La vie conjugale, Lettres à Livia

Italo Svevo, Rivages Poche

vendredi 14 mars 2008 par Alice Granger

Ces lettres à Livia, son épouse, écrites pendant les fiançailles puis les premières années du mariage lors de séparations pour cause de cures thermales de Livia, excellent à mettre en scène la problématique à la Kafka au sein de laquelle Italo Svevo devient écrivain. Kafka est d’ailleurs son contemporain, et ils sont tous deux représentatifs de juifs de la Mitteleuropa et du crépuscule d’un Empire austro-hongrois. Livia est une lointaine cousine d’Ettore Schmitz, vrai nom d’Italo Svevo, sa famille est riche et catholique. Elle est très belle.

La situation familiale du futur Italo Svevo est comparable à celle de Kafka. Le père a une entreprise prospère, et on imagine que le fils peut jouir comme sa mère du confort assuré par le père. Situation passive, culpabilité, désir de s’en sortir et en même temps ambivalence car il ne peut se sevrer de cette jouissance ensemble avec celle de la mère assurée par le père puissant. C’est la faillite du père, et l’inquiétant crépuscule qui s’ensuit pour le confort familial, qui met en relief l’impuissance du fils, qui s’avère incapable d’assurer comme son père. L’écriture rend compte de cela, et d’une bizarre résistance à devenir puissant comme son père. Son modèle de sensibilité et de jouissance est sa mère, et sur cette base sa femme Livia, avec toute sa beauté et la fortune de sa famille, prendra le relais de la mère d’autant plus qu’elle peut fournir une sorte d’aménagement à l’impuissance de son mari. Confronté à la faillite et à la mort de son père, le futur Italo Svevo se campe envers et contre tout comme un incapable, et persiste dans la voie où il restera, sans remède, un petit employé mal payé, qui aura du mal à satisfaire les goûts de luxe de sa femme. Même lorsqu’il entrera dans l’usine de son beau-père, bien évidemment ce n’est pas pour l’égaler, il restera un petit employé. Son écriture témoigne de cela, et sur ce terrain-là aussi, il est à peu près impuissant à se faire reconnaître.

C’est son mariage avec sa très belle cousine Livia qui remédie à l’entrée en crépuscule de sa vie du fait de la faillite et de la mort paternelle ainsi que de son étrange impuissance que son choix de l’écriture certifie comme résistance. S’instaure une sorte de compromis. D’une part, avec sa responsabilité d’époux et de père de famille, il doit assurer à peu près, et les problèmes de santé de l’épouse, qui ne se remet pas de son accouchement et qui, pour cette raison, va en cure thermale à Salsomaggiore, cure qui justifie une séparation, une liberté, ne viennent-ils pas titiller l’impuissance du mari ? Une des premières lettres évoque une scène conjugale juste avant le premier départ en cure, suscitée par des bottines toutes neuves que Livia avait désiré inaugurer loin de son époux, et lui, voici que la jalousie, obsédante, cherchera à faire écrire à sa femme que d’autres regards d’hommes seront attirés par elle, les bottines, et la beauté, ayant provoqué cela. D’autre part, petit employé de banque pendant dix-sept ans puis employé dans l’usine de son beau-père, on dirait qu’il cherche à imposer son impuissance comme de la puissance, mais une puissance très différente, très masquée par l’aveu d’échec, une puissance d’affirmation qu’un garçon c’est autre chose que l’assureur du confort d’une fille passant par mariage d’un père à la hauteur à un mari qui reçoit de la part de son beau-père l’injonction d’être à la hauteur. Les lettres ne cessent de dire qu’il n’est pas assez à la hauteur. Il est question de l’argent qu’il gagne, pas assez, celui qu’il doit envoyer à Livia, qui n’arrive jamais assez vite, et celle-ci dans sa dépendance jalouse du mari et de ses moyens, est sommée de réfréner les habitudes de luxe de son enfance. On voit l’époux, mine de rien, cadrer autrement son épouse, mettre en question son confort de petite fille gâtée. Cette femme, de son côté, on dirait que ce qui se dit dans ces lettres, c’est l’immense difficulté qu’elle a à se remettre de son accouchement d’elle-même encore plus que de sa fille Letizia. Accouchement d’elle-même mise hors d’une matrice de confort. Le problème de l’argent, constant dans ses lettres, que Italo Svevo maintient vif en restant un petit employé mal payé, lézarde les habitudes de confort de Livia. Les problèmes de santé de Livia, qu’aucun médecin ne semble pouvoir guérir, semblent dire la sensation de béance, de dérangement infini, imprimé dans sa vie de femme par ce mari étrange qui ne s’identifie jamais parfaitement au modèle que sa femme lui a offert par son père. Livia se présente à travers les lettres comme une femme qui s’est remise entre les mains de son mari, de même que ce mari s’est remis entre ses mains, mais pas si impuissant qu’il semble le croire. L’amour que nous sentons que Livia lui garde par-delà les difficultés irrémédiables d’argent dit que quelque chose d’autre s’offre par lui à cette femme dans la déchirure-même que le mariage a ouverte. S’entend une sorte de curiosité de la fille pour le garçon, là où la non conformité de ce garçon au père de la fille fait entrer un garçon dans une altérité incroyable.

Par la promesse jamais tenue d’arrêter de fumer et par une jalousie qui est peut-être autre chose que maladive, Italo Svevo, dans ses lettres, mine de rien, instaure autour de sa femme Livia autre chose qu’un environnement familial et paternel douillet. Son mari imprime, littéralement, sa signature. En même temps que l’autoritarisme de sa belle-belle, si souvent évoquée, ne réussit pas vraiment à le cadrer. Même lorsqu’elle lui dit que ce n’est pas le moment d’écrire à Livia, de perdre du temps à écrire la lettre quotidienne, il n’en fait qu’à sa tête, comme pour signifier à Livia que désormais un temps nouveau pour elle est totalement ouvert par son mari. Elle est arrachée. Quotidiennement, les lettres viennent le confirmer.

C’est le mari Ettore, alias Italo Svevo, qui a la main, qui écrit, qui écrit par exemple des lettres quotidiennes et en demande autant à son épouse éloignée, et elle, elle se prête absolument au jeu, en altérant peu à peu son mode d’être tel qu’il était dans son milieu. Il y a de l’amour entre eux en ce sens qu’au désir du mari d’entraîner dans son temps à lui son épouse, la jalousie mettant en lumière la beauté et la liberté de cette femme telles que d’autres hommes tournant autour d’elle pourraient en témoigner en miroir mais faisant en même temps pencher la balance de son côté à lui écrivain ouvrant quelque chose d’absolument nouveau, subversif, répond celui de Livia pour cet autre temps qu’elle a accepté pour la vie. Nous sentons à travers ces lettres, même si nous n’avons pas celles de Livia (sauf une), que cette épouse est sûre de son choix. Un autre temps, qui imprime une sorte de faille dans sa vie confortable d’avant, lui est offert par mariage, et elle a dit oui. D’une certaine manière, Italo Svevo est l’écrivain de cet autre temps qui s’ouvre et qui n’est pas vraiment conforme à l’ancien monde de Livia fille choyée. Elle tomba amoureuse du garçon qui n’était pas comme son père. Ce garçon ambigu. Ce garçon peut-être jaloux non pas des hommes qui pourraient s’intéresser à son épouse dangereusement libre dans son éloignement, mais plutôt … de la jouissance de cette épouse. De sorte qu’entré à l’intérieur de sa belle-famille, quitte à payer de sa personne en concédant de son temps à être un petit employé, il s’imprègne mine de rien du milieu originaire de sa femme. Il vit avec ses beaux-parents. D’une certaine manière, il devient le frère de sa femme. Dans une lettre, il en arrive même à l’écrire. Mais en s’identifiant à elle en vivant dans son milieu familial, ce qu’il met en question, c’est sa puissance de garçon à assurer le confort conjugal. Alors, voici une femme, Livia, qui sent la terre matricielle s’ouvrir sous ses pieds. Son mari n’est pas comme son père. De même qu’Italo Svevo fut immensément dérangé par la faillite et la mort de son père déchirant la bulle, la plénitude originaire familiale, Livia voit sa bulle confortable de fille d’un milieu riche se déchirer par l’impuissance de son mari à assurer aussi bien. Là aussi, ils sont frère et sœur par cette béance qui s’ouvre dans leur vie.

Italo Svevo, surtout dans les premières lettres, promet sans cesse d’arrêter de fumer, que c’est la dernière cigarette. Et il n’arrête jamais. Quelque chose est toujours en train de partir en fumée. Il promet, par exemple contre un baiser, mais comme pour mieux mettre en relief qu’il n’arrêtera pas, et que son épouse n’a pas ce pouvoir. Idem la jalousie : il semble ainsi la mettre à l’épreuve d’un choix, et se trouver face à l’évidence que le seul choix possible parmi les hommes, c’est lui, son mari. Comme si ce mari lui ouvrait, par-delà le dérangement même au sein de la plénitude de sa vie de jeune fille riche, une autre perspective. Jalousie profitant à la conviction de plus en plus forte de faire le bon choix alors même que d’autres possibilités, avec d’autres hommes la regardant voire la désirant, se présentent.

Ce qui ressort de ces lettres, c’est donc une vie conjugale dans laquelle le mari dérange et n’assure pas vraiment la plénitude à laquelle la jeune fille était habituée par son père. S’immisce l’idée révolutionnaire qu’une femme pourrait n’être plus assurée, dans son confort, par un homme. Voici un homme, Italo Svevo, qui, tout en finissant par se conformer à minima à son beau-père en entrant dans son entreprise mais résistant toujours à devenir aussi bien que lui en restant un modeste employé, s’en écarte absolument. Il ouvre, par sa résistance empreinte d’ambiguïté (puisque lui-aussi s’éternise dans une dépendance vis-à-vis de sa belle-famille comme s’il était devenu par mariage le frère de sa femme), une autre orbite à cette fille qu’est son épouse. Saut sur une autre orbite. Voici cette vie conjugale, dont le confort matriciel est lézardé de toutes parts.

Alice Granger Guitard



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