Best seller, Giancarlo CALCIOLARI

Transfinito, 2006

vendredi 25 avril 2008 par Alice Granger

Dans ce roman de Giancarlo CALCIOLARI, directeur de la revue en ligne Transfinito et intellectuel à la formation internationale, Fabio Sorriso a le projet d’écrire un best seller. Sorriso : en français, sourire ! Mais, comme le bègue qu’il est même s’il ne bégaie presque plus, il n’arrive pas à l’écrire, d’un trait, d’une écriture rapide pour une lecture facile, au contraire il s’engage à chaque essai dans un chemin de transverse du labyrinthe, racontant l’histoire d’autres cas que celui qu’il voulait d’abord écrire, toujours des cas compliqués. Les autres cas, celui d’Althusser, de Cantor mathématicien inventeur du transfini ( ! ), de Pontiggia, de Lecco, de Biamonti, de Dante, de Pirandello, de l’anorexique Véra, de Bacon, etc. l’attirent à l’infini, sollicitent son écoute, l’incitent à une lecture autre, non conformiste, de leur cas, de leur histoire, de leur tragédie, on dirait que ce bègue est incité à parler, à se lancer dans la parole, par une série infinie de cas qui débusquent des impasses du labyrinthe et demandent audience. L’auteur questionne à l’infini son bégaiement en se laissant accoster par un nombre infini de cas qui interrompent l’écriture du best seller, livre en puissance déjà écrit. Un infini actuel, à travers ces cas dont la demande d’audience a le pouvoir étrange de l’interrompre dans son projet d’écrire d’une traite son roman best seller, s’impose au lieu de l’infini potentiel promis par la réussite éclatante d’un écrivain de best seller. A travers ces cas qui se présentent à l’infini, l’empêchant en apparence de sortir du labyrinthe d’une traite, c’est son propre cas qui s’impose avec de plus en plus de force en tant que cas de vie absolue non déjà écrite, et par là la sortie du labyrinthe, qui est « claire » soudain, peut s’annoncer. Le bègue refuse la langue du best seller, mais n’arrive pas encore à celle du chef-d’œuvre. Quoi que…

L’auteur l’écrit : le bégaiement est l’autre face du best seller, lorsque le bègue se suppose guéri… A Claire, la femme peintre avec laquelle il vit, par miracle, Fabio Sorriso parle de son père. Il s’avère très vite que Fabio Sorriso fantasme d’écrire un roman best seller afin de gagner le gros lot à la loterie qui le mettra à l’abri pour toujours tel un mort-vivant, mais surtout pour gagner à la loterie là où son père, qu’il a très peu connu, avait perdu. L’écriture d’un best seller réparerait en effet l’histoire du père dans le passé. Fabio Sorriso ne serait alors pas l’auteur, ce serait son père, l’auteur, et lui un personnage en quête d’auteur. Chaque autre cas qui se présente à l’écrivain bègue et l’entraîne dans son histoire singulière est aussi un visage du père. S’agit-il de le réparer, ce père, de le rendre conforme c’est-à-dire assurant un abri pour la famille en gagnant à la loterie, ou bien d’entendre son refus absolu de la loterie ? Comme Fabio Sorriso se focalise sur « l’auteur » de ses jours et fantasme de gagner à la loterie en revenant, comme si c’était possible, au moment du passé où cela avait en apparence déraillé, il y a par exemple le cas de Louis Althusser qui porte le même prénom que son oncle maternel frère préféré de sa mère. D’où l’irresponsabilité d’Althusser puisqu’il y aurait en lui quelqu’un d’autre, le « vrai » auteur des actes, et une morte vivante, telle sa femme Hélène, et telle la mère d’Althusser veuve éternelle de son frère qui eut le « pouvoir » de la tuer net en mourant et la laissant morte vivante. Althusser assigné à résidence, interné, dans un scénario ancien, celui où un autre Louis fit de sa sœur une morte vivante d’amour incestueux.

Il n’est pas seulement question de Fabio Sorriso, bègue rééduqué qui saurait donc gagner à la loterie en place de son père (auprès de sa mère ?) et vivre ensuite dans un abri matriciel où rien ne manquerait, il y a aussi sa compagne Claire, peintre, dont la mère a reconnu dans l’ami de sa fille le garçon dont elle fut amoureuse à seize ans et qui se suicida. La peintre Claire, en reconnaissant en Fabio l’homme de sa vie, rejoint aussi, étrangement, la place de sa mère jeune fille de seize ans amoureuse d’un jeune homme qui ne s’est pas encore suicidé. Elle aussi, dont Fabio dit qu’elle est un miracle dans sa vie, semble chercher à réparer la vie de sa mère, à revenir à la vie de sa mère qui pourra faire sa vie avec un garçon qui ne se sera pas suicidé… Or, l’écriture du best seller est le suicide lui-même, le refus de la vie absolue, de l’écriture de l’expérience jamais déjà écrite.

Dans cette histoire d’un homme et d’une femme faisant leur vie ensemble, nous repérons pour chacun d’eux l’auteur ou l’auteure de leurs jours, un père pour Fabio et une mère pour Claire qui pourraient être les auteurs de leurs œuvres respectives, écriture ou peinture, si la vie était une loterie et s’il était possible de gagner le gros lot par exemple en allant prendre conseil auprès d’un écrivain de best seller vivant à Blois, Jean-Paul Nobin, véritable industriel avec une vingtaine de personnes écrivant ses livres qu’il réécrit ensuite pour la version finale. Le bègue sait tout et anticipe tout puisqu’il sait la seule chose à savoir, qu’il y a un auteur de ses jours qu’il est capable de réparer, l’eau lui venant à la bouche d’entrevoir alors ce dont il va bestialement et pour l’éternité jouir. Le bègue fantasme savoir réparer l’auteur de ses jours, et l’eau lui vient déjà à la bouche, l’eau du liquide amniotique. Il a beau en avoir une peur bestiale, il ne cesse de rester rivé à la question de la loterie. En même temps, il entrevoit bien sûr une autre voie, celle de Dante qui ne craint pas justement la bête c’est-à-dire n’a pas l’eau qui lui vient à la bouche juste en anticipant la métamorphose bestiale d’une vie mise à l’abri. La peintre Claire, dont la mère, d’origine française, est peintre, et dont le père, italien, est architecte, a été emmenée pendant toute son enfance dans les musées du monde entier par ses parents, puis a fait les Beaux-Arts en Italie. Mais, curieusement, ce qui lui reste de toutes ces images, de toutes ces œuvres dont ses parents l’ont gavée autrefois, ce sont des taches de couleurs d’où peu à peu émergent des formes, ainsi qu’en témoigne son oeuvre. Ce livre est aussi l’histoire de Claire en train de peindre. Mais ces taches si singulières dans son œuvre, à propos desquelles elle pose comme par hasard une question à Fabio, ne serait-ce pas comme un retour en arrière qu’elle accomplit en place de sa mère, sa mère étant l’auteure occulte de cette œuvre, les images de l’œuvre (c’est-à-dire les images de la vie de la mère de Claire avec le père de Claire architecte) s’effaçant peu à peu pour revenir à du chaos, des taches de couleur (comme la vie non vécue avec l’amoureux des seize ans de sa mère juste au moment du suicide, moment stoppé au bord du précipice par la fille) ? En place de sa mère, la fille Claire retrouve un amoureux qui ne se suicidera pas, alors que celui qu’elle reconnaît au quart de tour comme l’homme de sa vie, comme son amoureux, en tant que bègue ayant une peur folle de la bête qui lui fait tant venir l’eau à la bouche, est paralysé par l’attirance qu’a pour lui l’éventualité de gagner à la loterie en réussissant ce best seller qui équivaudrait du point de vue de la vie absolue, de la vie jamais déjà écrite mais toujours s’écrivant au rythme de l’expérience, à un suicide. Claire, en place de sa mère auteure de ses jours, entre gaiement dans la vie de Fabio en lui lançant, je parie que tu ne te suicideras pas, que tu n’écriras pas de best seller, que tu ne nous feras pas gagner à la loterie. Et les couleurs ne sont pas déjà des formes toutes faites et gardées dans des musées.

Assurément, Fabio et Claire ont choisi une autre voie, car la voie droite du best seller ne faisant plus venir l’eau à la bouche est perdue, et la bête ne réussit plus son intimidation féroce afin de faire rentrer dans le conformisme bien cadré. La vie s’écrit au rythme de l’expérience, des rencontres. Elle n’est pas déjà écrite. Elle ne s’écrit pas avec les recettes pour écrire un best seller. Fabio, Claire, sont des auteurs à part entière, ils ne sont pas réduits à des personnages devant réparer les auteurs de leurs jours. Au contraire, ils deviennent auteurs à partir de l’irréparable, de la faille de l’origine, du deux, de la séparation originaire, de l’impossibilité de régresser dans l’abri amniotique et être des morts-vivants, des morts-nés, des jamais-nés.

J’espère avoir suscité le désir de lire ce livre d’un haut niveau intellectuel, et qui incite à choisir une autre voie, une autre vie.

Alice Granger Guitard

Livre en italien, qu’il est possible de commander sur Internet à lulu.com, ou bien par la revue en ligne Tranfinito.



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