Entretiens avec le professeur Y
lundi 28 février 2005 par Philippe Nadouce

Un entretien pour expliquer quoi ? Son style ? Qui il était ? Dans les premières lignes du texte, Céline est très clair là-dessus ; son éditeur lui reproche de ne pas jouer le jeu. On lui demande de faire un geste. Il se creuse la tête pour faire plaisir à son “mécène”... mais après un rapide état des lieux, il se juge “ni écoutable, ni regardable”. Une sale gueule. La télé, la radio, c’est pour “l’écrivain génial Illisy” et le “rasoir sans lame Gatouillat”. Que faire ? Il ne lui reste guère que le vieux truc de l’interview. Avec ça, il sauve les meubles. Ce livre est donc une réclame, si l’on en croit son auteur. Une vraie danse du ventre. Et comme toujours avec Céline, on en a pour son argent. Jusqu’à la nausée.

Une synécure...

Mais avant le tout premier mouvement de nombril, il faut trouver un musicien. Les candidats interviewers pouvaient se compter sur les doigts de la main. A l’en croire, ils se débinaient tous. Les plus prestigieux, « l’état major de Gaston », étaient en vacances ou prenaient les eaux... Injoignables... Les autres en faisaient dans leur froc : « ils me posaient une condition : que je les mouille pas !... que je les cite pas ! ils acceptaient, mais « anonymes » !... ». Une cinquantaine au total ! Que des demi-secs. Alors il se décide : « j’en trouvai un, ça valait mieux, qui m’était tout à fait hostile... sournois et méfiant... » : le professeur Y.

Quant à l’histoire littéraire officielle (les entretiens sont publiés en 1955), elle parle de ses fiascos répétés après son retour d’exil. Déjà, avant-guerre, Mort à crédit, n’avait pas vendu comme on avait espéré... Dans les années 50 les autres publications n’allaient pas fort non plus ; l’ombre des pamphlets... Il aurait écrit ce livre pour relancer l’intérêt, les ventes...

Mais rions un peu... Céline sur un banc de square -le professeur Y n’a pas voulu le voir ailleurs- suppute déjà ; insulte son hôte, assez empoté. « le professeur Y, certainement, avait aussi son petit pensum qui attendait depuis des années dans les caves de la N.R.F. ». Il le cuisine. Allez ! Secouez-vous ! Posez une question ! « Vous allez voir le Gaston, s’il va valser votre Goncourt ! ». Il le tarabuste, le pousse à bout, le traite de tous les noms. L’autre en devient rouge, cramoisi. Et il craque. « Y » lui lance alors une bravade, comme une insulte de gosse : « Et vous alors, qu’est-ce que vous êtes ? ».

Céline exulte : « La première question qu’il me pose ! Ah ! je vais avoir mon interviouwe ! ». On imagine le déballage des pages suivantes !

Le bouton de col à bascule...

Céline, effectivement, s’engouffre dans la brèche ! " l’émotion du langage parlé à travers l’écrit [..] Une toute petite invention... pratique !... comme le pignon double pour vélo..." Voilà qui il est Céline ; un petit inventeur. C’est ce qu’il assène à Y. Une petite invention de rien du tout. « La nature ne donne, croyez-moi que très rarissimement la faculté inventive à un homme ». Et Y de déclarer que d’accord pour l’émotion et les inventions mais que les autres écrivains : « ... ils vont jamais en prison ! eux ! ils se tiennent très convenablement ! eux ! ».

Et Céline, dans son élan : « Y a guère que deux espèces d’hommes, où que ce soit, dans quoi que ce soit, les travailleurs et les maquereaux... [...] et les inventeurs sont les pires espèces de « boulots » ! »
« Y » n’a pas l’air de comprendre et puis « c’est pas très intéressant » pour son interview tout ce bla-bla.
En plus, « Y » ne prend pas de notes. Ils perdent leur temps sur ce banc. Céline avance donc au pas de charge et fait le clown pour l’intéresser. Qu’est-ce qui l’intéresse Y, au fait ? Céline le presse. Le professeur pose alors des questions : « Parlez-moi de M. Gallimard... est-il avare comme on le prétend ? » ou bien : « Que pensez-vous d’Aristophane ? », ou encore : « vous admettez que dans l’interviouwe je vous dépeigne nettement maniaque ? obsédé par les petits trucs ? ». Abjecte et convenu, parimatchique !. « Un véritable clancul », un ramolli ! un vrai faux cul, voir un parfait cynique ! « Y » se dresse : « Vous m’insultez ? ». Il s’offusque. Il veut déguerpire ! Céline le retient ; « ce turf d’en trouver un autre ! peut-être encore plus imbécile !... »

Il le rassied et pour le tenir tranquille, lui déclare qu’il va lui confier, en pleine confiance, des vérités essentielles ; des révélations ! La première : c’est que le monde est paranoïaque, atteint de folie présomptueuse... Tout y passe encore une fois ; le monde des Lettres françaises d’abord (surtout) ; les Académies, les écrivains stipendiés, lèche-bottes, complaisants, complices, nobélisés, le public animal, débile mental, puis la peinture, la musique classique, les médias, . « Y » l’interrompt : « Votre genre de folie, nest-ce pas, vous ? c’est la jalousie ? [...] vous êtes grotesque de prétention ; une vanité de paon »...

Ensuite, -nous sommes page 52- un passage intéressant car il fait directement allusion au fait de guerre que l’on a reproché à Céline et qui, en partie, lui valut son exil au Danemark ; la destruction d’un navire anglais ; l’aviso Kingston cornelian, au large de Gibraltar. « Nous lui passâmes par le milieu ! nous le fîmes couler corps et biens ».. Le professeur l’interrompt de nouveau : « Parlez pas si fort ! pas si fort ! » Du coup, il veut en revenir à Céline l’inventeur. Celui-ci est on ne peut plus clair ; les autres écrivains ? « ...ils trichent !...ils font semblant d’être détachés... oh ! pas du tout ! jouisseurs porcs ou mantes religieuses !... pharisiens profiteurs de tout ».

Le dépit est immense ! Il crie ensuite qu’on l’a volé, plagié, calomnié. « Y », un peu débordé, lui rétorque : « Vous êtes aigri... vous êtes envieux ! ». Il en convient, Céline. « heureusement que les Chinois vont venir... [...] pour en finir ! Pour faire construire le canal la Somme-Yang-tsé-kiang ». Les Chinois ! Le professeur prend encore une fois ses jambes à son cou. Céline le rattrape : « plus de politique ». Il l’invite même à lui poser des questions. La première est la bonne : « Comment vous est venue l’idée de votre soi-disant nouveau style ? ». Le métro, répond Céline, par le métro !

« Y » est ébaubi, bouché ! Et en plus, il veut pisser ! Les vieux, vous comprenez. Céline propose de lui faire un « touché »... plus tard. L’autre croit qu’il plaisante. Pour l’instant, pas question de partir. Céline se livre alors à un merveilleux développement de sa métaphore du métro ; du style rendu émotif, des rails émotifs ! Son style contre tous les autres ! L’accident de Blaise Pascal sur le pont de Neuilly ! Des pages virtuoses ; du grand art, même pour ceux qui le détestent ; une construction dramatique burlesque et millimétrée ; des métaphores puissantes qui laissent entrevoir toute sa profondeur philosophique, lui qui nie être philosophe ou poète, un texte construit et haletant.

Pascal dans sa « deux chevaux » ; tous le monde embarqué dans le métro en question ; flics, vélos, croisements, déviations, toutes les distractions de la surface, les midinettes, le postère des dames, le cinéma... « les ponts avec ? » demande Y, décidément indécrotable. Oui. Les ponts avec ! Il se pisse finalement dessus Y. « les nourrices, les kiosques à journaux, les scooters, les messieurs galants, des brigades entières de flics, les terrasses entières de plagiaires... », tout y passe, tout pour l’avaleur des fatigués ! Le professeur perd pied ! Quoi ? Les trois points, les rails émotifs, le cinéma qui ne vaut plus rien ! Et puis... Et puis... « Y » craque. Il sursaute dans sa flaque d’urine : « Fouchtra ! fouchtri ! tonnerre ! bigre ! bougre ! ». C’en est fini du professeur ! Les voilà entourés de badauds. Céline a beau expliquer, réexpliquer qu’il est un génie, « Y » a perdu l’esprit... Il faut qu’il le ramène chez lui. C’est foutu pour l’interviouve. Les voilà qui traversent Paris !! Le premier en guenille, malingre ; l’autre qui se jette nu dans les bassins jets d’eau ! Qui veut boire ! Se désaltérer ! boire pour faire couler les poignées de sel jetées par Céline dans son gosier de bête ! Comprenne qui pourra !

Prouver qu’on n’a rien à prouver..

Avant d’écrire sur Céline, on fait attention. Plus du tout pour les mêmes raisons qu’avant... mais quand même. On fouille un peu sur le Net, pour voir (parce que les encyclopédies et la faculté ne décollent guère du style et son génie, -l’inverse aussi est béni sous toutes les coutures. Son style nous est avancé comme croûte à ronger, en somme, indéfiniment ! Du rabelaiïsme, une jouvence, le discours de la place publique dans la littérature). Rien de faux, tout le monde en convient, mais rien d’intéressant non plus. Rien de bien dangereux. Céline traité à l’aromathérapie ! Styliste ! De quoi énerver son homme. Surtout après lecture du texte, un texte hérissé, rythmé, profond, carnassier, captivant ; d’une formidable vigueur. Cinquante ans après, pas une ride.

Entretiens avec le professeur Y, un texte d’altitude ; pourquoi ? Le style. Oui. Le Bouleverseur des Lettres Françaises. Mais encore ? La petite invention du crawl ? Les mantes religieuses, le microcéphale bordelais (quel fou rire !), les Gaston de toutes les espèces qui sont des hommes très riches ? oui encore. La Télévice ? L’argot ? “il a son rôle, oui !... Certes !... l’histoire de tous les piments !... y en a pas ?... votre brouet est con !... y en a trop ?... encore plus con !... il y faut un tact !...” .

Le “je” complétement fétide ? “Vous pouvez le dire ! le “moi” coûte énormément cher !... l’outil le plus coûteux qu’il soit ! surtout rigolo !... le “je” ne ménage pas son homme ! surtout lyrique drôle !” Céline à cache-cache, encore et toujours. On accroche, on le suit, on se marre, avec lui, on pousse nous aussi notre petite bille anar. Petit à petit, il nous fait rompre avec tout, avec le respect, la soumission, le monde des conventions, Céline bouddhiste !, Céline révolutionnaire ! Caustique ! hâbleur ! Exib ! Nous sommes avec lui. Réhabilité Céline ! Il en a donc un ? un côté ? Lui l’éternel fuyard ? L’inclassable ? Le pourri ? On pourrait donc être pleinement avec lui, sans avoir à lui reprocher ses saloperies, l’aimer tout simplement comme on aime Balzac, Chinasky, Stendhal, Proust ? Vous le teniez ? Casé, chosifié, en paix ? Et voilà qu’il devient soudainement abjecte, raciste, nationaliste, ...iste ! La morsure est vive. Vous lâchez prise, saisi par un frisson de dégoût, un tentacule immonde se rétracte et disparaît dans ses ténèbres. Le voilà qui sourit. Est-il vraiment sérieux ?

Quel est le personnage le plus important dans un cirque ? Le clown, pardi. Savez-vous pourquoi ? Parce qu’il sait tout faire ! La plaisanterie est-elle terminée ?
Céline tout comme Nietzsche et Sade ont une inquiétante, une monstrueuse vertu... On ne peut rien partager avec eux. Les amadouer, reprendre leur étendard ? Vous vous fourvoyez. Cette ambivalence qu’on leur envie férocement n’a, paradoxalement, rien d’anti-naturel. Tous ces errements topographiques, non seulement du corps mais de la philosophie la plus escarpée, nous renvoient au grand vice de l’humanité : à sa passion pour la cruauté, la douleur infinie du prochain. Nietzsche ne voyait-il pas dans Don Quichote et dans toutes les oeuvres maîtresses du vieil Occident, ce rire grotesque enraciné dans le supplice d’autrui ?

Une conclusion... ?

Cette dernière partie de l’ouvrage est du grand guignol ! Céline et son interviewer en équipée sauvage dans Paris. La débâcle ! l’Apocalypse oui, mais inversé ! Rabelais encore ! Tout n’est vraiment clair que dans cet état de déliquescense et d’inversement des valeurs, de la réalité, des sentiments ! Sa trilogie allemande est basée là-dessus ! la catharsis du jet de tomate ! La dérision la plus cinglante du grand Tout ! La nature humaine là, sous les projecteurs, une photo instantanée d’un mouvement invisible à l’oeil nu ! Où tout est livré, sans fard, horrible et burlesque ! Lui, bien sûr, n’est jamais sur la touche. Jamais observateur. Toujours acteur. Le vrai courage. Jusqu’au cou. Se déclarer génial ; tout jeter au feu ; voilà qui est à prendre avec une certaine ironie, mais au-delà, c’est se salir, fuir le cliché de l’écrivain immaculé faiseur de leçon ; une sorte de pudeur en fait que de se déclarer, de beugler comme ça que l’on est le premier, le plus grand, le génie définitif ! Une façon de retrouver l’enseignement de cette métaphore de Flaubert (elle vaut ce qu’elle vaut) qui recommandait à l’auteur d’être dans son oeuvre comme Dieu dans la création. Céline y est arrivé ! Là où Proust a échoué.

Le moi de Céline est cosmique ! Voilà ce qui, au-delà du style, reste unique chez lui. Voilà ce qui restera comme une leçon de littérature et de philosophie dans la longue histoire des Lettres ; voilà pourquoi il trône avec Rabelais -que l’on ne lit plus- sur les cîmes de l’inversion des valeurs et de l’ambivalence universelle qui nous caractérise.

Mais redescendons une dernière fois dans les miasmes des boulevards parisiens. Il est tard ; Céline a laissé son interviewer chez lui. Il repart à pied dans la nuit... Et l’interviewe ? Il va la réécrire... « L’essentiel ! l’essentiel ! que je me perde pas ! ». Ils signeront tous les deux ; Y et lui. Voilà tout. Ça passera bien auprès de Gaston et des autres... Après tout, c’est pas si important... « je le dis ! ce n’est pas de telle importance... »



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