L’erreur d’Alain Badiou : Brunschvicg et le concept
mercredi 20 août 2008 par Sébastien Robert

L’erreur d’Alain Badiou : Brunschvicg et le concept

Dans une conférence prononcée à Buenos Aires, Alain Badiou a présenté un bref Panorama de la philosophie française contemporaine1, cherchant à définir, comme le fit Frédéric Worms, un moment philosophique : celui de la pensée française de la seconde moitié du XXème siècle. M. Badiou remarque tout d’abord qu’il existe en France comme dans d’autres nations, une identité forte de la pensée :


Mais il y a en philosophie de très fortes particularités nationales et philosophiques.2


Comme en Grèce à l’aube du Vème siècle avant J-C puis en Allemagne à partir du XVIIIème siècle, M. Badiou entreprend de montrer qu’un moment « historique et national » de philosophie s’est déployé en France, de la publication de l’Etre et le Néant de Sartre jusqu’à celle de Qu’est-ce que la philosophie ? par Deleuze. Encore faut-il déterminer, comme il le fait, la racine ou le fondement de l’orientation philosophique française dès le milieu des années quarante. M. Badiou nous explique que ce fondement est spiritualiste et double. D’un côté, il y a Bergson dont il qualifie étrangement l’œuvre de « philosophie de l’intériorité vitale ». Cette pensée de l’intuition et de la durée s’oppose, selon l’auteur, au spiritualisme de Brunschvicg que ce dernier avait qualifié lui-même d’  « idéalisme critique ». Il y a bien une opposition, et M. Badiou a raison. En tout cas, du côté de Bergson, le désaccord d’avec Brunschvicg est bien marqué :


D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Voilà des questions vitales, devant lesquelles nous nous placerions tout de suite si nous philosophions sans passer par les systèmes. Mais, entre ces questions et nous, une philosophie trop systématique interpose d’autres problèmes. « Avant de chercher la solution, dit-elle, ne faut-il pas savoir comment on la cherchera ? Etudiez le mécanisme de votre pensée, discutez votre connaissance et critiquez votre critique : quand vous serez assurés de la valeur de l’instrument, vous verrez vous en servir. » Hélas ! ce moment ne viendra jamais. 3


Inutile d’aller plus loin, nous savons que Brunschvicg est visé. C’est Bergson lui-même, dans le texte, qui exprime un désaccord fondamental. En effet, dans Héritage de mots, héritage d’idées, Brunschvicg écrit que


C’est en nous transportant dans l’intérieur de l’idée comme les microphysiciens ont pénétré à l’intérieur de l’atome, que nous aurons chance de parvenir au contact des questions véritables qui plongent par leurs racines dans l’histoire de l’esprit humain […] Il (le philosophe) se donnera donc pour première tâche de dénoncer les pièges, de repousser les complaisances du langage, se réservant de le traiter au besoin en ennemi déclaré pour mieux s’en rendre maître et pour ne plus l’employer qu’à bon escient et à bonne fin.4


Cependant, malgré ce désaccord, la distinction que fait Badiou entre l’origine bergsonienne et l’origine brunschvicgienne est-elle si pertinente ? Le continuateur autoproclamé5 de la pensée française ne s’est-il pas trompé ?


Sans doute à cause de l’urgence de son exposé, l’auteur se prend pourtant à réduire Brunschvicg à l’un de ses livres, Les étapes de la philosophie mathématique, contemporain des deux conférences données par Bergson à Oxford6 et regroupées dans La pensée et le mouvant7, en 1934. M. Badiou voit dans Les étapes de la philosophie mathématique


Une philosophie du concept appuyé sur les mathématiques, une philosophie de la pensée et du symbolique et cette orientation a continué pendant tout le siècle, en particulier avec Lévi Strauss, Althusser ou Lacan. Nous avons donc au début du siècle ce que j’appellerais une figure divisée et dialectique de la philosophie française. D’un côté, une philosophie de la vie [Bergson] ; et de l’autre, une philosophie du concept.8


Considération cavalière, au risque de fausser la distinction de M. Badiou, ou du moins la réduire. Car l’erreur de l’auteur de l’Etre et l’Evènement, est de considérer Brunschvicg comme un philosophe du concept alors qu’il en est l’exact contraire. En plus de n’être pas kantien, Brunschvicg refuse d’emblée la pureté du concept, auquel l’esprit ne saurait se réduire. En effet,


Il ne saurait y avoir de concepts en pure compréhension ; car des qualités qui ne formeraient pas un faisceau et ne se rattacheraient pas à un objet, fusse un objet hypothétique ou chimérique, ne seraient nullement des qualités pensées comme telles. Il n’y a pas de concept en pure extension, parce que les individus qui ne seraient pas déterminés à l’aide d’un caractère perceptible, si vague qu’il soit, ne seraient nullement des objets pensés comme tels. Nous pourrions dire qu’il n’y a pas de concept du tout si, comme il est de tradition dans nos manuels de philosophie, à commencer par la Logique de Port-Royal, on entend par concept un élément simple de représentation correspondant au terme qui est l’élément simple du discours ; il n’y a que des jugements […] La réalité mentale de la notion de Français, c’est la synthèse de l’extension et de la compréhension dans une relation qui, explicitée, prendrait la forme d’une proposition telle que celle-ci : Les Français sont français.9


Voici le manifeste idéaliste de Brunschvicg, plusieurs fois recommencé et approfondi. Mais ce n’est pas un idéalisme conceptuel : dès 1897 et sa thèse sur la Modalité du jugement, Brunschvicg insistait sur le fait que si la philosophie de l’esprit est celle de l’intelligence, cette dernière est fondamentalement un acte, car


Le sujet est celui qui juge, et juger est un acte. Le sujet est activité.10


Et il ajoute que


Le jugement doit être regardé comme le commencement et le terme de l’esprit, comme l’esprit lui-même absolument parlant […]11


Mais cet idéalisme est bien critique, dans la mesure où c’est à travers les fameuses « étapes » où « âges » de la science et corrélativement de la philosophie12, que Brunschvicg dégage l’activité même de l’esprit. L’acte de l’intelligence est une réflexion de l’esprit sur les œuvres de l’esprit. En ce sens, Brunschvicg ne peut s’empêcher de penser le progrès comme la marque même, et presque immanente, de l’activité intellectuelle toujours en marche. Chez l’auteur de La modalité du jugement, l’activité spirituelle n’est pas, comme le voudrait M. Badiou, enfermée dans les catégories kantiennes : l’acte est trop spontané et imprévisible ; il est proprement créateur.


Si l’esprit est absolument autonome […] même vis-à-vis de sa nature interne, si par suite il est essentiellement activité, alors il est naturel qu’on ne puisse le saisir que dans ses manifestations.13


En vérité, le concept n’est que le résultat vide du jugement car « le concept est donc le résidu du jugement. »14 Et Brunschvicg s’oppose aux philosophies du concept qui, selon lui, n’ont pas compris que le problème central est le dynamisme intérieur qui produit le concept. Si seul le concept est considéré, nous oublierons ce qui le fonde : le philosophe veille plus que jamais à préserver l’autonomie du sujet contre les conceptualismes en tout genre. En d’autres termes, le rapport doit être premier, c’est-à-dire à l’origine même de la conception. Lorsqu’il est déclaré, au début de La modalité du jugement que « concevoir, c’est juger »15, on peut conclure que l’esprit doit se réduire au jugement, qui est toujours en avant du concept malgré la formule ramassée de Brunschvicg.


Sa philosophie, contrairement à ce qu’écrit M. Badiou, n’amène pas à considérer l’homme comme « créateur de concept » mais comme jugeant. Cet acte de juger amène surtout à une philosophie du rapport, de la communauté spirituelle et de la vie subjective16. Car en effet, l’esprit n’agit pas que dans le domaine de la connaissance mais aussi dans celui de la communauté concrète des hommes : Brunschvicg postule que l’activité spirituelle aspire à l’unité. Comme Le Senne l’affirmera aussi, il montrera que l’acte est toujours unificateur d’une diversité. La pensée brunschvicgienne, dans sa ramification éthique, amène à penser la fusion du moi et du corps social. La pratique du jugement, la prise de conscience de plus en plus claire de l’esprit par lui-même doit amener – et ce fut le grand rêve de cette pensée – à participer pleinement de la Raison universelle, Raison par conséquent vivante aussi prônée par Roustan et Lalande.


Il n’y a pas de « formalisme conceptuel » chez Brunschvicg, comme l’écrit M. Badiou. Sartre, par exemple, n’hérite pas davantage de Bergson que de Brunschvicg :


Vous avez d’un côté ce que j’appellerais le vitalisme existentiel, qui a son origine dans Bergson, et passe certainement par Sartre, Foucault et Deleuze ; et de l’autre, vous avez ce que j’appellerais un formalisme conceptuel qu’on trouve chez Brunschvicg et qui passe par Althusser et Lacan.17


D’ailleurs, Sartre serait bien plus l’héritier de Brunschvicg, lorsque l’on observe par exemple l’effort d’intelligibilité de l’Histoire que tente Sartre dans La critique de la raison dialectique. On ne voit pas non plus comment Foucault, beaucoup plus formaliste que M. Badiou ne le prétend serait un héritier du bergsonisme. D’une part, après avoir examiné la distinction précise que fait Brunschvicg entre concept et jugement pour ne laisser subsister que le jugement, il semble que d’autre part, les distinctions effectuées par M. Badiou ne soient plus si claires : nous sommes loin d’être certains qu’il y a un double héritage. Pour la génération de Sartre et Merleau-Ponty surtout, Bergson et Brunschvicg sont si influents qu’il est difficile de déterminer avec précision, comme le fait l’auteur du Panorama de la philosophie française contemporaine, des filiations directes et divisées. Comme l’écrit Brunschvicg, « le spiritualisme moderne n’est plus, à proprement parler un spiritualisme de l’Idée au sens platonicien du mot, c’est un spiritualisme de la conscience. »18 : n’en est-il pas de même chez Bergson ?

1Conférence donnée à la Bibliothèque Nationale (Buenos Aires, 1er juin 2004), et publiée in New Left Review, septembre/Octobre 2005.

2Idid., p. 1

3Bergson, L’énergie spirituelle. Essais et conférences, Paris, PUF, 1967, p. 8

4Brunschvicg, Héritage de mots, héritage d’idées, Paris, PUF, 1945, Introduction.

5M. Badiou écrit au début de son article qu’ « entre 1943 et la fin du XXème siècle, se développe le moment philosophique français ; entre Sartre et Deleuze, nous pouvons nommer Bachelard, Merleau-Ponty, Lévi-Strauss, Althusser, Foucault, Derrida, Lacan et moi-même, peut-être nous verrons. »

6Conférences données les 26 et 27 mai 1911 sous le titre La perception du changement.

7Notons que M. Badiou écrit La pensée et le mouvement

8Badiou, Panorama de la philosophie française contemporaine, op. cit, 2005.

9Brunschvicg, Les étapes de la philosophie mathématique, Paris, Alcan, 1929, § 294, p. 476.

10Brunschvicg, La modalité du jugement, Paris, Alcan, 1897, p. 236

11Ibid., p. 24.

12Brunschvicg écrit : « Ainsi, une philosophie de l’intelligence, attentive à suivre l’œuvre du génie contemporain, nous ramène à cette conclusion que le ressort le plus profond et le plus fécond de la pensée est inévitablement aussi le plus caché, celui que la réflexion découvre en dernier lieu. Et semblable découverte n’est possible au philosophe que s’il renouvelle perpétuellement son effort à contresens des formes de langage et des préjugés d’Ecole qui tendent toujours à revêtir d’une apparence fallacieuse d’intemporalité ce qui correspond seulement à une étape sur indéfinie de la science. » (« Le rapport de la pensée scientifique à l’idéal de la connaissance » in Brunschvicg, Ecrits philosophiques, III, Paris, PUF, 1958, p. 34-35.)

13La modalité du jugement, op. cit, P. 240-241.

14Les étapes de la philosophie mathématique, op. cit, p. 476.

15La modalité du jugement, op. cit, p. 8.

16Le statut de philosophie de « la vie subjective » était attribué par M. Badiou à la pensée de Bergson. Nous l’attribuons aussi, selon d’autres modalités, à celle de Brunschvicg.

17Badiou, op. cit.

18La philosophie de l’esprit, Paris, PUF, 1949, p. 178.

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