Grand écart, Eric Joël Bekale

Editions NDZE, 2008

mardi 18 mars 2008 par Alice Granger

Dans ce roman de l’écrivain Gabonais Eric Joël Bekale, se pose à Mayombo, étudiant salarié à Paris, où il vit de manière provisoire et précaire avec sa compagne, une jolie Marseillaise brune, et leur jeune fils, la question de son retour au pays. Depuis des années, il s’impatientait de retrouver son pays, pour commencer enfin sa vraie vie. Mais comme si cette vraie vie n’avait pu s’envisager que par ce détour très long par la France, par Paris, et la formation intellectuelle trouvée là. D’ailleurs, une violente manifestation d’étudiants dont le jeune Mayombo faisait partie de manière active voire presque comme chef, durement démantelée par la police au point que quelques jeunes en sont morts, s’était organisée parce que la perspective d’aller dans les universités françaises poursuivre les études était en péril. Il s’agissait de sauvegarder à tout prix cette perspective vitale pour la pensée, la liberté, l’ensemencement via une langue autre, langue des études, langue de la formation de l’élite du pays.

Très vite, on s’aperçoit que ce n’est pas par hasard que l’auteur nous ramène à son enfance au pays, et notamment le récit initiatique, qui ressemble d’ailleurs étrangement à l’initiation en franc-maçonnerie. C’était la mère de Mayombo qui avait décidé de conduire son fils à papa Missoko, Vénérable Maître du Bwiti, la religion traditionnelle au Sud-Cameroun et au Gabon, qui est encore pratiquée aujourd’hui. Mayombo avait échoué au bac, et pour sa mère l’explication était qu’un parent ou un ami malveillant, sûrement du côté de la famille du père, avait échangé le cerveau de son fils avec celui d’un chien, le jour de l’examen. Cette mère a décidé que son fils aurait l’année d’après le bac, puis entrerait à l’université et sera ensuite admis à la cour des grands.

Initiation dans la jungle épaisse. Voyage, d’épreuves en épreuves, traversée des quatre éléments, yeux bandés. Au terme duquel il intègre une nouvelle famille. Il doit faire l’expérience de l’amertume par ces racines d’iboga, contenant des substances hallucinogènes, qu’on lui met dans la bouche. A l’amertume font suite des sensations bizarres, comme une sorte d’expérience de la mort. Il tombe dans le sommeil. A son réveil, les initiés doivent l’aider à se tenir debout, ceci symbolisant le fait que, de retour, il ne pourra pas faire tout seul, dans l’esprit d’une ambition personnelle.

C’est curieux comme après-coup nous avons l’impression que c’est le long séjour en France qui est initiatique, avec toutes les difficultés, le parcours du combattant, les humiliations, et que le réveil c’est le retour, comparable à une naissance. Après cette initiation, mais aussi après le long séjour en France, c’est un homme nouveau qui jaillit de l’évocation de sa vie africaine centrée sur le combat des étudiants afin de devenir véritablement l’élite future du pays et du renoncement à sa vie française, prêt à franchir le pas de la porte de l’excellence.

Lorsqu’il était jeune, dans son pays, Mayombo rêvait de se voir lui-même revenir de France comme il en voyait revenir alors, auréolés, fêtés, admirés, l’élite. Mais, à cette époque de sa jeunesse, se posait aussi la question de la corruption des politiques, et donc de la souffrance du pays. Tout cela parce que, jusque-là, et depuis l’indépendance toute jeune, les politiques s’enivraient de la certitude narcissique d’être l’élite, d’enrichissements personnels, de vertige du pouvoir. L’initiation, voulue par la mère de Mayombo avant même le départ pour l’université française, avait pour but d’ouvrir en Mayombo une autre sensibilité que l’individualiste, la narcissique, une sensibilité s’aiguisant à accepter la perte, à passer à travers cette vaine ivresse identitaire individualiste. Mayombo, particulièrement préparé avant son départ pour la France à vivre d’une certaine manière l’épreuve de la vie occidentale, préparé à la vivre à l’image de son initiation africaine, on imagine qu’il n’aurait aucun problème à faire le deuil d’une ivresse individualiste jaillissant de la certitude d’être une élite formée dans le creuset matriciel de l’université française, en initié il aura à l’esprit le goût amer du statut précaire de sa vie en France. Il chassera hors de lui-même cet esprit mauvais, et sera prêt au vrai retour chez lui. Prêt à intégrer sa nouvelle famille, faite d’une élite digne de ce nom, consciente de ce qu’il y a à faire pour le pays, en chassant les mauvais esprits, la corruption. Il ne s’agit pas de mal tourner, comme certains de ses amis revenus avant lui.

Mayombo, le personnage du roman de Eric Joël Bakale, a très bien intégré la leçon qui s’exprime par le fait que ceux qui sont restés au pays ne voient pas d’un bon œil la rapide et facile réussite sociale du nouvel arrivant, fût-il diplômé et qualifié. Il s’agit de réinventer le moyen d’œuvrer à nouveau pour le groupe, pour l’intérêt du pays, alors même qu’aujourd’hui on travaille pour satisfaire une ambition personnelle. L’expérience initiatique de Mayombo, qui lui a permis, selon notre lecture, de vivre ses longues années d’études et d’épreuves en France comme l’initiation elle-même amorcée en Afrique, lui fait dire que Kango, son pays, l’attend pour avancer. Mission politique ? Mayombo et sa compagne Leslie fêtent l’heureuse nouvelle du retour sur la plus belle avenue du monde, les Champs Elysées.

Le roman ouvre plusieurs angles dans le récit, se distinguant par une police différente. Des espaces de réflexion jaillissent ainsi du texte. Ainsi que le point de vue des différents personnages. Par exemple Mayombo vit son expérience initiatique à la première personne et du point de vue des sensations. Puis, au paragraphe suivant, Papa Missoko, le Vénérable, entre en scène comme l’interlocuteur et le guide. Ailleurs, nous entendons parler Leslie, la compagne. Juxtaposition réussie des temps différents de la vie du personnage, à travers des polices d’écriture différentes, qui font une démonstration finalement très réfléchie de ce que doit être une formation, qu’un Africain vient chercher dans les universités françaises, pour que celui-ci puisse revenir dans son pays comme une vraie élite, c’est-à-dire capable d’œuvrer pour son pays. Une démonstration politique. En vérité, ce roman nous démontre que la réussite de cette formation, avant tout intérieure, se détermine en Afrique, avant le départ.

Alice Granger Guitard



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