Shining et le rite chamanique

A propos de Shining - Stanley Kubrick

jeudi 27 octobre 2005 par Berthoux André-Michel

A la lecture de l’ouvrage de Carlo Ginzburg, « Le sabbat des sorcières » [1], le film de Stanley Kubrick, adapté du roman de Stephen King, m’est apparu soudainement plus clair.

L’hôtel Overlook, lieu dans lequel se déroule l’histoire, a été construit sur un ancien cimetière indien. La culture de ce peuple est imprégnée de la tradition chamanique, le voyage extatique dans le monde des morts en étant la caractéristique essentielle. Ce rite initiatique de communication avec le monde de l’au-delà est accompagné d’un certain nombre de phénomènes qui s’apparentent à la magie et que nous considérons comme surnaturels.

Les sorcières condamnées par l’inquisition subissaient l’influence de cette culture populaire transmise oralement depuis des siècles, venant de régions lointaines (l’Ukraine entre autres) et remontant même, selon l’historien, aux civilisations indo-européennes. Elles racontaient au cours de leur procès ce qu’elles avaient, pensaient-elles, réellement vécu dans un état d’envoûtement, d’extase pour être plus précis. Elles arrivaient à passer au travers de portes closes, à voler, pour rejoindre en pleine forêt le sabbat (Kubrick n’a pas choisi par hasard le thème du “Songe d’une nuit de sabbat” - qui est en fait celui du “Dies Irae” - extrait de la Symphonie Fantastique de Berlioz) auquel allaient participer le diable et la foule des morts. Au cours de la cérémonie, elles se métamorphosaient en animaux. Ces rassemblements nocturnes étaient suivis de banquets et d’orgies sexuelles. Le sacrifice d’enfants était chose courante.

Tout indique que ce film ne peut se réduire à la description de la folie d’un homme contraint à l’enfermement et en manque d’inspiration, mais développe en revanche une mise en scène géniale et actualisée du rite chamanique du voyage dans le monde des morts dont Jack serait à la fin le meneur (la photo finale le montre comme tel, tous les gens présents sur scène étant en fait déjà morts). Il faut préciser que le sorcier qui conduisait la foule des morts avait une particularité liée à la déambulation, il boitait. La claudication apparaît dans un rite Tereno (population indienne d’Amazonie) mais aussi dans un grand nombre de mythes et surtout de rites attestés, selon Levi-Strauss, dans les Amériques, en Chine, en Europe continentale et dans le Bassin méditerranéen (Achille, Oedipe, Thésée, en seraient les dignes héritiers, le monosadalisme, de Cendrillon par exemple, étant apparenté à cette malformation).

Ainsi, si on regarde le film sous cet angle, les aspects surnaturels nous deviennent dès lors compréhensibles :
- le passage à travers la porte de la remise (on peut même dire que le début de l’extase chamanique de Jack commence à partir de ce moment),
- la présence diabolique (voix qu’entend Jack qui n’est autre que celle de son prédécesseur),
- le contact apparemment réel de Jack avec les morts,
- l’infanticide (thème récurrent dans le film),
- les veillées nocturnes de Jack,
- la claudication de Jack, qui quoique expliquée par la blessure, rappelle la particularité des participants aux rites chamaniques,
- les réjouissances sexuelles (suggérées par la rencontre de la femme dans la salle de bain qui se transforme en un cadavre en décomposition) [2]
- autre particularité qu’il faut souligner, la soif inextinguible de Jack (c’est une caractéristique importante des morts dans les rites sorciers du Frioul, les benandanti, par exemple, qui montaient à califourchon sur des tonneaux de vin et en buvaient avec une pipette),
- le personnage inconnu à la tête d’ours (dans la grande fête chinoise Ta No, rite saisonnier, un personnage enveloppé dans une peau d’ours conduisait un groupe d’enfants ; la physionomie chamanique de ce personnage déguisé en ours a été souligné à plusieurs reprises),
- pour finir, il faut signaler que ce rite avait comme but de favoriser la fertilité de la terre nourricière, c’est pourquoi il se déroulait en plein hiver (au mois de janvier, février).

Comme on peut le voir, malgré l’absence de vol magique, les éléments de comparaison entre les indices, que nous montre ou suggère le film, et le rite chamanique sont nombreux et troublants.

André-Michel BERTHOUX


[1Editions Gallimard, collection Bibliothèque des Histoires, 1992

[2il y a une étonnante similitude entre, d’une part, les déambulations de Jack aboutissant au bar dans la grande salle de l’hôtel, sorte de préambule à une soirée bien plus festive et jouissive, et celles, d’autres part, de William Harford surnommé Bill, personnage de Eyes Wide Shut, le conduisant à la cérémonie masquée aux aspects fortement orgiaques.

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