Aldo Naouri, Eduquer ses enfants L’urgence aujourd’hui

Editions Odile Jacob, 2008

mardi 8 avril 2008 par Alice Granger

Bravo à Aldo Naouri ! Ses positions, qui se sont forgées tout au long de plus de quarante années de pratique en tant que médecin pédiatre, sont exposées et assumées sans jamais aucun doute, ni complaisance, ni concessions, et sans jamais se tenir sur le terrain de la séduction. Il n’a pas besoin de se faire aimer, et l’amour, justement, n’est affaire ni de séduction, ni de narcissisme, ni de cannibalisme familial, et si Aldo Naouri pourrait absolument faire partie des « Fidèles d’amour » dantesques, c’est en tant que militant actif sûr de sa mission sur terre en vue d’assurer le renouvellement de l’espèce humaine par des membres capables de réussir l’épreuve de reconnaissance et d’intégration en tant qu’autre.

L’éducation d’un enfant, totalement sous l’emprise de ses pulsions, est une nécessité absolue à réussir pour l’essentiel dans ses trois premières années, pour que dans son avenir, qui commence dès son plus jeune âge, il devienne un membre de la communauté humaine ayant parfaitement intégré les règles de toute vie en société, et d’abord la reconnaissance de l’existence de l’autre et son respect, l’enfant se reconnaissant lui-même comme autre. Ce qui implique l’expérience précoce de la frustration, l’admission de limites, le deuil de sa toute-puissance infantile et d’un monde dont il avait cru être le centre. On entend bien en lisant ce livre formidable, comme les précédents, que pour Aldo Naouri, c’est comme cela et pas autrement. Pour l’avenir de l’enfant, il n’y a pas d’autre possibilité, il n’y a pas à discuter, le biberon, la sucette, le doudou peuvent-ils être admis après l’âge de deux ans ? Réponse : non ! Aucune concession. Aucun argument, de la part de la mère, et même du père, on ne peut espérer obtenir un supplément ! C’est comme cela ! La certitude s’entend ! Un seul objectif : la réussite de la vie de cet enfant au sein de la société en train de l’admettre comme nouveau membre. C’est cette force invincible à l’œuvre dans ce livre qui est géniale !

Livre qui tire une sonnette d’alarme : éduquer ses enfants est devenu une urgence aujourd’hui. Une urgence ! Parce que la position centrale de l’enfant dans les familles, tout tournant autour de lui, mine gravement la mission éducative et donc l’avenir de cet enfant dans la société et ses règles, compromettant l’apprentissage des limites qui doit s’acquérir avec l’expérience de la frustration, éternisant les fantasmes de toute-puissance aussi bien du côté de la mère que du côté de l’enfant, exacerbant le narcissisme au détriment de la reconnaissance de l’existence de l’autre et de soi-même comme autre. De plus en plus, s’étend l’épidémie d’enfants n’ayant pas renoncé à la toute-puissance infantile (et des mères n’ayant pas fait le deuil de leur propre toute-puissance et se croyant capable de tisser un utérus virtuel autour de leur enfant pour toute la vie, avec un père dont la complicité va jusque se faire mère-bis), qui deviennent de vrais enfants tyrans domestiques, et d’autres hyperactifs exténuant toute la famille, et d’autres vivant en famille comme près d’une station-service capable de tout fournir de ce qu’il faut chaque jour, de la nourriture, aux jeux (d’éveil bien sûr), et à la bonne scolarité et tout et tout.

« Là où ça était, je dois advenir », disait Freud. En proie à la violence des pulsions qui l’habitent et sollicité par d’infinis stimuli nouveaux qu’il doit mémoriser par des circuits et synapses se créant à vitesse inouïe dans son cerveau (le ça de ces pulsions sans garde-fou), l’enfant doit apprendre de son entourage immédiat, et en premier lieu de sa mère, l’existence de limites. Il n’a pas le choix : « Dans la vie on ne peut pas tout avoir ! », telle est la formulation d’Aldo Naouri. Or, dans nos sociétés marchandes et techniciennes, le mot d’ordre est le contraire : rien ne doit manquer ! Les mères, que tant de mots d’ordre ambiants et autres manuels et théories cherchent à formater en misant sur la culpabilité, sont persuadées qu’elles ne sont de bonnes mères qu’en ne faisant manquer de rien à leur enfant, les pères devant en parfaire l’assurance ! Le gain narcissique, pour elles, est alors énorme, évidemment ! Ainsi que le sentiment de toute-puissance ! Et la certitude de réparer à travers leur enfant auquel elles ne font manquer de rien ce dont elles-mêmes ont manqué avec leurs mères pas aussi bonnes… Aldo Naouri est en désaccord absolu, pour ne pas dire en guerre, avec ce mot d’ordre, qu’il dit avec raison être d’essence incestueuse, du « rien ne doit manquer à l’enfant ». Au contraire, l’éducation d’un enfant est l’inscription de la frustration, on ne le répétera jamais assez, et le rôle du père, aujourd’hui si absent, est à ce niveau-là ! Qui est une façon de certifier la coupure du cordon ombilical ! De la séparation d’avec la mère, et que dehors, devenu membre de la communauté humaine composée d’autres parmi lesquels l’enfant devra dès son premier jour se faire admettre et reconnaître comme autre, dehors où il voit et respire, c’est radialement différent du corps de la mère, ça ne répond plus au doigt et à l’œil à la violence des pulsions qui habitent le corps, il faut apprendre à différer, il faut peu à peu prendre conscience du temps, de la séparation, des limites, et qu’il y a des autres donc du malentendu, des surprises géniales, de la stratégie et de la diplomatie à mettre en acte. Dès le premier jour de la vie dehors, aérienne, visible, lorsque l’enfant est donné à la lumière (le « dare alla luce » de l’italien), ce n’est plus le corps de la mère, ce n’est plus le régime station-service, c’est autre chose. Même la mère, c’est autre chose, j’ajouterais… Avec toute sa sollicitude, attentive à la situation de prématuré de son nourrisson, même reconnaissable entre tous par son odeur, par l’alphabet sensoriel que le fœtus s’est constitué pendant sa vie intra-utérine à partir du corps de sa mère, elle fait partie du dehors, elle n’enveloppe plus l’enfant, elle diffère, même de quelques instants, la satisfaction pour son bébé habité de toute sa violence pulsionnelle, une béance s’ouvre, elle est essentielle, structurelle, constructive, elle doit même s’élargir avec le temps pour justement que le temps lui-même s’impose à l’enfant entre sa mère et lui. Pas question, comme le dit Aldo Naouri, que, dans un allaitement à la demande, la mère se fasse station-service éternellement disponible pour son nourrisson !

Bien sûr, et surtout maintenant qu’avec toutes les techniques et tous les moyens de contraception les couples ont des enfants quand ils le désirent (alors qu’avant l’enfant n’était qu’un sous-produit de la sexualité), l’enfant est désiré et conçu comme réparateur de ce qui a cloché dans l’enfance de chacun des parents : cette fois, ils feront tout bien ! Et l’enfant servira de révélateur de l’absence de deuil de la toute-puissance infantile chez leur mère, leur père. Et sera aussi traversé par le malentendu des sexes entre sa mère et son père. L’enfant sera même séparateur, lorsque la mère, comblée au-delà de tout par son enfant en elle en puissance par-delà la séparation de la naissance, dans une féroce dénégation et un immense érotisme, n’aura plus besoin de son mari, de sexualité, le père étant absent de sa parole à l’enfant. L’enfant n’est dans ce cas conçu que dans un but intimement narcissique, et non pas vraiment dans la mission autrement plus large de renouvellement de l’espèce. Pourtant, si je lis bien Aldo Naouri, la conception d’un enfant ne peut en aucun cas être une affaire narcissique, mais au contraire participer de la joie du renouvellement de la communauté humaine, donc une sorte de guerre faite à la pulsion de mort et à l’angoisse qu’elle suscite. Enfant réparateur en ce sens-l, et seulement en ce sens-là.

En suivant ce raisonnement, au fil de la lecture du génial Aldo Naouri qui ne se laisse pas intimider par les critiques violentes qui s’élèveront peut-être, nous comprenons à merveille que si l’enfant nouvellement né est d’emblée vu, accueilli, reconnu, comme autre dans la communauté humaine qui sent en elle une joie infinie à constater qu’elle ne finira pas, qu’au crépuscule du soir fait suite un crépuscule du matin si agréable sans jamais être palliatif, chaque autre déjà présent, à commencer par les plus proches c’est-à-dire le père et surtout la mère, doivent avoir, impérativement, leur vie et histoire propres, qu’ils sont en train de vivre, quelque chose de sacré et d’insacrifiable ! Rien à voir, donc, avec des parents sacrificiels, et surtout, une mère sacrificielle dont le sacrifice serait pour la bonne cause, pour l’enfant ainsi aliéné à vie par la dette, la culpabilité, et le cannibalisme maternel qui engloutit férocement en elle un être qu’elle suppose incapable de vivre sans être circonvenu et enveloppé par un utérus virtuel. La mère, le père, doivent être des autres ayant leur vie à eux, bien séparées de celle de leur enfant, et cela doit être une chose sacrée, irrenonçable, pour chacun d’eux. Et papa et maman sont donc aussi des personnages autres, qui ne font en aucun cas un. Il y a une femme, qui diffère de maman, laquelle diffère de l’utérus toujours en phase avec le fœtus. Il y a un homme, qui diffère aussi de papa, et qui a sa vie à lui, qui se déploie dans l’infini de la vie à la lumière. Si une femme, un homme ne se font pas reconnaître ainsi, dans une altérité époustouflante et vivante à leur enfant, maintenant une saine béance entre la violence des pulsions exigeant satisfaction au doigt et à l’œil et leur satisfaction dans des limites et des règles bien précises, alors comment l’enfant lui-même pourrait-il s’engager dans sa propre vie comme dans une aventure singulière à inventer en se battant pour sa réussite ? Si les parents, comme souvent aujourd’hui, croient devoir tout anticiper pour leur enfant, et eux sacrificiellement à son service et leurs pensées en permanence colonisées par leur enfant, comment une vie digne de ce nom serait-elle possible ?

Dans chaque détail de l’éducation d’un enfant, dès le premier jour de vie aérienne et à la lumière, Aldo Naouri est implacable, chaque attitude infantilisante, ambiguë, remettant sur le tapis des névroses anciennes ayant compromis l’avenir de la descendance elle-même, organisant des règlement de compte inter-générationnels sur le dos de l’enfant juste né sous couvert des meilleures intentions, est traquée jusque dans ses retranchements. Et somme, dès son premier jour, l’enfant doit être considéré comme un autre, non pas comme un objet narcissique voire érotique retenu dans le giron éternellement, dans sa prématurité-même certes il doit être l’objet de soins, mais ceux-ci ne doivent en aucun cas incarner une main-mise sur le corps à la manière d’un super-utérus encore capable de le remballer en lui. Le corps lui-même est, d’une certaine manière, hors de portée de mains, si ces mains se prétendent être de nature placentaires… L’allaitement au sein ? Jamais au-delà de la première année ! Interdire ? Bien sûr, l’enfant a besoin de limites ! Mais pas d’explications ! C’est comme cela ! C’est interdit ! La chambre des parents ? Interdit ! Le bain en commun de parents avec leur enfants ? Interdit ! La nudité ? Interdit ! Je crois qu’il s’agit de bien intégrer qu’il n’y a pas de main-mise (toujours d’essence incestueuse) sur le corps ! Le corps, par rapport au temps intra-utérin, est dans un état séparé ! Jamais plus le cordon ombilical, par des mains, ne pourra l’attacher à nouveau, et jamais plus, par des sollicitudes férocement possessives, narcissiques et avides de puissance, l’enfant ne sera remballé dans un utérus virtuel avec ce sous-entendu que sinon il est un incapable… L’enfant doit être respecté ! Et cadré !

Il y a juste quelque chose que je trouve bizarre comme formulation : selon Aldo Naouri, et à propos de la reprise de l’activité sexuelle du couple, le père étant le séparateur par excellence, l’enfant doit avoir l’impression que ses parents ne cessent pas de le faire. Et il dit aussi que, devenant mère, une femme subit une mutation irréversible, elle devient mère, et elle doit faire le deuil de ce qu’elle était jusque-là. Je dirais au contraire que, étant dehors, dans cet espace où il respire de l’air, où il y a la lumière, des objets, d’autres personnes que sa mère, et surtout ce temps qui diffère et limite la satisfaction de ses besoins, où il va se mettre à désirer ce qui manque, l’enfant doit avoir la certitude qu’il est fini du point de vue de sa vie fœtale. A l’extérieur, où il doit réussi sa vie avec les autres qui sont des promesses et des surprises pour vivre, faire, écrire sa propre vie non déjà toute tracée, c’est autre chose, et ce ne sont pas ses parents qui le font ! Après la naissance, bien sûr sa mère est aux premières loges pour prendre soin de sa prématurité, avec l’immense avantage que lui a donné la gestation, mais n’accomplit-elle pas sa mission au nom de la communauté humaine dont elle est un membre, participant de la joie infinie de cette communauté entière à ce renouvellement (et réparation de l’angoisse de disparition) qu’incarne le nouvel être ? La mutation qui s’opérerait dans une femme, la transformant en mère ? Je pense que, surtout, elle a à rester, envers et contre tout, une autre à part entière ! Ce qu’elle fait pour le nouveau-né, avec la proximité époustouflante, charnelle, qu’elle a avec celui-ci, elle ne le fait pas d’une manière narcissique et personnelle, si c’est sacré pour elle de vivre sa propre vie, et enseigner en même temps à son enfant que lui-aussi doit tenir à vivre la sienne. Le deuil qu’elle a à faire, cette mère ? N’y a-t-il pas quelque chose de précis qui disparaît, justement, et à jamais, à l’accouchement ? Oui : le placenta ! C’est de lui que la mère doit faire le deuil ! Elle n’aura plus jamais un placenta à disposition pour la faire toute-puissante pour son enfant ! Elle ne pourra plus jamais le remballer dedans ! Ni le père devenant mère-bis ! Le père non plus n’est pas muni d’un placenta assurant à tout le monde un rien ne manque ! Le mot mutation me fait trop penser à la malignité… Continuer à faire l’enfant, dans le lit parental où cet enfant n’est pas, bien sûr, admis ? Je préférerais dire qu’un homme et une femme, dans l’aventure de leur vie ensemble, ne cesse de batailler sur le terrain de la différence sexuelle afin que fille et garçon se rendent mutuellement justice du point de vue de leurs désirs hétérozygotes, dans le sens d’une possibilité enfin pour chacun d’eux de laisser aller à la paix éternelle leurs pères et mères respectifs. Mais ce n’est pas le sujet de ce livre, et Aldo Naouri m’en voudrait peut-être de laisser libre cours à ma batailleuse écriture…

A lire absolument ce livre, il y a urgence !

Alice Granger Guitard



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