Dictionnaire amoureux de Venise

Philippe Sollers, Editions Plon, 2004

dimanche 20 février 2005 par Alice Granger

Philippe Sollers écrit la plus grande partie de ses livres à Venise, avec l’encre bleue et le papier qu’il achète à chaque séjour, deux fois par an, dès qu’il arrive. Son écriture vient de là. Désormais, ce n’est plus un secret.

Ville de l’amour vrai. Dictionnaire amoureux, mais aussi écriture de cet amour vrai. Venise est aussi une femme d’exception, douée pour la clandestinité, la discrétion, et écrire Venise c’est aussi écrire une femme entre toutes. Venise, c’est aussi elle. Parler de Venise, parler de la ville féminine, parler d’elle. Parce que parler d’elle, c’est aussi parler de la manière dont, exceptionnellement, le malentendu des sexes, sur le terrain miné de la différence sexuelle, dans ce couple arrivant pour la première fois à Venise en août 1963, a pu trouver une issue, joyeusement et légèrement. Le désir immémorial d’un homme, et celui, tout aussi immémorial d’une femme, incompatibles, trouvant miraculeusement à s’exaucer ensemble et aussi séparément. Chacun y trouve intensément son compte, sans jamais que surgisse ni côté femme ni côté homme du sacrificiel, d’où l’absence de ressentiment, d’esprit de vengeance. Ils se donnent l’un à l’autre des choses infiniment belles, vraies, et en même temps ce don n’épuise pas ce qui leur reste, au contraire il leur reste infiniment plus encore que ce qu’ils ont donné à l’autre (sexe). D’où cette expression si forte et si miraculeuse d’amour vrai. Sollers parle lui-même directement de cette ville féminine, mais aussi par des musiciens, des écrivains, des peintres, qui prolongent sa parole, en choisissant si finement les citations, nombreuses.

Depuis quarante ans, deux fois par an, ils viennent à Venise, au printemps, à l’automne, elle est là toujours dans la Venise éternelle qu’il retrouve. Ils étaient ensemble la première fois, en 1963. Dictionnaire amoureux intensément dédié à elle.

Dans ce Dictionnaire, à son nom, Sollers la cite parlant dans un entretien de son arrivée à Venise, la première fois, en 1963, avec celui qu’elle appelle Jim, ils viennent de Florence : "Donc, nous arrivons par la route un soir…Et là, ç’a été "la" révélation, comme si tout d’un coup on nous offrait un lieu qui devait nous appartenir de toute éternité…Jim portait deux valises énormes…devant la basilique Saint-Marc, nous avons été pris d’un sentiment quasiment religieux, comme si nous étions transportés dans un univers qui nous cernerait intimement. Il a posé ses valises et nous sommes restés dix minutes sans pouvoir parler…Le lendemain matin, Jim s’est mis, comme chaque jour, au travail. Moi, je voulais apprendre la ville…Il allait tous les matins au Florian pour écrire à une table, toujours la même, loin de la lumière du jour et de la foule. Il a besoin de se fixer comme s’il y avait une sorte de rapport intime entre la circulation de son sang et de son esprit avec ce qui l’entoure. Je partais à l’aventure, seule." "J’aimais me perdre en suivant ces veines quasiment sanguines …la Giudecca… Au moment où j’y suis arrivée pour la première fois, j’ai eu un coup au cœur…en découvrant cette ouverture sur les Zattere et sur la largeur du canal… Je suis entrée dans l’hôtel qui se trouvait là…Et là, elle m’ouvre une fenêtre sur la Giudecca…Quelle stupeur ! J’ai pensé : mais c’est ici qu’il faut vivre ! Tout se passait comme si notre vie nous attendait là depuis toujours. A la fin de cette matinée, je suis allée le rejoindre en lui disant : "Il faut que tu voies ça". Cette chambre "que l’on nous a gardée chaque fois". Pendant quarante ans. "Notre marche aussi en direction de la station maritime dont on aperçoit l’escalier défendu, la muraille aveugle, est une invention ferme et souple d’un dehors au seuil duquel on nous a déposés. On peut dire que nous sommes irresponsables, frais ; nous rions sans motif, chacun pour soi au fond de la gorge, dans un silence que nous n’avons jamais connu jusqu’ici."

Philippe Sollers, à propos de cette même première fois : "Je sais, d’emblée, que je vais passer ma vie à tenter de coïncider avec cet espace ouvert, là, devant moi… C’est un mouvement bref de tout le corps violemment rejeté en arrière, comme s’il venait de mourir sur place et, en vérité, de rentrer chez soi."

Rentrer chez soi, donc ! "Il n’y aurait que du dedans et nous nous acharnerions à ne pas le savoir". Ou bien, Philippe Sollers, par cet amour vrai, s’est exceptionnellement trouvé dans les conditions de cette "évidence intime". Alors, il se trouve en condition de faire cette lecture de Venise : c’est une ville dominicaine, forcément, et c’est, forcément aussi, la ville chérubinique par excellence, célébrée par Tiepolo au plafond de l’église des Gesuati. Chérubin, enfance et recomposition. Là, ils se trouvent dans une Grèce déplacée, tournée autrement. "On garde ce qu’il faut de Byzance, mais on évolue à l’intérieur de l’aventure romaine." Très exactement !

A l’Accademia, qui est plus qu’un musée pour lui, c’est un coffre, une église parallèle, une basilique païenne pour amateur passionné, Philippe Sollers va droit à "La Tempête" de Giorgione, il veut vivre et respirer en lui, avant même de le comprendre. C’est le tableau de son amour vrai. "Le tableau a lieu maintenant, pour vous, pour vous seul." Une femme aux trois quarts nue allaite un enfant avec son sein gauche. "Vous êtes obligé d’être cet enfant". Ce chérubin. "La femme est très belle, jeune, éternelle, cheveux blond vénitien, rassemblée sur elle-même malgré ses cuisses écartées, très attentive, protectrice, un peu inquiète. A gauche, sur une autre scène, séparé de la femme à l’enfant par une rivière en ravin, un homme désinvolte et jeune, veste rouge, tenant un bâton plus grand que lui, tourne la tête vers le petit théâtre d’allaitement...Il a l’air très détaché, il pose. Il se souvient, aussi. Ce bébé c’était lui dans une autre vie. Ou bien ce sera lui, et puis lui encore." Philippe Sollers à l’intérieur de l’amour vrai comme à l’intérieur de Venise, c’est à la fois ce chérubin et ce jeune homme désinvolte et jeune. Un homme, une femme. Dans ce tableau, se lit la "Séparation des sexes, destins différents. Naissance d’un côté, virilité de l’autre. La culotte du jeune homme rouge ne dissimule pas une proéminence lovée. Le bâton la souligne. Il sourit, il va voyager, mais toujours en emportant avec lui le souvenir d’enfance. Dans le fond du tableau, une ville sous l’orage dans un ciel gris-bleu. "Un éclair déchire le fond de la toile et accentue la brisure entre la femme à l’enfant et l’homme contemplatif. Sur terre, une rivière les sépare, ils ne sont pas dans le même temps… L’éclair est un serpent qui révèle les éternités différentes de la femme et de l’homme." Sur un toit diagonal, "un héron tourné vers l’éclair et semblant lui claironner quelque chose…L’éclair ne fait pas peur à l’oiseau, il lui répond, ça l’excite. Ce tableau, plein d’une sérénité mystérieuse, est menacé par une rafale à venir. Il s’appelle "La Tempête", mais il s’agit d’une étrange tempête à l’écart, à l’étouffée. Quant au héron, le musicien et libertin Giorgione s’amuse, puisque c’est là un symbole ancien de l’activité sexuelle frénétique."

La Sérénissime, Venise la ville féminine par excellence, et une femme d’une sérénité mystérieuse, permettent de revenir dedans. D’où la femme allaitant l’enfant, dans le tableau. Naissance autrement. Pour l’instant, nous ne savons pas pourquoi elle peut se tenir là, et avec une telle sérénité mystérieuse. En tout cas, quelque chose fait qu’elle peut réaliser ça, ce tableau-là, et que par elle, un homme désinvolte et jeune peut être dans l’éternité ce chérubin. Pourquoi va-t-il pouvoir voyager, avec ce symbole du héron très explicite ? Et bien le fait que, exceptionnellement, une femme le fasse rentrer dans cet intérieur éternel, ce dedans où les chemins ne mènent nulle part et où il s’agit de beauté partout, et de musique, cela dédouane pour toujours chacune des femmes rencontrée ensuite sur cette base-là par le jeune homme désinvolte de tenter de le lui promettre sans jamais pouvoir le réaliser. Quelque chose fait que la dame peut, dans cet amour vrai, réaliser une chose sublime que les autres femmes ne peuvent pas faire, et les autres femmes la remercient de manière implicite à travers lui. Sauf que, habituellement, les femmes croient pouvoir le réaliser, elles croient pouvoir faire rentrer dedans le chérubin, elles croient être des madones à l’enfant. L’éclair et le coup de tonnerre, au loin, sur la ville, dit la colère que cela provoque de ce côté-là, le fait que les femmes ne peuvent plus se positionner par rapport à la promesse de faire rentrer dedans, avec tous les bénéfices secondaires à la clef. Au contraire, le héron leur claironne qu’elles ne peuvent pas, qu’elles n’ont pas ce qu’il faut, aussitôt les femmes phalliques et hystériques s’étouffent de colère, mais aussitôt la sérénité s’annonce, puisque ces femmes connaissent cette possibilité merveilleuse d’être dédouanées d’un rôle qu’elle n’ont pas les moyens de jouer, d’où la sensation de liberté, et le héron peut voyager de ce côté-là. Ce n’est pas pour rien que Philippe Sollers et la dame habitent toujours au même endroit près de la Dogana, près de la Douane des mers, là les choses peuvent se dédouaner, face à l’intense trafic maritime, là où la Fortune varie, est une girouette. L’amour vrai n’est pas du tout romantique, il est dominique. C’est-à-dire que le tableau de cet amour, "La Tempête", fait quelque chose d’inouï, et c’est le jeune homme désinvolte en veste rouge avec son bâton qui fait le trait d’union, tandis que le héron claironne en direction de l’éclair et du tonnerre : il se passe quelque chose entre cette dame d’exception, que le tableau montre en train d’allaiter son chérubin, et son lait n’en doutons pas est fait de beauté, d’art, de paysage, de musique, de sensations, et chaque femme dédouanée par elle d’avoir à assumer un rôle comme si elles avaient le phallus baguette magique. Face à cette dame qui a les moyens d’ouvrir le dedans à son chérubin, celui-ci ne demandant dès lors plus à aucune femme cette chose pour elle en vérité impossible, chaque femme se sent être fille, vraiment fille, sans honte, libre, sans destin déjà tout écrit. Chaque fois que l’homme désinvolte et jeune en voyage se présente devant l’une d’elle, il est le messager de la dame auprès d’elle, et la sensation d’être fille est très subtile, très nouvelle, merci au docteur Subtil ! J’en sais quelque chose, puisque, face à Philippe Sollers dans le bureau de Tel Quel, au début des années 8O, plusieurs fois, je me sentis si joyeusement fille sans avoir honte de me sentir telle. Pour la première fois, une fille peut, elle aussi, commencer à entrer dans l’espace de la liberté. L’éclat de rire d’un garçon devant une fille, eh ! Tu n’as rien, tu n’as pas de phallus, pas de quéquette, pas de pouvoir, ne provoque plus une réaction de honte, une fille peut elle aussi se dire, eh alors, c’est très bien d’être une fille, je n’en ai pas honte au contraire ! Le message du jeune homme désinvolte à la veste rouge et au bâton de voyageur dit, vous êtes une fille tandis que lui, dans l’éternité, il est un chérubin allaité. Cela fait des éclairs sur la ville, mais la tempête est étouffée. Chaque fille sait ce qu’elle y gagne.

C’est un tableau, celui de leur amour vrai, "La Tempête", où le malentendu entre homme et femme, lié à la différence des sexes, est suspendu, chacun y trouvant sa vérité, sa jouissance, sa liberté, sa sérénité, sa solitude, de toute éternité.

Cela tient à la dame, dans la ville dominicaine. Elle, elle a les moyens d’ouvrir au garçon le dedans que, d’habitude, en vain, il espère d’une femme. Elle a les moyens de lui ouvrir, de le faire entrer, et les femmes, habituellement, non, même si, romantiquement et hystériquement, elles le font croire. Ainsi, elle suspend le malentendu, le ressentiment, le jeune homme désinvolte qui voyage, qui annonce aux filles qu’elles sont filles, est celui qui leur fait sentir la suspension du ressentiment entre les sexes, puisqu’il n’a plus rien à leur demander pour être chérubin, il l’est déjà. La question reste entière. Comment se fait-il que la dame, elle, elle peut ? Et que, ayant accompli ce geste d’ouverture sublime pour son chérubin, son pèlerin chérubinique qui comme Angelus Silesius pense que rien ne dure sans jouissance, elle peut elle-même être fille, seule dans Venise à se promener par des chemins qui se perdent joyeusement ?

Ce sont les descriptions de Venise qui font son portrait exceptionnel. Sollers : Venise, inépuisable, ressemble à un grand huit couché, d’où l’Infini. Sollers se demandant, d’une manière insolite et insolente : pourquoi Venise m’aime-t-elle ? Pourquoi la ville dominicaine m’aime-t-elle ? Ne pourrait-on pas dire que, s’étant acquittée merveilleusement de ce que veut un garçon d’une femme, elle peut joyeuse et incognito littéralement être fille dans la Sérénissime. Vierge mère (c’est-à-dire en rien dégradée d’avoir à accomplir ce rôle, puisqu’elle a à sa disposition des moyens infinis, puisque cela ne l’appauvrit jamais, puisqu’il n’y a rien de sacrificiel pour elle à être cette éternelle sublime femme qui allaite autrement) fille de son fils, se retrouvant enfin fille de son père revenant dans ce fils chérubin d’une femme qui a les moyens de l’allaiter en esprit, en beauté, en musique, en écriture, en peinture, chaque sens y trouvant son infini. Fille de son père retrouvé autrement, fils de sa mère retrouvée autrement, sur fond de perte de ce père et de perte de cette mère, sur fond d’irrémédiable naufrage originaire. Plus elle donne, plus il lui en reste ! La Sérénissime est le vrai nom du lieu. Non pas le ressentiment.

L’Arétin : "Toutes les autres contrées me paraissent des fours, des cabanes, des grottes, au lieu de la noble, illustre et adorable Venise." Partout ailleurs règne la convention. A Titien, l’Arétin écrit qu’il était en admiration devant la diversité des couleurs qui jouaient sur les nuages. Baffo Zorri, homme d’Etat et poète pornographique, écrit qu’à Venise, les femmes mariées ne vivent plus dans la retraite et on les voit circuler nuit et jour dans la ville. Elles vont seules avec leur ami, et ne sont pas suivies, comme anciennement, par leur couillon de mari, on va librement les trouver dans leur lit, et le mari n’en sait rien ou, s’il le sait, il ne s’en inquiète pas, le soir elles sortent et vont sur la place, où on voit des femmes de tous rangs, et la même boîte de dragées peut charmer plus d’une bouche, et vivre dans cette ville, centre des plaisirs, est aussi agréable pour les étrangers que pour les indigènes. Mais, écrit Sollers, Baffo est peut-être trop optimiste en pensant que la femme est libertine par nature. On a envie d’ajouter que, peut-être, elle ne peut s’éprendre de liberté que par l’opération du Saint-Esprit. Quant à Breton, écrit Sollers, il est trop dévot de l’Eternel féminin, tandis que Proust est au fond otage de sa mère, et Morand prisonnier de sa femme, Sartre saisi d’hallucinations, Hemingway amoureux d’une petite comtesse fatale, Pound perdu dans ses rêves, Thomas Mann hanté par la mort. A entendre : pour lui, Philippe Sollers, c’est très différent, et sa Venise est différente aussi. La même que font entendre L’Arétin, Giorgione, Titien, Baffo, Casanova, Tiepolo, Vivaldi, et d’autres, dans une communion des saints vénitienne et dominicaine.

Balzac voit Venise comme une ville qui n’en finit pas de mourir, qui craque de tous les côtés et qui s’enfonce d’heure en heure dans la tombe, et le silence de cette moribonde le ravit. On dirait qu’il parle d’une mère en train de vieillir dans sa mort annoncée et dont il serait jalousement content qu’elle n’ait plus d’autre vie après sa maternité, qu’après son enfant plus rien que l’enfoncement radical. Venise, pour Sollers, n’est pas une mère gardant prisonnier son fils. C’est très différent, par-delà le tableau de l’allaitement ! Pourtant, que Sollers cite Balzac dans son Dictionnaire est quand même une indication sur la dame d’exception. Elle aurait pu apparaître ainsi, en train de s’enfoncer, cela aurait pu se faire, et puis non, le tableau s’est peint autrement.

Maurice Barrès, par-delà "La mort de Venise", écrit que le mouvement des ondes sonores va sur Venise, comme l’ondulation perpétuelle de l’eau, sans heurt et sans fatigue, les sons jamais ne nous y donnent de chocs. Liquide amniotique vénitien, et les sons y parviennent différemment.

Une autre indication sur la dame nous vient par Cecilia Bartoli, l’incroyable chanteuse d’opéra. Qui vient de Antonio Vivaldi, le prêtre roux, esprit inclassable et enflammé. Philippe Sollers, nul doute, entend chanter la dominicaine Venise par la voix de Cecilia Bartoli. Tout son corps est instrument de musique. Incroyable chanteuse cascadeuse joyeuse, écrit Sollers. Elle est spécialement merveilleuse lorsqu’elle chante le mot "naufragar", qu’elle module avec une joie sauvage, ravie de sombrer, l’amour triomphe du devoir. Ce naufrage est très spécial. La dame fait l’expérience d’une transformation du sens du mot "naufrage", elle fait naufrage dans la volupté. Soudain, le naufrage se transforme en quelque chose de voluptueux, par l’amour vrai, elle fut en naufrage, puis soudain elle put être la dame du tableau "La Tempête", la dame de l’allaitement très spécial, alors "naufragar" prit un autre sens, joyeux, et la musique de Vivaldi, l’incroyable prêtre roux, permit d’écouter le chérubin devenir un dieu incessant des températures, des heures, des saisons, des situations, dieu marin tantôt en tourbillon, tantôt en lévitation, possédant sa cantatrice, la faisant sorcière, fée, débauchée, fille du peuple sensuelle et gaie, une artiste incroyable, une merveilleuse femme de la vie courante, une camarade, une reine, une aristocrate. Sollers ne parle pas que de Cecilia Bartoli !

Si c’est vrai que Jim fait le trait d’union entre la dame et chacune des filles auxquelles il fait littéralement sentir à quel point elles sont dédouanées d’un devoir impossible, chérubin ange de l’annonciation, auxquelles il fait sentir qu’elles peuvent prendre le grand large de la liberté, alors les deux versants, celui du libertinage poussé à son comble et la pureté de la méditation sacrée, deux versants existant ensemble chez Giovanni Bellini mais aussi chez Philippe Sollers, ces deux versants ne sont pas du tout incompatibles, au contraire ! Et ce n’est pas par hasard si Bellini est obsédé par la Vierge à l’enfant ! Par la célébration d’une maternité très spéciale. La dame du tableau "La Tempête" est ce que la mère n’a pas pu être dans l’éternité pour son chérubin. C’est aussi une dame qui fait quelque chose d’inouï pour les filles, une chose qu’une mère ne fait jamais pour sa fille puisqu’au contraire elle ne fait que la précipiter dans la mère, alors que la dame, par le trait d’union qu’est Jim oscillant entre méditation sacrée et libertinage extrême, fait passer le message intensément joyeux, le fait sentir, aux sens, elles sont filles, elles peuvent le rester de toute éternité, alors que jusque-là, être une fille, c’était impossible, la mère venait tout de suite la prendre en otage, mais soudain c’est subtilement possible, et même intensément, infiniment possible.

Bonaparte, écrit Sollers, nourrit une haine singulière pour Venise et sa république aristocratique. Il a dit : "Je serai un Attila pour Venise !" Il s’en empara en 1797, la dévasta, puis la vendit aux Autrichiens. Et s’il fallait entendre "Je serai un Attila pour ma mère" ? Et si la question, justement, était de commencer à pouvoir en sortir, de sa mère, ou bien de ses origines, pour pouvoir rentrer. Alors, Bonaparte serait-il incapable d’entrer dans la Sérénissime parce que jamais sorti de ses origines, et condamné à voir Venise comme le lieu par excellence à saccager, pour naître ? Mais le lieu sera à jamais, pour lui, partout, comme quelque chose à conquérir, à piller, à saccager, faute de pouvoir en sortir, en naître ? Fils retenu dans la mère, il pourrait tout conquérir, et en même temps, il voudrait que ce soit tout saccagé, à jamais inhabitable, ou bien habité par quelqu’un d’autre, faire venir quelqu’un d’autre, des Autrichiens, il n’y avait pas en ce lieu quelqu’un d’autre, père empêchant le fils de rester, le fils commençant alors à espérer la défaite dès les victoires, pour se sentir mis dehors ?

Ce qui surprend Charles de Brosses, président du parlement de Bourgogne, ami intime de Vivaldi qui officie dans les hôpitaux, c’est que Venise est imprenable par terre et par mer, alors même que c’est une ville ouverte de tous côtés, sans portes, sans fortifications et sans soldat de garnison. Les vaisseaux de guerre, à cause de la lagune, ne peuvent s’approcher. Ville si singulière ! Il écrit : "Il n’y a pas de lieu au monde où la liberté et la licence règnent plus souverainement qu’ici…de belles religieuses disponibles, des putains civilisées…un homme, ministre et prêtre, dans un spectacle public, en présence de quatre milles personnes, badiner d’une fenêtre à l’autre avec la plus fameuse catin de la ville…" Sollers n’aime pas la Venise mélancolique et touristique, centrée sur un avoir été, sur quelque chose qui est en train de sombrer comme un lieu matriciel s’enfonçant et fascinant qui ne peut donc pas faire entrer dedans et évoque une société disparue, mais la Venise maritime et euphorique, dans laquelle la société d’autrefois continue, et qui permet une naissance et une renaissance individuelle de tous les instants, à l’instar de la dame. Il raille ce qui est mélancolique, nostalgique, d’un air de dire, arrêtez de glorifier ce lieu du passé, qui non seulement ne peut plus vous remettre dedans mais prétend encore avoir le monopole, au contraire glorifiez ce lieu du maintenant, qui n’est pas du tout le même ! Ne voyez pas Venise comme votre mère glorifiée et irremplaçable, mais remarquez ce qui vous invite, comme ma dame, et comme Venise telle que vous ne savez pas la voir, à rentrer dans ce lieu d’éternité comme votre mère ne pouvait pas l’offrir ! Commencez par vous séparer réellement de votre mère, commencez par voir réellement perdu le lieu matriciel, ensuite seulement vous saurez comment le rejoindre autrement.

Alors bien sûr la déploration de Byron lui est étrangère, au lieu de dire comme lui, "L’Adriatique, aujourd’hui veuve, pleure son époux", ne pourrait-il pas dire "L’Adriatique, aujourd’hui veuve, ne pleure pas son époux", elle ne le pleure pas parce que ce "naufrage", qui réitère une sensation de naissance, lui ouvre la liberté, elle redevient une fille qui n’a plus besoin de rester fille de son père cocon protecteur à travers son mari, elle peut laisser se perdre ce père-mari pour mieux le retrouver autre infinitisé par ce fils retrouvant par elle sa mère autre, infinitisée. Chacun, le garçon, la fille, ensemble, retrouve le grand large, sa "mer", mer sans "e", sans cette lettre fœtus prisonnière de la mère, et sans accent "grave".

Deux choses, simultanément, semblent être entendues autrement par Philippe Sollers. Non pas la mélancolie et la nostalgie de la mère de la part des hommes, non pas les pleurs d’une veuve qui a perdu son mari cocon protecteur à l’image d’un père et qui stigmatise les femmes comme ne rêvant que de rester fille de leur père à travers leur mari, mais ces deux choses en miroir font naufrage joyeusement, les hommes sont définitivement sortis de leur mère, les femmes ont accepté de perdre leur père dans leur mari enveloppant. L’Adriatique que Sollers a découverte est une veuve qui ne pleure pas son mari. Non, la ville n’est pas morte avec Napoléon comme le prétend Rozanov, qui note pourtant qu’il est frappant d’observer avec quelle facilité Napoléon est venu à bout de tout…

Loin du cliché de Venise disparue et noyée, il s’agit de vivre le temps de façon très différente, dans le sillage de Giordano Bruno l’Infinitiste comme le nomme Sollers. Giordano Bruno écrit que "le temps enlève tout et donne tout, chaque chose se change, aucune ne s’anéantit. L’Un seul ne peut changer, l’Un seul est éternel et peut perdurer éternellement". Le Un de Giordano Bruno plane sur la Sérénissime, dit Sollers, Un métaphysique qui dévoile le Nu, et nous pourrions ajouter que ce Nu, c’est la sensation de naissance sur le corps, sensation de perte d’enveloppement qui fait l’unité par cette sensation. Savoir être seul est la vraie aventure aujourd’hui, écrit Sollers. Seul, sensation de naissance. Rien autour. Cela s’est perdu. Cela se retrouve autrement.

Ici, c’est un abri différent. La Sérénissime fait savoir à l’air et au monde qu’elle contrôle le son et l’eau. Folie des cloches, arrogance joyeuse, la chambre enregistre tout. Elle n’est pas mélancolique, elle est sereine, joyeuse, et il est dedans, la métaphore matricielle revient, mais là, non sacrificielle. Il est dans la partition, son stylo est aussi un clavier et un pinceau, le son et l’eau tout autour, nouveau liquide amniotique.

Chateaubriand, revenu seul à Venise, dit que "C’est la plus triomphante cité que j’aie jamais vue". Il est ébloui par Titien, Tintoret. Mais il a du mal à ne pas la voir, quand même, du point de vue mélancolique : "Vous aimez à vous sentir mourir avec tout ce qui meurt autour de vous", tel le nouveau-né qui voudrait se laisser mourir avec le placenta pour ne jamais se sentir séparé et un. "Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s’éteindre avec le jour".

La dame, celle de Jim, est là, assise sur le rivage de la mer, une belle femme qui ne s’éteint pas avec le jour. La Sérénissime épouse de l’Adriatique, dominatrice des mers, n’est pas tombée à jamais, elle n’exalte aucune mélancolie.

Casanova a mis en relief que des filles sont là, en "attente". Elles sont surveillées, mais la nuit elles sortent en douce, et même des couvents mettent à la disposition du nonce du pape de jeunes religieuses…

Etre vraiment à Venise, rejoindre son passé dans son présent, être ici contemporain de son avoir été, demande une dose massive d’énergie noire, écrit Sollers, à cause des catastrophes et massacres du XXe siècles. C’est une expérience à comprendre. Comprendre que Venise ne meurt pas, ni la dame, ni la veuve de l’Adriatique, et alors elle s’éveille, elle irradie. Il s’agit de ne pas la voir morte.

Da Ponte, qui sera le génial librettiste de Mozart, a conçu une passion insolente pour une des plus belles et des plus capiteuses sirènes de Venise. Il écrit, cité par Sollers : "…Mozart n’avait jamais pu encore faire éclater son divin génie à Vienne, par suite des cabales de ses ennemis, il y demeurait obscur et méconnu, semblable à une pierre précieuse qui, enfouie dans les entrailles de la terre, y dérobe le secret de sa splendeur". Là, il s’agit d’entrailles qui, follement possessives, ne laissant pas naître, empêche le génie de s’épanouir, entrailles quelque peu infanticides…

Guy Debord, qui a beaucoup séjourné clandestinement à Venise, a été le seul à observer, écrit Sollers, la conjonction entre le monde diffus de la marchandise et la conjonction antagoniste de l’idéologie totalitaire, leur bouclage planétaire faisant la réalité dans laquelle nous vivons par intégration des deux forces, l’organisation sociale étant devenue celle du "mensonge absolu". Dans le film de Debord "In Girum" (1978), il met en relief chez les employés, serviles, "quel respect d’enfant pour des images", "cette plèbe des vanités sans goût parce qu’elle n’a eu de rien une expérience heureuse". Nous avons envie d’ajouter qu’il est vitale d’avoir joui justement de ce rien, de cette sensation naissante du rien, une expérience heureuse, joyeuse, légère, d’une part la pesanteur et d’autre part la grâce…Les employés, dit Debord, sont soumis à l’écran, et les maîtres sont intériorisés dans l’écran. Evidemment, "ce que nous avions compris, nous ne sommes pas allés le dire à la télé". "C’est ainsi que nous sommes engagés définitivement dans le parti du Diable, c’est-à-dire de ce mal historique qui mène à leur destruction les conditions existantes". Le Diable : le séparateur par excellence ! Mener à leur destruction les conditions existantes ! Pour naître ! Destruction des enveloppes matricielles ! Séparation ! Le mal que sont ces entrailles planétairement visualisées, possessives, et qui rendent si serviles !

Bien sûr, Régis Debray, qui a écrit en 1995 "Contre Venise", ne pouvait pas ne pas être évoqué dans ce dictionnaire amoureux ! Il est évident que Venise n’est pas la même pour Sollers et pour Debray ! Il est évident que la logique psychique de Sollers est étrangère à celle de Debray ! Ils n’ont en rien la même expérience ! Et de lire l’œuvre de chacun d’eux, passionnantes pour des raisons complètement différentes, cela permet de prendre la mesure de la complexité de la pensée. Sollers et Debray n’abordent pas Venise par le même angle ! Mais ce que dit Debray de Venise, paradoxalement, éclaire merveilleusement ce qu’a de spécial, d’extraordinaire, la Venise féminine de Sollers ! Debray est pour Sollers un petit Français typique, dont la haine pour Venise est intéressante ! L’éternel esprit de vengeance investit un possédé, un philosophe aigri, un amoureux dépité, un frustré de la politique et de l’Histoire, un grand blessé du plaisir, de la littérature et de l’art ! Quelle violence ! Violence de la vérité ? Mais quelle vérité ? En écrivant ça de Debray, Sollers nous le présente dans un jour très inhospitalier ! Debray, dans ces paroles, est un mis dehors irrémédiablement ! Tout l’a mis dehors, la philosophie, l’amour, la politique, l’Histoire, le plaisir, la littérature, l’art ! Très très grande violence de cette expulsion dehors ! Des entrailles qui l’ont mis dehors ! Le Diable l’a vraiment séparé de tout ! Et ce n’est pas une petite Dulcinée emmenée au restaurant qui va y changer quelque chose, Don Quichotte ne se battra que contre des moulins à vent… Mais qu’est-ce qui, selon Sollers, a été le point de départ de la crise de nerfs de Debray, et qui lui a fait écrire "Contre Venise" ? C’est que Mitterrand, ancien employeur de Régis Debray, s’y est promené ! C’est là que c’est très intéressant ! C’est là que s’éclairent les deux logiques différentes. Pour Régis Debray, en somme, dans la ville féminine se promène toujours déjà quelqu’un, un Seigneur, indélogeable, qu’il loue de manière paradoxale. C’est une ville, ou un pays, Cuba habitée par Castro, dans laquelle il y a déjà un Seigneur, comme Mitterrand se promenant dans Venise, et alors, cela interdit à jamais au "petit Français typique" d’espérer y entrer lui aussi, le Seigneur s’y promenant, étant à l’intérieur, Lénine, Mitterrand, Ché Guevara, ou Sollers, étant la série des personnages le mettant dehors, lui interdisant à jamais ce séjour. Alors, ces personnages dedans, tel Castro accroché à sa Cuba, sont paradoxalement importants pour lui, il a besoin de les louer, parce qu’ils lui signifient qu’il est mis dehors, comme Sollers le met aussi dehors par des phrases très violentes envoyées en pleine figure on imagine avec un grand rire ! Ah le petit Français typique ! Qui a besoin de religion, c’est-à-dire de se relier, tellement par le Diable il se sent séparé ! Sollers ne fait que lui dire cette vérité ! Il est séparé ! Et Debray, comme par hasard, de s’enrager contre "ceux que les œuvres de culture rendent aveugles et sourds aux œuvres de ruptures" ! Sollers écrit que Venise est pour Debray une drogue, comme si, longtemps, de voir ce "lieu" habité par des Seigneurs, cela attisait en lui une convoitise, une sorte de "fixation" un peu incestueuse pour quelque chose qui retiendrait tellement le "père", petit père des peuples, alors que, comme par hasard, Debray éprouve le besoin de dire qu’il n’en fait pas de fixation. La différence pour Sollers, c’est que dans ce lieu qu’est pour lui Venise, ville féminine par excellence, il n’y a plus quelqu’un qui l’occupe, qui l’habite, et qui lui signifie donc qu’il est dehors. Autant Debray est présenté comme quelqu’un qui est mis dehors on pourrait dire de toutes parts, en tout cas Sollers met en relief cette vérité-là, autant Sollers peut entrer dedans de toutes parts. Sollers peut entrer dedans autant par une méditation sacrée, côté dame qui allaite autrement, que par un libertinage infinie côté "fille". Debray ne peut pas plus entrer côté lieu, pays, ville, déjà pour toujours habitée par un Seigneur, que du côté "fille" puisqu’une Dulcinée, c’est une fille qui semble, pourrait-on dire, tenir à distance Don Quichotte par le père qu’il n’aura jamais les moyens de battre et de déloger. Alors, Debray, qui est tellement mis dehors, va s’intéresser à la médiologie et à la religion. Il va s’intéresser au médium, d’une manière terre à terre, se sentant littéralement sur la terre, à devoir travailler avec ses mains, avec d’autres en nombre comme lui, comme dans la ville du Sud Naples si différente de la Venise du Nord, avec la transformation des matériaux, et de la technique, la possibilité d’avoir accès à quelque chose va se transformer aussi, comme l’invention de l’imprimerie va rendre accessible les textes, l’écriture, à un plus grand nombre, puis le chemin de fer permettant de sortir du local, puis les images, etc… Le médium, le matériau, la technologie, transforme en quelque sorte le rapport à ce qui est interdit, inaccessible. L’invention de l’alphabet, pour le peuple de l’écriture en chemin avait permis de garder en mémoire et d’écrire autrement les choses perdues. Avec l’âge de la vidéosphère et donc du planétaire, le plus grand nombre peut avoir l’illusion d’être revenu dedans, ou bien d’en être…prisonnier sans plus personne pour mettre dehors… Naples c’est pour Debray la vie, tandis que Venise c’est la mort. Naples la putassière, charnue, généreuse, effrontée, avec ses klaxons, ses criailleries, ses obscénités, se jetant à votre cou à vos risques et périls…sensuelle tempête toutes tripes dehors exhibant ses draps, ses petites culottes tendues au milieu de la rue…mais Venise la Nordique est une dame bien, à qui la rumeur prête une liste d’amants notoires, encore belle, cultivée, discrète, guipures noires, taille mince et éventail, se déshabillant derrière un paravent, elle a beaucoup servi mais est difficile d’accès…il y a des églises à Venise et de la religion à Naples. Tous les cyniques chérissent Venise, les nihilistes aussi, l’odeur de vase, viveurs et Casanova à la retraite s’en repaissent, mais préservons, écrit Debray, nos restes de naïveté. Sollers rétorque : Debray est un puritain populiste ! Cela me fait rire, ces violences qu’ils s’envoient par l’écriture ! Il y en a UN qui peut rentrer dans la ville où il est de toute éternité, parce que, comme par miracle, ou par l’opération du Saint-Esprit, le Seigneur du lieu n’est plus là, la Dame ne fait plus obstacle à ce qu’il rentre par son père, elle peut de toute éternité allaiter autrement son chérubin, et il y en a Un autre, se reliant à un nombre infini d’autres, qui, n’ayant jamais pu rentrer dans ce lieu, en a découvert un autre, au Sud, qui est comme une fille du peuple, ne craignant pas de montrer ses dessous, qui vaudrait le coup de n’avoir pas pu rentrer là où le Seigneur restait indéboulonnable. Comme si une fille, du coup populaire par le nombre, reprenait de la valeur, du fait que c’était côté mère impossible à cause du Seigneur indéboulonnable mettant dehors. Côté ville du Sud, ayant Naples comme emblème, c’est une fille effrontée, généreuse, truculente, car la mère interdite, le lieu matriciel du Nord interdit, cela donne du relief à la fille, qui se jette à votre cou. A Venise, le nonce du pape, ou autre, vient, et religieuses ou prostituées aristocratiques sont prévues pour lui. A Naples, elles se proposent d’elles-mêmes, dans la rue, et pas seulement au nonce du pape…La ville est très effrontée.

Disons que cette joute littéraire met en relief la dame bien du Nord. Au Sud, les effrontées putassières semblent au contraire s’être dédouanées, autrement, de la dame bien du Nord. Elles sont comme des filles que la dame n’éduquent pas, via une sorte d’annonciation. Des filles libres autrement.

La crise de nerfs de Debray selon Sollers, lorsque Mitterrand est "dans" Venise, Sollers n’a jamais à la vivre, puisque lui, il peut y rentrer, et s’y retrouve seul. Mais reste la question : qui est celui qui l’a laissé y être seul ? Entre-t-il seulement dans Venise, ville dominicaine ? N’entrerait-il pas aussi dans les traces d’un devenu invisible ? Debray loue ses "Seigneurs, bien là, indéboulonnables comme s’avère l’être Castro, mais Sollers, quel invisible loue-t-il ?

A Venise, les femmes mariées sont très libres, elles font ce qu’elles veulent, et même si les maris le savent, ils n’en laissent rien paraître ! Il y a cette idée des maris qui laissent entrer… qui ont…fermé leurs yeux…tout le contraire d’un Castro indéboulonnable dans les lieux…

Dans la vie de Vivant Denon Dominique, il y a une femme de grand lendemain. Amoureux, il fait un long séjour à Venise. Il est à la fois constant et infidèle. Amour vrai à Venise dure toute la vie.

Si Naples est une religion, c’est-à-dire un dehors où la séparation met tout en reliance et en relecture, Venise est une église, c’est-à-dire un dedans. Sollers écrit qu’elles sont en activité constante de beauté. Celles de l’intérieur sont d’une force concentrée exceptionnelle, véritables cavernes à trésors, celles de l’eau grâce à Palladio célèbrent en douce le dieu marin grec exilé d’Athènes. Elles sont triomphales, résurrectionnelles. Philippe Sollers, allant encore et encore voir, dans l’église San Giovanni et Paolo, dans le Campo delle Maravegge (des Merveilles), le Polyptyque de Saint Vincent Ferrier, peint par Giovanni Bellini, sait pourquoi il est là. Là aussi, il y a "La gloire de saint Dominique", de Piazzetta. Puis, dans l’Eglise San Zaccaria, Sollers veut revoir une conversion sacrée, de Bellini. Echo de la conversion sacrée dont il a fait l’expérience arrivant à Venise.

Place Saint Marc, c’est l’occasion de dire qu’il est un mauvais byzantin, on s’en doutait… Dans l’église Santa Maria Gloriosa dei Frati, il sait que le cœur glorieux de la Sérénissime est là, il y a l’Assomption rouge du Titien, on en fait assompter une, "celle-là !", et le tour est joué, le reste suivra. A San Rocco, église du Tintoret, l’Annonciation, effraction de l’espace, la Vierge est saisie par cette fusée angélique, Venise la ville féminine est accomplie dans sa force latente. La Salute est une église, octogone au-dessus de la pourriture, l’église elle-même étant ronde, tournant autour d’elle-même, donnant l’impression d’atterrir comme un char céleste, se suffisant à elle-même. Mais l’église de Sollers est surtout les Gesuati, église des Dominicains après avoir été vouée aux hôpitaux, son plafond peint par Tiepolo présente la Vierge, un rosaire à la main, apparaissant à saint Dominique. Tiepolo a disposé en entrant un tableau de silence bleu, trois saintes, fruits discrets, des fleurs sans pourquoi retournées en elles-mêmes écrit Sollers. Palladio, dans le Redentore, a voulu l’envol stable de son Rédempteur, à voir à partir de la mer.

Sollers note que "la Fenice" est féminin en italien

Goethe à Venise y convoque son enfance et son père. Il s’y sent merveilleusement seul. Comme Sollers. "La solitude après laquelle j’ai soupiré souvent avec tant d’ardeur, je peux en jouir maintenant à souhait, car nulle part on ne se sent plus seul que dans la foule à travers laquelle on glisse, absolument inconnu de chacun". Goethe, écrit Sollers, s’est échappé, il fuit le Nord, il veut comprendre comment cette sortie des eaux a pu se produire, il est subjugué par la lagune et l’organisation lente et patiente de la cité, "le Vénitien dut devenir l’être d’une nouvelle espèce, tout comme Venise ne peut se comparer qu’à elle-même". A lire aussi, Sollers l’écrivain dut devenir l’être d’une nouvelle espèce, tout comme la Dame ne peut se comparer qu’à elle-même. Goethe poursuit : "gondole…je me suis rappelé un jouet de mon enfance auquel je n’avais pas songé depuis mon enfance, qu’il m’avait rapporté d’Italie, il y attachait beaucoup de prix, et il était sûr de me faire une faveur quand il me permettait de jouer avec". Voilà : il y a une figure paternelle qui permet de jouer avec… il y a une gondole, un contenant, qui passe du père au fils, et une Dame…Goethe, comme Sollers, est sensible à la musique. Et en particulier, le chant des gondoliers, car "c’est le chant d’un être solitaire, qui lance au loin son appel pour qu’un autre, animé des mêmes sentiments, l’entende et le reprenne". La fameuse communion des saints chère à Sollers. Communion avec Tiepolo, Tintoret, Titien, Vivaldi, Monteverdi, Casanova, etc…le même chant repris… d’un joyeux regard Goethe note que le soleil relève d’une manière éblouissante les couleurs locales, les parties ombragées qui sont si claires qu’elles peuvent à leur tour éclairer…Tintoret, Titien…toujours la nature en train de se former, de se modeler, de s’exprimer, de se peindre, paysages, lumière, plantes, animaux…Goethe dit que Venise n’a rien à craindre, aucune crainte qu’elle s’effondre.

Heidegger, lorsqu’il arrive à Venise à partir de la Grèce, comme une fois Sollers, note que ce pays de l’origine encore impensée est devenu, dans le départ, "une seule île fermée aux autres mondes connus et inconnus : en partir revient à y arriver."

Pour Ernest Hemingway, Venise la sérénissime se confond avec sa dernière aventure, une jeune fille qui a sans doute aimé ce "papa" débarquant à Venise avec un mélange de brutalité et de délicatesse. Hemingway dans lettres et roman insiste sur la dimension incestueuse de cette rencontre. "Ils passèrent dans une gondole, et ce fut de nouveau le même enchantement". Fille et son père…

Henry James dit que la lumière de Venise est une puissante magicienne. "Il faut voir sur place le matériau qu’elle traite, brique boueuse, marbre rose souillé, loques, crasses, délabrement…la mer et le ciel semblent se croiser à mi-chemin, mélanger les nuances avec une douce irisation, un composé scintillant de flots et de nuages, une centaine de reflets ponctuels et indéfinissables et puis projeter cette texture sur tout objet visible". C’est ça qui est important, la question du naufrage, et puis la lumière, et puis une texture très nouvelle se projette sur les objets, le matériau est vraiment traité, la lumière est magicienne.

Edouart Manet a peint à Venise en recherchant les coins les moins connus. Sollers suggèrent d’appeler ses tableaux "Entrée triomphante du temps retrouvé à Venise".

Sollers rappelle la finale de l’Evangile de Marc : Marie de Magdala, Marie mère de Jacques et Salomé, se rendent tôt au tombeau du Christ pour oindre son corps, mais elles trouvent le tombeau vide, avec un jeune homme qui leur dit de ne pas s’effrayer, que Jésus le Nazaréen est ressuscité, il n’est pas ici, qu’elles doivent aller dire à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée. Mais elles avaient peur et ne dirent rien à personne…

Alice, la femme de Claude Monet, écrit de Venise des lettres extraordinaires à sa fille : "je vis dans un rêve, cette arrivée à Venise si merveilleuse, le calme qui vous gagne…ce palais admirable… un vrai conte de fées…Monet dit que c’est inrendable et que personne n’a jamais donné l’idée de Venise…les jours filent, filent, toujours dans le rêve et le ravissement"…Monet chaque jour peint de nouvelles toiles. "Je ne sais comment à son âge il fait ça sans fatigue". "les heures passent dans la contemplation".

Monteverdi : place à la splendeur ! Prêtre sombre et lumineux. Musique sacrée, musique profane, pas de séparation, une même éclosion permanente. Tout est couleur dans cette musique éternisée. "Mille fois par vous je meurs, mille fois je renais". Chant du Phénix !
Nietzsche écrit que Venise, "c’est un morceau d’Orient tombé là". "J’ai découvert que Venise seule m’a plu et m’a été bienfaisante". Sollers note que le mot silence revient constamment. "Un seul endroit sur terre, Venise". Venise, dit Sollers lisant Nietzsche, c’est le printemps, l’allégement, la joie, la résurrection. Ailleurs, écrit-il, pas de musique, tout est lourd, grossier, blessant. La musique, celle de Monteverdi, celle de Vivaldi, est régénération et exaltation. Nietzsche : "Une pareille couleur d’émeraude, une pareille tendresse divine, n’avaient pas encore trouvé avant moi d’expression". Nous entendons aussi Sollers dire les mêmes paroles. C’est vrai pour chacune des citations, si nombreuses, de ce livre. Sollers nous parle à travers ses citations, il nous raconte.

Sollers : "Tous les chemins de la vie de Proust et de La recherche du temps perdu mènent à Venise. La Sérénissime est ainsi le principal personnage de ce monument de mots. L’enfance est le vrai temps, les passions sont la nécessaire expérience du temps perdu, Venise est le temps retrouvé". Bien sûr, le temps retrouvé pour Sollers, surtout ! Il parle de Proust, il parle de lui. Proust va une première fois à Venise avec sa mère, et une deuxième fois seul. Il y a, écrit Sollers, une étrange incubation de Proust par rapport aux splendeurs du catholicisme. Tout un trésor qui pourrait être livré à l’abandon, à l’ignorance, à l’oubli. La mère de Proust se présente sous forme d’épouse mystique pas par hasard. Le souci de Proust est de sortir de la contemplation passive qui domine son époque sur un mode décadent et esthétisant. Un amoureux actif, pas passif, un amoureux qui crée. Qu’est-ce qui empêche le narrateur d’aller enfin à Venise ? Qu’est-ce qui empêche de découvrir la vraie Venise intérieure, celle de notre langage personnel ? Ce sont les passions ! Le monde ! Or, Venise est un monde au sein d’un monde, elle fait signe vers ce qui, en nous, est inaltérable. La Beauté, insiste Proust, pointe vers une Vérité supérieure, préférable à la vie elle-même. La mère permet et empêche Venise ! La seule femme célébrée à Venise par Proust est la mère au Baptistère, cette mère juive adorable, qui excite les désirs homosexuels et rend toute autre femme interdite. La Dame, c’est le contraire ! Proust : "…et que cette femme aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs, et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement éclairé de saint Marc où je suis sûr de la retrouver parce qu’elle y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque, ce soit ma mère". Entendre aussi Sollers…Proust, encore : "La félicité que je venais d’éprouver était bien en effet la même que celle que j’avais éprouvée en mangeant la madeleine…un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi, et dans mon désir de les saisir…je restais…à tituber". …"tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose"…"Et presque tout de suite je la reconnus, c’était Venise…" "Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m’avaient-elles à l’un et à l’autre moment donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ?"

Henri de Régnier : "J’ai dormi, cette première nuit, dans un tel silence qu’il me semble que je ne me réveillerai jamais plus tout à fait". .."la Ville enchantée… on est mort au reste du monde". "j’étais heureux de songer qu’alentour s’étendait la Ville merveilleuse".

A Venise, Jean-Jacques Rousseau s’enivre d’opéra. Aux Charmettes, il laissait toutes les femmes pour ne s’attacher qu’à sa "Maman", la seule femme au monde…

Sade amoureux de Venise est une révélation récente.

Sartre, à Venise, trouve l’eau trop sage, c’est une grande flaque laiteuse. Il fait très froid, pâleurs grises au loin, ce sont des palais. Ce qui le dérange, c’est le mélange des éléments, l’interversion des substances, la confusion permanente entre l’air, l’eau, la pierre, le feu. "Venise est là où je ne suis pas". Venise, dit Sollers, fait vaciller l’identité, elle féminise à outrance". Sartre : "J’enfonce, je m’engloutis en levant les bras"…"l’eau de Venise donne à la ville entière une très légère couleur de cauchemar"…"Venise est toujours en train de se disloquer". Sollers : "On l’a compris : Venise est une ville inhumaine…On est abandonné, exclu, rejeté, pour Sartre pas la moindre cloche, aucune musique, pas une seule femme réelle".

Venise, écrit Sollers, est libre substance féminine.

Sollers : "Tiepolo est le dernier grand Vénitien, on peut dire qu’il tire le rideau de la splendeur de la Sérénissime, il est l’exact contemporain de Vivaldi." Tiepolo est prompt, spontané, foudroyant, manière rapide et hardie, tout ce qui apparaît est fait pour être enlevé, emporté, les femmes, les anges descendent, les saints reçoivent ou montent, il y a un nombre impressionnant de figures, Tiepolo lévite avec elles dans les plafonds.

Tintoret est un peu partout présent dans le livre de Sollers. Son inspiration vient directement de la Bible et de saint Jean, érection du serpent d’airain dans le désert, Moïse faisant jaillir l’eau du rocher, Jonas est vomi par la baleine, la Cène, le Paradis où se trouve couronné le quatrième terme indispensable au fonctionnement de l’ensemble, c’est-à-dire la Vierge, qui est aussi Venise, et la Dame.

Titien : il comprend comme personne la situation des pouvoirs, les princes, les empereurs, il fait leur portrait à jet continu, il les tient par l’image en utilisant leur narcissisme, leur mégalomanie. Voici l’Assomption, (comme celle de la Dame) tellement insolite (voir Sollers lui-même la trouvant, assomptée, tellement insolite), audacieuse, rouge, enlevée, ivre, emportant aussitôt le morceau. Titien, écrit Sollers, sait que la domination par la peinture est une question technique qui prend l’humain à sa racine. Il invente l’atelier de cette domination, aidé en cela par la plume mobile de l’Arétin, son ami et complice constant, plume acérée et caustique qui fait trembler les coulisses. Titien travaille lentement, mais parfois vite, ses contemporains ont l’impression d’être les premiers humains à découvrir la nature. Goethe dira de lui "Il plaît à tous parce qu’il sait tout dire". Le cœur est couleur. Feu ardent sous la braise, toujours. La Pietà, son ultime rideau inachevé, puissante, monumentale, fidélité à la Vierge, mais surtout à lui-même, toujours.

Véronèse. Un des princes de Venise, avec Tiepolo, Titien, Tintoret. La Sérénissime, écrit Sollers, ne peut pas se comprendre sans lui. De Vérone. Il est ressenti comme un miracle ou un envoyé de la Providence, ses couleurs sont claires, brillantes, émaillées, froides, contrastées, acides, elles illuminent son temps. Le peintre le plus proche de Palladio. Sollers : Véronèse est le joyau de Venise. Le sérénissime, c’est lui." Et c’est, bien sûr, Sollers ! Un commentateur écrit : "… une joyeuse sérénité, comme suspendu, dans un calme assouvi". Sollers souligne : "Cette idée d’assouvissement est importante. Elle a droit à toute la réprobation moderne. Sauf exception". Celle de Cézanne, par exemple : "Celui-là, il était heureux". Cézanne poursuit : "Au fond, j’en suis sûr, ce sont les dessous, l’âme secrète des dessous qui, tenant tout lié, donnent cette force et cette légèreté à l’ensemble". Il continue : "On a perdu cette vigueur, cette ’âme secrète des dessous’", et Sollers d’ajouter "bref, le liant, la continuité, la sensualité permanente", "rien n’a été vécu et pensé comme séparé".

Vivaldi : c’est un tremblement de terre. Génie du lieu et du temps. Dieu grec. Tout est mystérieux chez lui, sa prêtrise, sa rousseur, sa fureur de composition, sa fécondité créatrice, sa profusion, sa vie de laboratoire incessant avec les jeunes chanteuses de l’Ospedale della Pietà, sa liaison avec la cantatrice Anna Giro, sa mort misérable à Vienne,… la censure sauvage dont il a été l’objet pendant deux siècles, sa redécouverte récente, son succès populaire inattendu, sa profondeur cachée. On pourrait presque entendre parler ainsi de Sollers, non ? Sollers : "Vivaldi est un tremblement de terre dans l’histoire falsifiée de la musique, une vague déferlante de vérité et de beauté". "Je suis à Venise, parce que Venise est là dès que Vivaldi est là". "C’est lui qui prononce le plus extraordinaire oui à la vie".

Zattere. Le long quai a été nommé Zattere. Il va de la pointe de la Douane jusqu’à la gare maritime. Sollers : "Un voyageur un peu expérimenté sait que c’est le plus bel endroit de l’univers. J’ai vécu là, des semaines et des semaines, pour respirer et écrire, pendant quarante ans, dans le plus parfait incognito…J’ai traversé mille fois le pont de l’Umiltà, le quai des Incurabili, celui du Spirito Santo…Je suis Incurable, mais peut-être que le Saint-Esprit me protège. L’Humilité devrait me faire pardonner mes erreurs".

C’est Sollers qui, constamment, parle par citations. Il n’y a pas de plus beau livre dédié à la Dame, celle qui, entre toutes, est assomptée. Livre par lequel c’est toute son écriture qui se livre ! C’est très beau !

Alice Granger Guitard



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