L’âme soeur, Anne Lenner

Editions le dilettante, 2009

jeudi 12 mars 2009 par Alice Granger

Ce roman très bien écrit d’Anne Lenner pose la question du sens de l’enfant, ici une fille unique, pour ses parents, et en particulier pour le père. A travers la fiction d’une sœur adoptive noire de peau, une fille s’invente un rôle réparateur au sein de sa famille, son père écrivain sombre dans la mélancolie dans cette Afrique qu’il habite mais ne connaît pas du tout, sa femme ne peut rien faire pour lui, évidemment, ce qui laisse à la fille le pouvoir de guérir son père, par son âme sœur. De ce fantasme oedipien, bien sûr, il s’agira de faire le deuil…

La petite fille, dans son enfance africaine, entre une mère très prise comme médecin humanitaire à la Croix-Rouge et un père écrivain enfermé dans son bureau avec ses livres et sa machine à écrire, se sent seule, il n’y a que De Gaulle l’Africain qui s’occupe de la maison et surtout de la cuisine qui est toujours disponible pour l’écouter. La petite fille en est réduite à épier la vie des autres, avec son télescope pointé sur les voisins.

On y croit vraiment, lorsque l’auteure nous présente Gloria, la sœur adoptive, petite Africaine de 10 ans, que les parents ont adoptée : la mère l’a ainsi sortie de l’orphelinat, en dérangeant violemment la fille jusque-là unique. Gloria, la fille adoptive à la peau noire, sera d’abord maltraitée par sa sœur à la peau blanche, alors même qu’elle semble mieux correspondre aux désirs des parents que la « vraie » fille qui, elle, les déçoit. Gloria sera la cible de la jalousie organisée de sa sœur. Mais, à la fin du roman, nous comprenons que l’orphelinat des enfants noirs, la maltraitance de la petite Gloria par sa sœur d’adoption, tout cela est la projection de la « maltraitance » dont la fille unique se sent être l’objet en constatant en somme qu’elle n’a pas la toute-puissance réparatrice à l’égard de ses parents. La fiction de la sœur adoptive noire, de l’âme sœur, a pour fonction de mettre en scène la place occupée par la fille par rapport à ses parents. L’invention de l’adoption d’une petite orpheline noire équivaut à la prise de conscience de la part de la fille unique qu’elle manque à être celle qui répare tout dans le couple parental, alors même que sa mère ne réussit pas à tirer son mari de la mélancolie et de la panne totale d’inspiration pour son écriture. C’est alors comme si elle se retrouvait à l’orphelinat, et les parents morts, puisque l’abri familial menacé n’est pas réparé par la fille, celle-ci ne répondant pas aux désirs de ses parents mis en elle. Alors, cette fille s’imagine cette âme sœur africaine qui, elle, apportant toute la culture et la tradition africaine qui jusque-là demeuraient étrangères au père, aura la toute-puissance de faire ressusciter l’inspiration du père, celui-ci pourra recommencer à écrire, la matière de son écriture sera fournie par la civilisation africaine. La rivalité entre la mère et la fille pour « guérir » le père, lui redonner de la puissance, ici littéraire, est magnifiquement mise en scène par ces objets d’art africains qui avaient été donnés en remerciement à la mère médecin à la Croix-Rouge par des malades reconnaissants et qu’elle avait mis à la cave. La fille les remonte de la cave et ces objets d’art africains se retrouvent dans le bureau du père, pour lui suggérer le thème de son prochain livre et remédier à sa panne d’inspiration. La fille unique, à travers sa fiction de la sœur adoptive noire, s’imagine avoir la toute-puissance de suggérer à son père écrivain, qu’elle voit dans toute son impuissance, se négligeant de plus en plus, rien moins que la matière de son écriture, presque en venant en aide à sa mère impuissante, elle, à redonner cette puissance à son mari, alors-même qu’elle reste, pendant cet intervalle difficile de la panne d’inspiration, aux petits soins de son mari. Mais, à travers cette identification à la petite orpheline africaine, placée en tant qu’âme sœur à la source de l’inspiration du père écrivain comme s’il pouvait s’emparer de la chair de sa fille déplacée sur la civilisation africaine inspiratrice, la fille unique fait au contraire l’expérience d’un deuil. Elle échoue. Le père certes semble aller mieux, c’est-à-dire que sa fille accepte de le voir de moins en moins malade et elle fantasmant le pouvoir de le guérir, de lui redonner de la puissance littéraire. Mais il n’écrit pas le livre suggéré. Comme si l’interdit de l’inceste s’écrivait ainsi. Et la famille rentrera en France. L’Afrique restera pour le père de la fiction le continent en lequel il n’aura jamais pu vraiment pénétrer. Continent de la fille.

Ce roman d’Anne Lenner est un livre oedipien magnifique !

Alice Granger Guitard



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