Grand beau temps, Philippe Sollers

Editions le cherche midi, 2008

lundi 13 avril 2009 par Alice Granger

Je ne sais pourquoi, le titre de ce recueil d’aphorismes et de pensées de Philippe Sollers m’a immédiatement évoqué la dédicace de son livre Dictionnaire amoureux de Venise, « Pour la Grande Petite Jolie Belle Beauté ». En 1963, arrivant pour la première fois à Venise, « C’est un mouvement bref de tout le corps violemment rejeté en arrière, comme s’il venait de mourir sur place et, en vérité, de rentrer chez soi. » Rentrer chez soi, dans l’éternité, au paradis, ne pas être de ce monde, s’entend aussi par certaines images, sur Internet, qui montrent Pénélope parlant de son époux Ulysse rentré sur son île Ithaque, de leur couple. Philippe Sollers n’est pas de ce monde, restent son œuvre, ses aphorismes, ses pensées, tandis que lui s’éloigne à la vitesse de la lumière et va prendre place parmi les prédécesseurs, sans aucun doute au paradis, aux côtés de Parménide, Ulysse et Homère, Heidegger, Nietzsche, Lautréamont, Mozart, Bach, Baudelaire, Poe, Kafka etc. Il ne reste que les textes, l’homme est ailleurs. Rentré chez lui. Où il fait grand beau temps.

Seuls avec les textes qui nous restent, que faire de ces aphorismes et pensées qu’il nous a lancés avant de s’éloigner dans le plus lointain ? S’en emparer, jouer avec à l’infini, se laisser prendre au jeu. Ces drôles de jouets dont nos mains et nos cerveaux d’enfants abandonnés et héritiers s’emparent vont susciter une irrésistible envie de commencer à penser à notre tour dans leur sillage, le personnage est parti définitivement, devenu invisible, mais ce qu’il nous laisse au cœur d’une sorte de deuil prouve ce que nous gagnons au change, je veux dire que c’est tout sauf rien d’être mis en demeure de cesser de penser qu’est vivant un personnage paternel guide protecteur. Le fameux Nom du père, c’est bien autre chose : l’invisible, toujours. Alors, le seul accès, c’est ce qui reste. Le texte. Les aphorismes, les pensées. Et Sollers est aussi loin que Parménide.

Voilà, je vais choisir quelques aphorismes, quelques pensées, et jouer avec, enfant.

« Vous qui n’éprouvez pas votre corps comme le résultat d’une discordance d’abîme, mangez, travaillez, dormez, bavardez, mais ne lisez pas. » Mais si je lis, si je m’empare de ces drôles de jouets qui me restent, c’est que je sens mon corps comme le résultat d’une discordance d’abîme, cet abîme par lequel je nais, ouvert par l’abandon, c’est-à-dire le fait que, depuis toujours, contrairement à ce qu’on croit, le vrai Nom du père, c’est la non-éternisation des enveloppes placentaires, c’est cette sensation vraie du trou de la naissance, d’un infini brutal abandon à la vie dehors, tandis que ce qu’on a cru être enveloppant, protecteur, s’éloigne à la vitesse de la lumière et va prendre place, entre autres, auprès de Parménide. « Il n’y a de bon père que mort. » « Le rôle en retrait peut-être un rôle extrêmement important dans une partie. » Dehors, c’est encore vierge de sensations, c’est le temps infini du je serai ce que je serai. La vierge est un trou sur dehors. Non pas une mère éternelle en possession d’enveloppes pour garder dedans. Vierge mère, car trou qui accueille dehors, par-delà l’abîme qu’est la naissance, cet abandon brutal à une autre origine. Vierge temps du dehors. Le fils est accueilli dans les bras de ce dehors riche de sensations à vivre et où il n’y a de choses que se jouissant par les sens suscités de manière naissante c’est-à-dire dans une sorte de virginité, de surprise, en traversant vivant le trou brutal qui l’abandonne dehors, et alors le suffrage à vue avec ce sens, la vision, qui ne commence et se déploie que dehors. Cette vierge mère, qui est fille sexuée, trou qui laisse tomber dehors, qui dit je n’ai pas d’enveloppes pour te remettre dedans, abandonne le garçon tel un fils dont son corps de ses sens commence à jouir de sensations inédites et infinies qui sont joyeusement différentes de celles qui sont vécues dedans, au temps fœtal. Elle devient fille de son fils engagé dans son suffrage à vue dehors, sur terre. Castrée d’enveloppes, dans le sillage du fils entre les bras du dehors, de ce temps infini qui s’inaugure à partir d’une nouvelle origine, ce trou ouvrant un abîme, elle devient sa fille, pareillement jetée sur la terre infinie du déploiement des sens dans la virginité des sensations.

« Je n’aime que les femmes qui aiment réellement les femmes : comme vous savez sans doute, c’est très rare. » Déjà, c’est très rare de rencontrer des femmes qui sont des filles enfin arrachées à leur mère… Tellement la plupart résument leurs vies à un emboîtement en poupées russes, restant à l’intérieur du moule qui les fait devenir des mères, pour seul horizon. Comme si fille devait obligatoirement se traduire en mère. Comme si materner, au sens premier du temps de la gestation, devait se métastaser partout après la naissance, comme si la vie dehors, la vie née, ne pouvait être qu’une métaphore infinie de la vie fœtale. Comme si ne devait jamais s’inscrire une fille avec un trou, un trou qui laisse tomber dehors le fœtus à son terme, l’abandonnant à la vie dehors, à la vision des couleurs, de l’espace, aux joyaux offerts à chaque sens suscité à l’infini. Traduire fille en mère à jamais, c’est nier le trou, celui par lequel chacun naît, est abandonné à une vie radicalement dehors, où il s’agit de sentir qu’il n’y a aucun espoir d’être à nouveau réenveloppé, que la sensation d’abîme vient de ce que le Nom du père c’est la fin de cet enveloppement fœtal : à partir de là, je serai ce que je serai. Une femme qui aime réellement les femmes les aime trouées, c’est-à-dire sexuées. Non pas munies de ce fantasmatique pouvoir de remettre dedans, non pas en possession de cette poche qu’elles ne perdraient jamais et qu’elles exhibent comme un phallus. Non pas fille réduite à être le lieu où sa mère se métastase. Non pas soumises à la métaphore maligne, perverse, psychotique, délirante, celle de l’enveloppe, celle de la matrice. Une fille n’est pas une matrice immortelle, n’est pas une enveloppe. Au contraire, elle est trouée, sexuée, elle n’est pas propriétaire de ces enveloppes, elle ne cherche plus jamais à mettre le grappin sur l’assureur de ces enveloppes. Une fille fait le deuil de ces enveloppes. S’admet trouée. Aime les femmes sexuées. Trouées. C’est à ce « prix » que la vie dehors peut réellement commencer. Sinon, ce n’est éternellement qu’une métaphore métastase de la vie dedans, la vie fœtale éternisée reliée par cordon ombilical à tout ce qui formate et balise une vie bien comme il faut, comme c’est si à la mode. Grande responsabilité des femmes ! Une femme qui s’admet trouée, qui ne se sacrifie pas en se réduisant en un lieu colonisé par la métastase folle de la mère matricielle immortelle, parie sur sa vie dehors, une vie non déjà formatée en poupée russe sur celle de sa mère, sa grand-mère et ainsi de suite. Une femme qui aime les femmes aime cette prise de liberté inouïe, cet écart de plus en plus infini d’avec la mère, qui n’arrive plus à la remettre dedans. Aimer ce genre de femmes-là. Celles qui osent prendre cette distance en abîme, qui ne se replieront plus jamais dans le giron identificatoire. Une femme qui aime vraiment les femmes, et non pas leur colonisation cancéreuse en mères enveloppes phallus creux ventre avide de garder propriétaire délirant, aime la vie dehors, la vie vraie, infinie, celle qui s’inaugure par un trou, une mise dehors. Se sevrant de ce maternage par les mères, y échappant, il n’y a plus cette addiction, ce lieu commun, pour ce genre de femmes. Les femmes qui aiment vraiment les femmes les voient non addictes aux images convenues, mais s’écartant, ne se laissant jamais séduire par le rôle maternel si réducteur et si faussement auréolé. Ce qu’on devrait auréoler, c’est plutôt cette capacité à mettre dehors où il y a la vie à vivre en déployant de manière virginale (c’est-à-dire que chaque sensation est, toujours, toute la vie, virginale, nouvelle, pas encore vécue, non dominée par la précédente mais dans la mise en abîme de la précédente), c’est plutôt la capacité à se sevrer soi-même, femme, de l’image idéalisée de la mère sublime. N’y a-t-il pas infiniment plus de la mère vierge, de la mère sans dedans emprisonnant folle de son ventre tout-puissant, dans ce dehors ouvert accueillant les sens et les suscitant pour des expériences toujours virginales comme le temps infini ? N’y a-t-il pas infiniment plus de mère, vierge, dans ce deuil d’une prétention si totalitaire à se croire capable de tout baliser de la vie de ses enfants, comme si sans elle ils n’étaient à vie que des petits, de pauvres prématurés non viables sans cette enveloppe qu’elle se serait métastasée être ? Les femmes qui aiment vraiment les femmes exècrent cette image si sacrificielle de la mère à vie, la mère giron, la mère poche, la mère domestique, la mère sein, la mère folle de son pouvoir. Impensable ? Mais oui, une femme ne peut pas être une mère pensant à tout, ayant tout prévu pour l’humain né comme s’il était éternellement sur une terre réduite à n’être qu’une métastase de l’enveloppe matricielle avec ses prématurés, dieu merci, remis à l’abri. Philippe Sollers écrit : « Mon pari à moi, et c’est pour cela qu’il paraît souvent opportuniste, changeant, amoral, est un pari sur l’impensable lui-même. Ce qui ne veut pas dire du tout sur l’absence de pensée, au contraire… » Ce « je », jeté dehors, seul, singulier, « atteignant la généralité par sa singularité même. » La généralité, par exemple, de l’être né. Une vie se transformant en loi, celle qui interdit l’inceste, à savoir de rester, même métaphoriquement, dans la mère métastasée partout. La loi s’écrit par le trou originaire, et par ce Nom du père qui n’assure pas l’immortalisation cancéreuse des enveloppes dans le ventre maternel qui serait capable, fortiche, de s’étendre partout dehors, remettant à l’abri. « La psychanalyse tout entière n’est-elle pas cet effort pour sauver le ‘bon’ père, le bon-père-pour-la-mère, autrement dit le père châtré ? » Le père châtré est le père assureur de cet organe en creux que la mère aurait éternellement en son ventre pour remettre à l’abri les à jamais prématurés handicapés, il serait donc lui-même châtré, c’est-à-dire privé de sa puissance d’inscrire la mise dehors, de son pouvoir de dire le trou par où advient la naissance, nouvelle origine à partir de l’abîme. La mère devrait-elle ne jamais être abîmée ? Elle est bien meilleure que moi dit sans rire le père…

« On parle beaucoup de misogynie, mais pas assez de misandrie. » C’est si vrai ! Nous sommes tellement dans la croyance que ce sont les femmes qui en ont, filles retenues dans leurs mères qui leur apprennent qu’elles sont en possession d’un super organe en creux duquel personne ne voudrait sortir et tout le monde voudrait réintégrer par le confort avec ses calculs ses formatages ses diktats, que rares sont ceux qui admettent des hommes qui en ont, c’est-à-dire qui refusent de n’être que des assureurs d’abris maternels, c’est-à-dire qui inscrivent et ouvrent ce trou abandonnant à dehors. Désormais, les hommes ne doivent apparaître que comme des mères bis, munis d’enveloppes poches kangourous… Non pas le contraire ! Ce qui est un comble ! Un homme coupe le codon ombilical. C’est pour cela qu’il en a ! Il précipite dehors ! Là est le paradis ! Terrestre ! Grand beau temps ! Mais le divan de la psychanalyse n’est-il pas enveloppe… ? Normal de payer…

« La peur de jouir, véritable malédiction des temps dits modernes. » Jouissance des cinq sens, dehors. Dehors vraiment. A travers le trou ouvert sur ce dehors qui est paradis. Fleurs sans pourquoi, sans le pourquoi de la mise à l’abri. Le fond de débilité qui nous constitue : addiction à la niche ?

Mais Watteau a commis un crime étonnant : « Que les femmes soient là pour rien, dans la gratuité de la dépense pure ; qu’elles soient à la fois chez elles et pour rien, c’est déjà une insulte à toute religion du pouvoir. » Ce pouvoir qui, toujours, se calque sur celui, supposé éternel, de la mère au sens fort et unique et strict du terme, c’est-à-dire celui qu’elle a au temps fœtal. Y a-t-il ce genre de mère-là passé le temps fœtal ? Y croire n’est-il pas la falsification par excellence ? « … le problème, c’est toujours le même, depuis que Nietzsche l’a nommé par son nom : le nihilisme. » Le nihilisme interdit la vie dehors, née, le déploiement libre des sens dont le corps est muni, dans la sensation première de solitude et de singularité. Le balisage tente toujours de rattraper l’être singulier, comme une évidemment si bonne mère venant donner une écharpe à son enfant, le pauvre, qui allait mourir sans l’attention de sa mère ayant couru à perdre le souffle pour lui assurer son abri… Dieu, au contraire « C’est un événement musical. Un événement d’une telle simplicité et d’une telle complexité qu’on a l’infini devant soi pour en rendre compte. » L’événement musical constitué par les sons du dehors, dans l’espace-temps infini, non circonscris par le fini des enveloppes mêmes distendues. Dehors : « Un souffle, un rien, une allusion, un frémissement, un silence marqué. Ou, au contraire, une violence, une exubérance soudaine, trompette et tonnerre, grandes orgues et fugues des ailes de la durée fondant sur l’oreille. Mais surtout : une insistance, une persistance. Le rythme fondamental. » Dehors, au paradis terrestre, chaque détail prouve des joyaux dont la valeur ne se juge jamais à l’aune divan de Procuste d’une logique maternelle. Tout le contraire, on pourrait dire, de la madeleine de Proust. Rien, dans la jouissance toujours virginale des cinq sens, qui ne peut se rattraper par le souvenir hégémonique de la toute-puissante madeleine. Aucun Procuste avec son divan de souvenirs tyranniques en embuscade dans l’être singulier vraiment né, jeté dehors par le trou sur l’infini, chaque jouissance est sans pourquoi, n’est pas une colonisation par une jouissance maîtresse jalouse. « Je crois qu’il faut insister sur la biographie. » écrit Sollers. Cet entrelacement de signes volontaires ou involontaires qui tentent d’isoler un vivant dans ses rêves, ses cauchemars, bref cette question d’écran que très peu sont capables de passer, de trouer.

« Une femme n’est rien d’autre qu’une vibration en attente de son pinceau. » « Le moment où une femme croit avoir trouvé son partenaire sorti de la pesanteur est exactement du même ordre que celui où le peintre agit. » Une femme, au paradis terrestre, par-delà la trouée brutale en abîme vers l’espace-temps infini, a échappé au dedans propriétaire de sa mère matricielle, du moule en poupée gigogne, elle est une vibration de son corps par ses cinq sens ouverts aux stimulis, dans le sillage du sens pas encore en activité dans le giron matriciel, la vision qui offre le tableau. Le pinceau qui va faire vibrer une femme née est la même chose qu’un Nom inscrivant l’abîme ouvert par la naissance, par la fin du temps de gestation, si bien que la nouvelle patrie n’a plus rien à voir avec l’ancienne, le tableau est inaugural, virginal, il se peint avec le pinceau qui a séparé, qui a arraché, qui a suscité le désir de perdre, de se déraciner, de se dé-gestationner. Lorsque le partenaire ne peut plus voir sa femme en tableau, nul doute qu’il est châtré du pinceau, que l’auteur de ce tableau qu’il ne peut voir en couleurs n’est pas lui, mais l’assureur du lien éternel de la fille à sa mère. Lorsqu’il dit, je ne peux la voir en couleurs, puisque le lieu, domestique à mourir, n’a jamais été contemporain, en vérité, de la mise dehors radicale qui séduit par la virginité des couleurs et des tableaux, c’est lui aussi qui est retenu dans la pesanteur de l’abri. Kafka, pourtant, en vérité, ne voulait pas entrer au château. « Au nom de la Mère, du rangement et de la Sainte Espèce. Amen. » Non à « la pure insignifiance qui continue sous la forme du bla-bla que nous voyons tous les jours, ou bien l’enfermement dans une régression marginalisable. » Le temps infini, tout vise à le maîtriser, à le calculer, à l’encercler, à le faire servir, à l’infléchir, à le canaliser, pour empêcher d’être.

Le détachement originaire est indispensable afin de commencer « à s’éprouver comme sujet d’expérience. » En commençant par s’aimer infiniment soi-même, sujet d’expériences sensorielles, sensuelles, de langage, sans quoi aimer les autres est impossible. Echappant à l’enfermement dans l’assignation au moi social bien délimité, asservissement volontaire, il s’agit de faire advenir son identité multiple. A chaque fois, c’est une aventure singulière, « qui mène par différents chemins, lesquels ne sont pas tracés à l’avance ». On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Il s’agit « d’aller à l’exceptionnel de tel ou tel individu ayant fait signe depuis cette histoire. » Mais « L’humanoïde actuel est un montage électronique à tête molle. » La métaphysique se constitue de l’oubli de cet être, elle est donc d’une violence constante envers lui qui, au contraire, va vers cette ouverture, vers « ces portes qui deviennent alors multiples… »

« Je pense qu’on ne sort du corps que par la parole. » Sortir du corps assigné à résidence dans « un petit monde sans illusions où l’on se connaît, où tout le monde surveille tout le monde et dose les indiscrétions qu’il faut… » Parole pour s’abstraire, pour passer par la trouée, pour peindre de manière poétique les tableaux virginaux qui s’offrent à la vision, qui suscitent la rétine, le cerveau. « L’important, pour la nouvelle société de surveillance, est de coloniser les systèmes nerveux, de les bourrer d’informations aussi dépourvues de pensée que le sexe, désormais, le sera de désir réel. On y est arrivé. » Il s’agit d’opérer un rapt des sens, de les inonder sans cesse, de les saturer, les images très calculées et sans cesse renouvelées ont pour but de ne jamais laisser l’humain un seul instant libre d’ouvrir ses yeux, dans une curieuse singulière solitude, sur quelque chose d’autre, qui est sans pourquoi, qui n’a pas été mis là pour son bien par la volonté qu’il ait la volonté de vouloir juste ce qui est mis dans le monstrueux biberon. Allons, ne soyons donc pas collaborateur, dans tout cet idéal que l’époque nazie elle-même proposa, tout pour notre bien, le plein air, la campagne, l’hygiène, la nature, les bonnes recettes quoi !

« Les expérimentateurs de l’abîme, de ce qui fait abîme dans la question du langage, si vous préférez les gens qui vont y parler en sujet dans ce qu’il en est du discours, c’est bien à ce moment-là qu’ils deviennent des noms qui font problème, des noms tout seuls, des fils du nom, des noms-pères… Ceux-là sont seuls. » Voilà : quelqu’un. Bien loin de l’humain traitable en masse. Philippe Sollers : un nom-père. « Il n’y a de bon père que mort. » « Mais il faudra, de plus en plus, s’habituer à toutes ces exceptions, à ces noms (même sans signature), qui signalent ce qu’on pourrait appeler les réussites de l’individuation. Les artistes ne se dévouent pass à l’ensemble humain, ils en sortent. » « Ce sont les mères qui se font des idées sur la vie, les hommes qui en ont, des idées, ne sont jamais que des appendices de leurs mères… Ah elles y croient, à la vie, à sa justification innée… » Certes, « L’individuation ne va pas de soi. »

« C’est beau, une femme qui n’a pas peur. »

Cependant hélas, « Nous entrons dans une phase des sociétés, où l’acte banal de la lecture va être radicalement atteint. De plus en plus, l’illettrisme va être une chose patente. Cela aussi entre dans le programme d’une tyrannie. Chose patente chez ‘les nouvelles générations’ éduquées par le Spectacle. » La lecture, c’est quelque chose de virginal que les yeux qui s’ouvrent découvrent, tandis que le sujet s’échappe de tout ce qui le circonvient, le gave pour son bien, ce qui calcule sur ses besoins parfaitement et cyniquement créés et traqués et gavés. La lecture est une échappée radicale, un transfert ailleurs, le texte ou le tableau ou la bouffée d’air qui s’offrent n’ont pas été mis dans le bon biberon métaphorique qui depuis le mirador du bien surveille les heureux prisonniers. L’acte de la lecture s’effectue dans le sillage d’une prise radicale de distance, dans la prise de risque de la liberté, dans l’individuation s’extrayant du traitement de masse, dans la non facilité. Lire, c’est préférer autre chose. Non pas la norme. C’est aussi repérer des « quelqu’un », des noms-pères, des prédécesseurs d’exception qui, eux déjà, s’étaient séparés, avaient laissé les vieilles enveloppes, le vieux giron. Mais le programme de la tyrannie a pour but de faire le bonheur de masse, et calcule, bien sûr. Tous dans le même sac. « On peut se demander, en effet, depuis plus d’un siècle, dans quelque chose qui a trait à la conception au sens le plus biologique de ce mot, si le trafic n’a pas pour objet, dans un monde réduit au calcul, d’éviter autant que possible tout surgissement de poète. La Société devenue Dieu doit, à travers les Mères, étouffer le poète dans l’œuf. D’où misère de la poésie. » Le poète est celui qui, à l’état naissant, ouvre ses yeux sur l’infinie poésie de la terre, qui n’a rien à voir avec le ventre de sa mère. L’infinie poésie de la terre est intacte de métastase.

Et ainsi de suite, la lecture des aphorismes, pensées, textes de Sollers… Un nom-père.

Alice Granger Guitard



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