Le départ

Nimrod, Editions Actes Sud, 2005

dimanche 30 janvier 2005 par Alice Granger

Ce récit que fait Nimrod sur ses années de jeunesse au Tchad me semble entièrement dédié à son père. Plus encore : aux conséquences du fait que son père était un homme du Livre, pasteur protestant nommé dans des paroisses différentes, lointaines, activité qui faisait déménager, s’arracher à la terre, aux amis, aux paysages, et donnant à l’horizon bleu une intensité énigmatique comme si, pour l’enfant Nimrod, il représentait le paradis, mais fuyant, se dérobant, jamais atteint, un ailleurs. Père absent, dans une paroisse lointaine, qui manque à son fils ! Mais qui, par cette absence même, suscite chez son fils l’intense désir d’en savoir plus sur la vocation de son père, d’où son goût pour les études, pour les livres, pour la théologie, afin d’aller vers l’ailleurs, à l’horizon bleu, où est allé son père, afin de lui aussi dépasser cette borne. Comme si la vocation de son père, son énigme, son mystère, s’expliquait par le désir d’un ailleurs puissant, et par sa réalisation, à l’horizon, mais qu’il restait au fils à être initié.

Très rude initiation ! A sept ans, descendant le fleuve en pirogue avec son père pour déménager d’une ancienne ville qui sera rasée vers une nouvelle ville, une nouvelle paroisse, d’abord ce père explique à son fils la variété des nouveaux paysages, le fils voit son père comme un héros, puis soudain dans la rivière se baigne un troupeau de dangereux hippopotames, et le fils voit son père devenir tout ratatiné, impuissant à le défendre, ils risquent tous deux de perdre la vie, en tout cas le fils voit nettement son père impuissant à le sauver, celui-ci demande soudain à son père, est-ce que ce sont des vaches ?, oui dit le père, et la pirogue réussit à s’en sortir, par miracle, indemne ! Mais, lors de cette épreuve rude, le fils, sans en mesurer sur le coup la portée, sut que son père ne le sauverait pas !

De quoi ? Voilà la question ! Il ne le sauverait pas de l’irrémédiable processus d’arrachement ! Il ne le sauverait pas d’un douloureux processus de naissance, avec l’impossibilité de se retourner, les paysages de l’enfance africaine, tchadienne, ne cessant de disparaître dans l’enfance même, puis par la désertification et la guerre civile qui rendra, par exemple, la capitale N’Djamena méconnaissable ! Même si le fils se retourne enfin, en revenant, beaucoup plus tard, dans sa patrie, il ne pourra rien reconnaître ! La matrice d’autrefois n’existe plus ! De ses yeux, et de ses sensations, qui tranchent tellement avec la volupté d’autrefois, il vérifie que tout cela s’est asséché, a disparu, l’enveloppe placentaire africaine est morte ! C’est de cela que son père ne l’a pas sauvé ! L’étroit défilé à travers les hippopotames dangereux, dans la rivière, à bord de la pirogue avec son père, c’est une image fabuleuse de la naissance !

Marche devant, disait le père à son fils. L’enfant se tient toujours devant, marche, l’horizon bleu l’appelle, il marche sous le soleil brûlant, sous la lumière intenable, par exemple pour aller au collège en faisant dix kilomètres à pied, il marche vers l’exil, il marche pour échapper aux massacres de la guerre civile, il marche vers les études, il marche vers les rencontres nouvelles, il marche malgré sa phobie de la lumière et du soleil, lui qui aime tant la pénombre et la contemplation, et derrière l’enfant qui marche devant, il y a sa mère, il y a l’adulte, qui veillent à ce que l’enfant ne se retourne jamais, qui veillent à ce que l’enfant ne s’attarde pas à croire que derrière il y a encore une matrice pour le reprendre dans son ventre, qui veille au contraire à le confronter peu à peu, par des épreuves irrémédiables, à la perte de cette matrice, à son inexorable appauvrissement, décomposition. Son père est absent, lui manque, n’est pas là pour lui dire que cet arrachement n’est pas vrai, au contraire il l’abandonne à ces sensations qui oscillent entre la volupté et la douleur, sensations charnelles dans les paysages provisoires de son enfance et l’appel bleu de l’horizon, et sa mère aussi est absente, elle est allée voir ses amies, ou bien elle est endeuillée par la mort de sa petite fille, en tout cas jamais elle ne se fait refuge pour son fils, elle veille à ce qu’il ne se retourne pas.

L’absence de ce père, cet homme du Livre, qui manque à sa famille à cause de sa vocation qui interpelle tant son fils qu’à son tour, pour aller dans la même direction, l’interroger, l’écouter, entendre le pourquoi de ce choix, deviendra aussi un homme des livres, un écrivain, ailleurs, est mise en relief par Royès, la petite sœur de Nimrod, qui semble dire tout haut ce que pense peut-être sa mère, elle ose braver l’autorité paternelle, elle accuse son père de ne pas s’occuper de sa famille, à laquelle elle-même se dévoue comme elle se dévoue à la vie, elle ne se laisse pas séduire par le Livre, les agenouillements. Royès est la témoin d’une parole du père qui a pour conséquence l’abandon à un processus d’arrachement. Alors, elle, comme s’en aperçoit Nimrod revenu beaucoup plus tard se recueillir sur la tombe de son père, inhume vraiment ce père. C’est-à-dire qu’elle ignore sa tombe, qui est à deux pas de sa maison, dans cette ville où les constructions ont envahi le cimetière, elle le laisse à la perte et à l’abandon. Alors, Nimrod écrit qu’on peut remplacer perdre par semer.

En tout cas, dans ce très intéressant récit, Nimrod n’arrête pas d’écrire entre les lignes que tout s’est passé non seulement pour qu’on se détourne de la tombe de son père, mais aussi pour que le fils qu’il est ne puisse plus jamais se retourner sur le lieu matriciel de son enfance.

Bien sûr, ce récit s’ouvre sur le drame de l’Afrique, de la colonisation, de la désertification, de la guerre civile, mais, à mon avis, tout cela s’écrit à travers la vocation du père, le titre "le départ" entrant en résonance avec cette vocation, laquelle ne peut pas ne pas en dire long sur la colonisation de l’Afrique. Dans l’histoire de Nimrod, le drame tchadien et africain s’entend à travers cette vocation paternelle qui imprime à la notion du paradis un sens venu d’ailleurs, et à l’Afrique comme paradis perdu, paradis devenu invisible, inaccessible, un sens biblique. Nimrod, même s’il écrit à plusieurs reprises qu’il aurait dû écouter sa sœur, n’écrit pas l’Afrique tout à fait en un sens africain. Il écrit l’Afrique ensemencée par le Livre : donc comme un paradis d’autant plus paradis qu’il est une matrice disparue, décomposée, qu’il est impossible de se retourner pour la voir et en jouir. Ce sera un paradis dans les mots.

Comme si l’écrivain Nimrod s’apercevait que pour ensemencer la terre de la vie, il fallait commencer par perdre, commencer par venir constater la perte. Ensuite, la semence est en soi. Et sa patrie, partout. Dans un ailleurs fait de langage.

C’est curieux comme, revenant dans sa patrie beaucoup plus tard, l’écrivain Nimrod s’aperçoit en quelque sorte qu’il ne peut pas être dans la position d’un colon venant coloniser une terre colonisable. Cette terre n’est pas colonisable. N’est pas une matrice remballant son colon fœtal. Au contraire : jeté dehors ! Aucun espoir ! Je suis un enfant du dehors, écrit-il admirablement !
Récit qui est donc une longue écoute d’une vérité venant du père : désolé, mon fils, je ne peux pas t’assurer cette matrice, au contraire je ne peux t’assurer que de sa perte, que de l’arrachement, tel est l’étrange secret de ma vocation, je l’ai choisie parce qu’au fond je savais. Je savais que la colonisation était en train de détruire irrémédiablement ce lieu matriciel, et qu’il n’y avait plus d’autre choix qu’aller dehors, naître, et ce à quoi je t’aurai initié, c’est à cet arrachement qui jette à la vie !

Nimrod est un vrai écrivain, cela s’entend par sa façon singulière d’écrire son Afrique, entièrement traversée par la parole de l’homme du Livre qu’était son père disant à son fils : marche devant ! Devant, il n’y a pas seulement l’horizon bleu, mais il y a la traversée du désert, la sensation de solitude, bref la sensation de naissance, sensation de perte des enveloppes placentaires se mêlant à la sensation voluptueuse d’ouverture, de promesse, de rencontre, de possibilités de raconter, d’écrire. En lisant, je ne peux m’empêcher de penser que la fin de la colonisation, y compris dans sa poursuite marchande, il s’agit pour chacun de nous de s’arracher à la croyance en une terre colonisable, c’est-à-dire en une matrice que, comme un fœtus colon, on pourrait réintégrer. Dans ce récit, ce que le père, avant d’être vraiment inhumé, donne au fils, c’est une non-matrice, une impossibilité de colonisation. Ceci dans la structure psychique de son fils ! Un cadeau incroyable, même si d’abord pas facile à vivre !

Alice Granger Guitard



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