune Amérique déchirant l’horizon borné, cette décomposition des enveloppes placentaires métaphoriques de l’Ancien Monde ne s’inscrirait pas dans la réalité. L’écriture de la résistance n’est-elle pas ce qui en témoigne le mieux ? Ecriture d’une résistance à un processus très violent de naissance, le fœtus mis dehors par un très puissant vent d’Amérique va au plus près de ce Nouveau Monde, de ce dehors si menaçant, pour tenter d’une manière contre-révolutionnaire plutôt que révolutionnaire, d’empêcher la décomposition matricielle inévitable de l’enveloppe européenne. En vain bien sûr. Le corps et le cerveau vont dans le vif de cet entre-deux très saignant, de ce décollement en avalanches. Il n’y aurait pas d’écriture de la dénégation radicale si l’événement traumatique de la déchirure originaire précipitant dans la naissance par entame de la plénitude originaire qui ne pouvait plus durer tellement c’était étroit et sans respiration n’avait aucune réalité ! De ce point de vue, l’anti-américanisme lui-même peut se lire de manière nouvelle. La résistance comme le très paradoxal témoignage que c’est très efficace pour faire naître ! Même au forceps ! Même par césarienne ! Alors, dire qu’il n’y a pas d’anti-américanisme de gauche, que l’anti-américanisme est le progressisme des imbéciles…

Darfour. Un mouvement d’opinion, aux Etats-Unis, est en train de naître en faveur d’une population d’innocents persécutés, l’administration Bush s’en mêle même s’il n’y a aucun intérêt économique. Or, l’Amérique est aussi le centre nerveux d’un pouvoir qui impose à la planète entière un régime d’échange inégal, donc on ne peut pas les suivre sur le Darfour sans les suivre aussi là où ils commettent des crimes. Voilà ce que dit Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières. Bref, cette mobilisation au Darfour serait une diversion dans la stratégie générale de l’Empire. Il s’agit alors, logiquement, de faire des objections à cet Empire. Or, l’Amérique n’a jamais colonisé personne, dit Lévy. C’est vrai, sur leur terre, ils n’ont pas colonisé les Indiens…

Durban. Rassemblement d’ONG. Pour condamner l’esclavage, la faim dans le monde, le racisme, les guerres. Mais on a surtout entendu la naissance d’un antisémitisme dans le sillage d’extrémistes de la cause palestinienne , en martelant qu’il y avait un seul Etat criminel dans le monde, Israël. Passage à la trappe des autres grandes questions, détresse de la délégation rwandaise, et d’autres, à cause du détournement de la conférence par les associations palestiniennes. Idem les représentants des Indiens et leur espoir de faire condamner le système des castes, et aussi les activistes de la cause Rom, des indigènes de Colombie et d’Equateur. Mépris pour ces militants de la juste cause qui n’ont pas vraiment pu se faire entendre à cause de la monopolisation palestinienne. Des braillards qui ne voulaient faire entendre que le slogan « Free, free Palestine ». Axe monstrueux américano-sioniste, donc… Un monde où les méchants sont les maîtres de l’Empire…Un monde avec d’un côté l’Amérique, son caniche anglais, son laquais israélien, et en face, quels que soient leurs crimes, leur idéologie, leur façon de traiter leurs minorités, leur régime intérieur, leur antisémitisme, leur racisme, leur mépris des femmes et de homosexuels, leur absence de liberté de la presse, ceux qui contestent aux premiers leur prééminence. Mais quelle est votre place dans le monde si vous êtes du Soudan, ou Sri-lankais ? Bon, vous pourriez à votre tour entendre cette violence d’un dérangement originaire…Même injuste, impardonnable. « Vous pouvez aller vous faire voir ailleurs , avec votre petite souffrance locale qui n’entre pas en composition avec la grande contradiction qui gouverne le monde. » Bon, on pourrait aussi juste murmurer que ceux venus pour les écouter, ces pauvres dans leurs souffrances locales, ils auraient pu mettre en relief cette faille de l’être, plutôt que mettre en relief qu’on n’a rien pu faire pour eux. Il y a juste une petite nuance…Dénicher aussi le fantasme de venir en aide, ah ces isolés avec leur souffrance locale…Mais non, au commencement il y a cette incomplétude sans remède, il y a le dérangement par ceux qui disent ce déracinement et qui en tire une force étrange, pragmatique. Cela aurait pu être l’occasion de la transmission d’un message de la part, justement, de ce peuple d’Israël désigné par la cause palestinienne …Mettre en avant le message du peuple juif, qui est cette faille originaire elle-même, que les Palestiniens dénoncent car ils résistent à le recevoir, ils l’entendent de manière persécutrice. On en est vidé d’un état plein, identitaire, sécurisé. Or, le déracinement violent permet la mobilisation de l’énergie pour une nouvelle vie, comme dans une naissance où corps et esprit le déraciné par excellence sent ses cinq sens s’ouvrir à des sensations fabuleusement nouvelles. Alors, assez d’incriminer le « crime » originaire qui vide hors de la complétude fœtale et de toutes ses métaphores. La monopolisation palestinienne du débat de Durban n’aurait-elle pas pu être l’occasion à saisir d’un nouveau commencement, sur la base de ce déracinement ? L’envahissement lui-même n’aurait-il pas pu être exploité pour la transmission du message …biblique s’échappant de son laboratoire juif ? Tout ce qui se met à résonner avec le dérangement originaire est-il si négatif que cela ? S’ouvrent dans l’entre-deux violent des sensations très nouvelles, des promesses d’autres aventures humaines…La question palestinienne elle-même ne souffre-t-elle pas d’une lecture très enrayée ?

Indifférence au drame de la Bosnie et du Kosovo. Peu nombreuses les oreilles, là encore, pour entendre et hurler la révolte, la colère. Mais heureusement, Bernard-Henri Lévy fait partie de ces peu nombreux. Cela glisse curieusement sur l’aide qu’heureusement quelques-uns apportent, plus que sur la mise en relief du message biblique à propos de la faille de l’origine. Nous sentons une sorte de …monopolisation de ce message, en quelque sorte, restons les seuls, les élus, de l’admission du déracinement qui fait être si pragmatique sur la terre où nous sommes jetés, et tous les autres, les pauvres, ils sont si enracinés, ils nous persécutent parce qu’ils s’accrochent à leur plénitude imbécile, nous n’allons pas leur dire que cela fait une telle différence, ce déracinement…Il y a cette idée de se le garder pour nous, ce message, de ne se le transmettre qu’entre nous, que personne d’autre que le peuple juif ne peut se sentir dans sa chair le message juif…Lorsque Bernard-Henri Lévy souligne, à juste titre, qu’ils ne sont pas nombreux à s’intéresser à la Bosnie, au Kosovo, on a plus l’impression qu’il y a de sa part une sorte de satisfaction narcissique à être de ceux pas nombreux à ne pas rester indifférent, et c’est vrai qu’il n’est pas indifférent, mais en même temps sa parole ne milite pas pour que les non indifférents soient plus nombreux. Une parole qui entrerait dans le vif violent de l’entre-deux, de la faille, et aussi du partage de cette faille. D’une certaine manière, on dirait qu’il y a un refus de la partager, cette faille de l’entre-deux. C’est vrai qu’il y a de quoi s’indigner de paroles telles que « la situation dans l’ex-Yougoslavie est misérable, mais cette misère doit être laissée à ses acteurs locaux ». Mais en même temps, la parole qui s’indigne avec une telle légitimité ne milite pas beaucoup, bizarrement, en direction de ce partage de l’entre-deux, de la béance de l’origine, pour faire sentir dans la chair que ce déracinement met à égalité chaque humain, et personne n’est à ce titre plus déraciné qu’un autre. Il y a toujours plusieurs lectures possibles, on peut voir un peuple englué dans ses fantasmes identitaires et de plénitude dénoncer avec violence et racisme ceux qui entame cette totalité, mais on peut aussi lire que cette entame originaire qui se dit sous la forme persécutrice par ceux qui la vivent est le commencement ouvert d’une vie nouvelle pour eux. Le verre, on peut toujours le voir à moitié vide ou à moitié plein, et il y a aussi la responsabilité du lecteur. Je trouve que ce n’est pas du tout anodin d’en rester toujours à des énoncés du genre « la vorace démocratie impériale ». Le lecteur de cet énoncé dicté par la sensation de persécution pourrait l’entendre dans un énoncé différent « la violente entame de la plénitude par des autres qui ne sont pas complices de la sauvegarde de cette plénitude d’essence totalitaire voire fasciste ». On peut voir le Mal dans cette indifférence du plus grand nombre qui met en relief ceux qui ne sont pas indifférents, on peut voir le Mal dans ceux qui s’accrochent à leur identité et veulent y soumettre les autres ou bien les éliminer, mais on peut aussi déplacer ce Mal, et ne plus admettre que ce « crime » originaire qui fait des êtres humains sans exception des déracinés d’une matrice de l’origine, par-delà tous ceux qui prétendent sur le mode souvent persécutif que ce déracinement ne les concerne pas. Alors, ces mauvais maîtres qui s’acharnent à défaire « ce qui est, en politique, le plus difficile à construire : le pli qui fait que les hommes se soucient de la souffrance des autres hommes. » J’aimerais dire : des hommes qui se soucient du déracinement originaire des autres hommes, de ce déracinement qui sépare et qui nous unit. Je n’ai pas l’impression que le peuple d’Israël soit fait d’hommes qui se soucient, au sens strict, de la souffrance de ces autres hommes que sont les Palestiniens, qui ont été déracinés de la terre sur laquelle ils étaient nés. Par contre, ce peuple d’Israël me semble incarner des hommes qui ont le souci de faire entendre à ces autres hommes que sont les Palestiniens cet entre-deux déraciné qu’ils ont eux-mêmes intégré depuis trente-cinq siècles, et qui les ferait « frères ».

Prenons le problème à l’envers, écrit Bernard-Henri Lévy. Problème du délire qui passe par l’incontestable marqueur des crimes du fascisme et du nazisme. Et le cas de ce long cri de haine qui poursuit depuis des siècles et des siècles le Peuple de la Parole, qui est l’antisémitisme. On pourrait dire, la sensation par cet antisémitisme de la transmission aussi à d’autres peuples de cette entame originaire que les juifs se reconnaissent depuis si longtemps à eux-mêmes et qui est le Dieu qu’ils se sont choisi, le Dieu qui symbolise cette faille de l’entre-deux, YVHV. La survie du Peuple de la Parole est le démenti à la loi qui veut qu’à l’âge de la Fin de l’Histoire la seule solution pour les peuples est la nation. A l’époque de la révolution industrielle, le délire imaginait que les banques étaient juives, le capital était juif ; l’Amérique et l’Angleterre étaient juives. Des juifs qui ne font jamais allégeance à un Etat-nation en particulier. Puis, le problème c’est la race. Et les juifs, ce serait une race à part. peut-être une anti-race. Corrompant par du métissage la pureté des autres races. Déchirement des plénitudes identitaires… Cet antisémitisme a une histoire, et il perdure. Il est même en progression. Mais dans sa forme canonique, il s’est affaibli. Les formes anciennes subsistent, l’antisémitisme déicide, l’antisémitisme nationaliste, etc…Alors, quel est l’autre discours qui ranime sa flamme ? Par trois propositions nouvelles : Les juifs s’approprient la compassion des hommes. Shoah business… Le devoir de mémoire occupe l’espace, effaçant les autres mémoires… Que reste-t-il alors pour le génocide des Indiens d’Amérique, et des Palestiniens, et des peuples premiers ? Rien…Le vacarme qui se fait autour de la souffrance du peuple juif couvre leurs voix à eux… En vérité, il s’agit d’entendre cette souffrance juive comme le paradigme de chaque souffrance, et encore plus près du commencement, d’entendre notre propre faille à travers leur faille originaire que leur Parole raconte et transmet. C’est l’inverse de dire que le vacarme sur leur souffrance recouvre la voix souffrante des autres peuples. Il s’agit d’entendre, dans la souffrance juive, la faille de l’origine du point de vue de son importance collective, qui va faire que chacune des autres failles constitutives d’autres peuples singuliers sera aussi comptée. Mais, au contraire, se déploie un antisémitisme justifié par la guerre des mémoires…Puis, le révisionnisme, et la négation de ce qu’a d’absolument singulier, d’unique, le génocide juif.

Ce n’est pas la Shoah qui fonde l’Etat d’Israël, mais une promesse que la Parole a transmise au cours de trente-cinq siècles.

Le capital symbolique s’attache-t-il aujourd’hui au statut de la victime ? C’est absurde.

Et ces mères américaines qui en ont assez que leurs fils soient envoyés en Irak au profit d’Israël.

Bernard-Henri Lévy rappelle que la mémoire anti-fasciste est la sienne. Les juifs ne sont pas venus au monde pour combattre l’antisémitisme ! Et oui ! Ils sont venus pour témoigner et transmettre cette faille de l’entre-deux, du partage de l’être, de ce « crime » originaire qu’est ce déracinement, et dont ils sont « coupables » d’y être fidèles envers et contre tout, et d’en tirer des ressources, de l’énergie, attisant la jalousie des autres peuples dérangés par ce paradigme.
Alors, fidèle à sa mémoire anti-fasciste, Bernard-henri Lévy nous remet en mémoire le fascislamisme. A Damas, au temps d’Hitler, il y avait l’inclinaison arabe pour le nazisme. Idem en Irak. Et la Syrie. Idem le mouvement des Frères musulmans né en 1928 en Egypte. « …il y a une dimension de la cause palestinienne qui, pour la plupart d’entre nous, ne passait pas : son antisémitisme. » E ainsi de suite…La gauche et l’extrême gauche a perdu la mémoire à ce propos… « Il faut que le pire de l’esprit de Vichy soit revenu pour qu’un responsable socialiste puisse tranquillement suggérer de lâcher l’électorat juif au bénéfice d’une alliance avec un électorat musulman plus nombreux… »

Il faudrait, face à la marée verte islamiste, écrit Bernard-Henri Lévy, limiter la place qu’occupe la référence obsessionnelle à Israël dans le débat progressiste. Ce maudit Israël épine dans la chair arabe…source permanente d’humiliation, corps étranger dans une terre qui n’est pas et n’a jamais été la sienne. Proposition fausse étant donnée l’ancienneté de la présence juive en Palestine. Et puis, comment une minuscule présence juive poserait-elle un problème à des croyants occupant la majeure partie des terres arabes ? Le raisonnement d’un antifasciste normal serait au contraire de penser que c’est une chance, pour une région du monde, de voir se créer un foyer de modernité, de technologie, de prospérité.

C’est par la laïcité qu’une vraie gauche pourrait faire échec à cet islamisme. Qui n’a rien à voir avec la tolérance.

Et il faudrait que la planète arabo-musulmane fasse comme les juifs avec le Talmud, une lecture vivante, sans cesse interprétée. Il faudrait inventer un Talmud musulman.

Bernard-Henri Lévy recherche gauche antifasciste désespérément…

Enfin, le dernier symptôme : la question de l’Universel. Cet Universel n’a jamais cessé d’être attaqué sur tous les front depuis des siècles. Partout, retour en force des vieilles doctrines « différentialistes ».

L’universalisme est un anti-colonialisme. Un anti-impérialisme. Unité profonde du genre humain. Par cette faille de l’origine, qui met à égalité les êtres humains ? Une sorte de même fratrie, à partir de cette déchirure intrinsèque ?

J’ai voulu faire une lecture pas à pas de ce livre pour dessiner depuis son commencement l’œuvre, les idées, les fidélités, la grande cohérence, les engagements et l’écriture de cet intellectuel, Bernard-Henri Lévy, jusque dans certaines bizarreries.

A lire absolument !

Alice Granger Guitard



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