Au-dessus du brouillard d’Albert Strickler

Journal du Tourneciel 2008 paru aux éditions des Vanneaux

lundi 30 novembre 2009 par Françoise Urban-Menninger

Dix ans après "Le coeur saxiphrage", le poète Albert Strickler décide de revenir au journal où jour après jour, il laisse courir sa plume sur la feuille blanche. Le" Tourneciel", où vit l’auteur, est situé sur les hauteurs de Sélestat, à l’écart du monde mais au plus près de la nature qui offre à l’écrivain la fête toujours recommencée de ces "riens somptueux" qui sont l’essence même de la poésie et de la vie.

En parfaite symbiose avec les éléments dans son écrin de verdure, l’auteur nous parle des écureuils, des rouges-gorges, des chauves-souris, de l’herbe qu’il va faucher, des feuilles à ramasser... Albert Strickler nous invite à partager une année de sa vie et nous répondons d’autant plus volontiers à cette invitation que Marina Tsvetaeva ou Emily Dickinson appelées familièrement "ces deux folles de Marina et d’Emily" éclairent tour à tour ce journal. Tout en écrivant, l’auteur expose ses doutes quant à l’intérêt même d’écrire un journal. Que consigner dans cet ouvrage, comment éviter de plonger dans le narcissisme...? Autant de questions qui interrogent le lecteur et qui le font entrer d’emblée dans la pensée du poète. Car Albert Strickler est avant tout un poète, il égrène ses vers au fil des jours et de ce journal éminemment poétique comme il égrène le rosaire d’une grappe de groseille (image récurrente dans ses poèmes dont il dit en vérifier à chaque fois la légitimité). Nous l’accompagnons alors dans des soirées poétiques où il lit ses vers ou rencontre d’autres poètes, nous le suivons dans ses promenades en forêt, écoutons avec lui de la musique en voiture, nous nous laissons transporter au propre comme au figuré dans son imaginaire.

Mais un poète est également un être de chair et de sang et le corps ne manque pas de le rappeler à l’auteur : "Et cette nuit encore le coeur comme une balle de tennis prend le pouls de la terre battue dans l’oreille avant le service".

Il y a la vie au "Tourneciel" où le poète tutoie les nuages et il y a le monde avec ses contraintes. Il y a la vie tout simplement avec la musique du quotidien. Cette vie est irriguée en permanence par la poésie qui est elle-même nourrie par la lumière du jour, les lettres des poètes ou des lecteurs, les livres à lire, à acheter, les livres en lecture, les coups de foudre poétiques pour Nicolas Dieterlé, Reiner Kunze et bien d’autres.
R., la compagne du poète, les enfants du poète, ses parents, ses amis, tous entrent dans la ronde magique et sont invités à la table lumineuse des mots. Pour écrire, le poète éprouve un besoin essentiel de solitude, il relève lui-même un lapsus lorsqu’il parle de son for intérieur qu’il orthographie "fort intérieur". Mais sa solitude n’est pas une tour d’ivoire, bien au contraire, Albert Strickler nous offre de purs instants de grâce arrachés à ce temps qui nous fait et nous défait. La narration de la mort de "petit père" est particulièrement émouvante, elle tisse sa trame de douleur et de tendresse dans la page blanche qu’elle traverse pour toucher le coeur du lecteur.

Le journal commencé, le lecteur ne le lâche plus car il est pris dans les rêts d’une écriture qui agit comme un charme et dont il garde en mémoire des images féeriques à l’instar de cette dernière qui pourrait contenir toutes les autres :"La neige des cygnes qui fond au fil de l’eau..."

Le journal d’Albert Strickler possède lui aussi la grâce intemporelle de ces cygnes qui nous entraînent dans le sillage de la feuille blanche et qui nous font signe entre les lignes. Le mot "poésie" signe et clôt ce journal avec un point d’exclamation jubilatoire qui porte déjà en lui l’émergence et la promesse d’un nouveau livre.

Françoise Urban-Menninger



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