La Perte humaine
dimanche 17 février 2008 par Salim Mokaddem

Variations sur la déshumanisation de l’homme

L’époque vit sous le mode de la non-vie l’instant ou le retour à la vie animale. Cela se manifeste de façon flagrante dans le désœuvrement des fêtes de la musique. Le 21 juin 2007, à Montpellier, jusqu’ à très tard dans la nuit, comme dans toutes les villes de France et d’Europe, on fêtait la venue de l’été et la musique. Cela se traduisait par des déambulations de grappes humaines, portées çà et là par l’inspiration, l’ivresse, ou l’ennui, à glaner quelques notes électriques ou électro, sans pouvoir se concentrer sur un type de musique ou une œuvre à part entière du fait de la disposition rapprochée des groupes de musiciens, des configurations scéniques se parasitant entre elles, et, surtout, d’une programmation en excès et foisonnante ne permettant pas le calme, l’arrêt statique, la disposition d’écoute nécessaire à l’appréciation des performances. Par ailleurs, les danses des jeunes montpelliérains mimaient des transes sans sacré ni rituels organisés et structurés selon les canons du genre, tels que les anthropologues et les ethnologues contemporains l’ont enseignés. Le désœuvrement, l’ennui, le vide, apparentait ces circulations de personnes sans lieux fixes d’écoute, à une danse macabre, solitaire et bouclée sur elle du fait de la circambulation nocturne et du dispositif urbain contrôlé et observé par des caméras installées dans les points névralgiques de rencontres d’axes pédestres et routiers. A la fausse possession sans raisons des danseurs, bières en main, rires en poches, et sans saturnales provoquées ni orgiaques postures érotiques de licence contournée, les multitudes nomades révélaient un état de vie des hommes d’aujourd’hui : sans lieux fixes, contraints au loisir de la promenade errante dans la ville murée et contrôlée policièrement, obligée de s’arrêter à moments variables mais réguliers dans des échoppes, commerces, boutiques, boulangeries, commerces, ouverts pour des besoins de liquidités prosaïques (le sens musical disparaissant derrière celui des affaires), déambulant sans buts ni projets autres que d’être là (être le là même, sans la stase ontologique de l’être), absents au moment de l’écoute, présents dans l’absence de vie politique de groupe ordonné par un au-delà du lieu et du désir. La musique devient de fait un alibi commercial, un fond sonore pour cette danse macabre nocturne, un flot de sons chaotiques en boucles horizontales en retour sur elle-même, comme cette musique sérielle techno qui ne décolle pas d’un plombage terrestre des âmes en mouvement incessant de faux derviches sans dieu et, cependant, rivés à des maîtres qu’ils ne voient pas.

Ces ténébreuses marches nocturnes de la nuit d’été ne se font pas pour appeler à plus de lumières, comme par une apophatique de l’attente de lumière et d’un autre jour. Elles traduisent une damnation sans enfer autre que le dévidement de la pelote énergétique bio-humaine assignée à l’automouvement perpétuel dans les limites du loisir et de la fête imposée par une société qui précarise, nomadise, contrôle et administre les corps humains dans le procès de leur utilisation technique maximale. Il faut que ces corps urbanisés dévident leur excès d’énergie avant d’aller se garer dans les parkings biopolitiques architecturés par l’habitat où ils « demeurent », meurent donc deux fois, une fois à la vie sociétale, une autre à la vie psychique dans le sommeil. La circulation déambulatoire des corps contrôlés par une politique des flux du vivant et une administration technique totale de la vie qui les anime a plusieurs conséquences. Elle produit une esthétique de la mort vivante par une habituation à la monotonie acoustique et phonique (musique techno-industrielle d’un monde sans industrie présente visible). Elle gère le reste de ce qui échappe au travail diurne du capitalisme informatisé (les économies du loisir et de la culture évitent le malaise dans la rue). Elle assigne à la mobilisation physique des corps mobiles et contrôlables au prétexte de l’amusement, de la « dance », du « clubbing », de la « fête » gratuite sans horizon autre que sa simple reproduction irraisonnée. Elle socialise sur le mode de l’être-en-groupe-dehors les hordes humaines régressant dans l’obscur d’une cité sans lois ni noms manifestes. Cette danse macabre enferme à l’extérieur les corps ne pouvant faire corps social, politique, religieux, juridique, philosophique. Elle les contraint, implacablement, à utiliser les voies de transport mises à leur imposition contrôlée par les dispositifs administratifs obligeant les villes à vivre au rythme binaire, circulaire et répétitif, de cette esthétique consumériste.
Dans ce maillage, il est évident que la musique ne devient plus qu’une musique de parade et de sortilèges visant à endormir tout jugement de goût et d’appréciation au profit d’une passivité normée et d’un conformisme massifiée pour la régulation sociologique des vies humaines animalisées à l’extrême, de manière soft et efficace. L’abattage des hommes, comme espèce, ne peut se faire que dans la disparition du genre humain comme énigme historique. La fête de l’été et de la musique fait fi du temps, comme concept vivant historique destinant l’homme à sa souveraineté anthropologique. Elle réduit le temps à la temporalité répétée de la mesure métrée du même dans le retour biologique des saisons et des pulsions, et, elle aplatit, écrase, le sens symbolique musical. Le soleil, comme souveraineté excessive qui donne sans compter, et le son informé qui interrompt le cours du monde au profit d’un ailleurs saisissant le cœur et l’esprit, le corps et la vie humaine, au principe de la musique, ne sont plus que des moyens de régulation sociale et politique. Cette nuit-là, j’ai compris que l’enfer est un monde sans musique et sans soleil. Un monde où le sujet humain oublie son corps et se dilue dans l‘agencement administré de fêtes où chacun se perd dans l’absence à soi de soi comme affect et pathos humain réfléchi.

La trahison

La mélancolie de l’amour, en fin de siècle et en fin de réalisation de l’histoire d’une vie, s’apparente à une trahison envers ce qu’on a le plus aimé et choyé. La trahison ne renvoie pas à une morale de la conscience honnête, à un jugement sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire, à une carte des valeurs assez bien organisées. Cette trahison porte sur la lâcheté face à l’essentiel de ce qui est considéré comme souverain ou suprême par celui ou celle qui abandonne toute lutte pour l’affirmation de soi et de ce qu’il aime au plus intime de lui-même. Ce qui est en jeu demeure, presque dans l’implicite de chaque conversation, une blessure sans nom. Cette souffrance fait la tristesse, ou la dépression, des hommes du XXI ème siècle ; chacun sent que cette vie se survit à elle-même.

La lâcheté

Un premier ministre a parlé récemment de la lâcheté d’un député aspirant à la plus haute distinction politique, la Présidence de la République française, au sein d’un Parlement représentant le législatif pour les institutions démocratiques de la V ème République. On peut se demander ce que signifie la lâcheté pour des hommes politiques qui nous ont, depuis quelques temps, habitués à des acrobaties éthiques assez vertigineuses, du type de celle concernant le sang contaminé qui a obligé des ministres d’Etat à se dire « responsables mais pas coupables », entre autres énoncés sophistiques. La lâcheté pour le militaire est de fuir devant la mort ou d’abandonner son poste au prétexte d’un danger le visant directement, au risque de mettre ses troupes en danger réel d’annihilation. Etre lâche concerne le rapport que chacun d’entre nous entretient avec sa vie, la vie en général, et, par conséquent, avec la mort, la sienne et celle des autres. Hegel, dans la Phénoménologie de l’Esprit, met en scène dans la dialectique du Maître et de l’Esclave, que ses disciples marxistes retiendront jusqu’à en faire le noyau spéculaire du spéculatif, le tremblement de l’homme affrontant la mort en chair et en os. Il savait de quoi il parlait : le philosophe du Système a vu entrer dans Iéna les troupes armées de Napoléon. Les boucheries européennes que furent les guerres de conquête et de libération, d’unification et de gloire, de prestige et d’intérêts (mais chacun sait que le pur désintérêt se fait au nom d’intérêts supérieurs, autres), ont alimenté les réflexions des philosophes. Qu’on pense à Bodin, Machiavel, Hobbes, Rousseau ou Kant, entre autres. Mais Hegel a reconnu dans le conflit une finalité de formation, d’édification, de structuration logique et phénoménologique assez essentielle pour qu’on s’intéresse à ce qu’il nous enseigne sur la signification philosophique de la lâcheté et ses conséquences sur la geste humaine. Refuser de mourir pour protéger des intérêts vitaux, sa vie biologique simple, ses conditions matérielles immédiates, son être-là simple, immanent, authentique, fait de l’homme un esclave de son corps et de son attache animale au vivant. Indigne donc d’une liberté qui met au dessus de soi des valeurs, des idées, un être-autre pour lequel chacun peut décider que vivre sans cet élément logique ne vaut pas la peine et qu’il est alors préférable de mourir plutôt que de se survivre moralement et physiquement. L’honneur est le pendant de cette attitude de fierté et d’orgueil conjugués.

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