L’écuyer mirobolant, Jérôme Garcin

Editions Gallimard, 2010

mardi 30 mars 2010 par Alice Granger

Dans son nouveau roman, Jérôme Garcin, une fois de plus, va par l’écriture du côté d’un homme qui se sera toujours écarté de ce monde, vouant sa vie à des chevaux d’exception, apprenant d’eux l’humilité, la patience, se faisant le discret artisan de leur splendeur, faisant corps avec leur beauté sauvage. Le capitaine Etienne Beudant, on sent bien que, encore une fois, c’est un double qui, d’ailleurs, vient dévoiler une autre vie à Jérôme Garcin. Celui qui aima tant les chevaux lui offre des images, des histoires, de la pensée, un choix de vie radical, pour rendre visible un autre départ comme une sorte de galop de plus en plus lointain le corps collé au cheval d’exception qui emmène. Depuis, il regarde toujours et encore de ce côté là, il ne peut être question qu’il s’y arrache, Jérôme Garcin, et le double s’incarne en tel et tel amoureux et artiste du cheval. Le voici, Etienne Beudant, consacrant aux chevaux une incroyable énergie, un vrai sacerdoce, se laissant emmener par eux, une telle foi vouée à l’éphémère, une étrange abnégation « qui lui a valu de finir son existence sans femme, sans héritiers, sans argent, sans jambes, sans repos. » Une série d’une quarantaine de noms de chevaux condense sa vie très autre, avec lesquels il s’est échappé, il s’est emballé, il a résisté. Résister à quoi ? A une vie ordinaire, ennuyeuse mortellement ? Des chevaux d’exception lui ont fait prendre de splendides chemins de traverse, dans lesquels, avec chacun d’eux, il s’écarta, il s’échappa. S’intéressant avec passion et sensibilité à cet écuyer incroyable, nul doute que Jérôme Garcin a reçu des nouvelles d’ailleurs, d’un jumeau prenant ses traits. Cette vie en parallèle, il ne pouvait pas la rater ! Et, par-delà la gémellité, peut-être faut-il encore entendre autre chose : ce besoin vital d’un prédécesseur d’exception qui ouvre l’horizon, cette découverte d’une hiérarchie qui offre, tel un cadeau, une telle légèreté, un tel élan ! A l’heure où l’on voudrait que la hiérarchie s’écrase et s’inverse en mettant au centre de tout l’enfant roi, comme c’est merveilleux et rajeunissant de voir quelqu’un qui affirme si fort sa faim de découvertes en s’inclinant devant un prédécesseur qui lui apprend tant de choses et lui ouvre l’infini de la vie dans un tout autre style que celui du gavage des oies supérieures… J’aime cette humilité devant une poétique, artistique, cultivée, pensée hiérarchie, celle que donne la vie déjà en train de se vivre bien avant que moi j’arrive sur terre. Jérôme Garcin nous prouve à merveille que des êtres d’exceptions sont d’incomparables joyaux face auxquels la pléthore de jouets et d’objets d’éveil ne sont rien sinon des saturateurs stérilisant la faim de découvertes !

Quarante chevaux de métropole et d’Afrique du Nord qu’Etienne Beudant a dressés depuis 1880, « les irascibles qu’il avait adoucis, les effarés qu’il avait consolés, les furieux qu’il avait calmés, les rétifs qu’il avait rassurés, les emballeurs qu’il avait amignonnés, les lourds qu’il avait allégés, les souffrants qu’il avait soulagés, les creux qu’il avait bombés, les plats qu’il avait relevés, les sans-grade qu’il avait honorés. » On entend si fort que ces chevaux ne sont pas seulement des chevaux, mais autre chose, quelque chose en soi, en chacun, qui refuse la servitude volontaire, qui se cabre devant l’alignement demandé par la force, qui s’échappe devant ce qui veut casser, brimer, rectifier, formater, enfermer. Le cheval, et ce quelque chose en soi qui jamais ne se plie, jamais n’abdique sa singularité absolue, jamais ne disparaît dans la masse, Etienne Beudant l’enseigne si bien, après l’avoir expérimenté toute sa vie même lorsqu’il la termine en fauteuil roulant, usé, c’est lui qui enseigne, c’est lui le maître, il faut juste l’amener, avec tact, douceur, humilité à apprendre ce qu’il sait faire. L’équitation parfaite c’est lorsque la monture parfaitement dressée sait amener son cavalier dans un espace-temps musical, poétique, à la fois extrêmement maîtrisé, calculé et d’un naturel extrême. But : amener cette force sauvage en soi à devenir une monture d’exception, sachant conduire sur des sentiers non ordinaires. C’est en soi. Et les chevaux incarnent cela.

Dès l’école, il avait choisi qui seraient ses amis pour la vie : les chevaux. Définitive sortie par un chemin de traverse. Il s’était engagé dans l’armée en 1883, le colonel était un cavalier extraordinaire, qui montait avec grâce et exigence. Sa façon de monter n’avait rien de militaire, il n’avait aucun geste brutal, pas la moindre violence, ni un mot plus haut que l’autre, mais au contraire une douceur voluptueuse, une légèreté artistique. On a envie de dire, un amour et une estime de soi, une foi en sa propre monture, une fidélité qui réussit à jouer avec elle-même… Le jeune Etienne a donc eu cette sorte de révélation devant une présence hiérarchique sortant à la lettre de l’ordinaire : le colonel n’est pas comme un autre militaire : sûrement, il se sent quelque chose de commun avec lui, une sorte de gémellité… Etienne, tout de suite, a essayé de faire pareil. Jeune homme industrieux et appliqué, il monte en grade facilement, grâce à son opiniâtreté, non pas grâce à un nom ni à une fortune. Il a su voir, comprendre, observer, lui aussi a pris pour monture un plus haut que lui, s’est avec douceur laissé être dressé… Dans les casernes, ce sont les chevaux, les écuries, qu’il aime. Capucine était une jument irascible, qu’il entreprit de calmer, alors qu’on lui conseille de s’en séparer. Justement pas ! Cette sauvagerie, on se doute que c’est ça qui l’attache ! Il réussit à l’amadouer. Elle mourra, peut de temps après, étranglée…

Ce qu’avec les chevaux le jeune Etienne a l’impression de voir défiler au triple galop, ce sont les bonheurs dont il ne sait rien encore, mais dont il a l’assurance qu’il lui sont dus ! Les chevaux, c’est ce dont il ne veut pas faire le deuil ! Liberté conquise comme un art très difficile à réaliser !

En Algérie, cela fait 10 ans en 1908 qu’il y vit, mais son bonheur y est si grand qu’il a l’impression d’y être né. En somme, c’est comme si le cheval l’y avait conduit. Afrique du Nord, pays des chevaux. Ame musulmane. Et l’Algérie avait soudain réveillé son inclination à la solitude et à la contemplation. » Il s’initie avec passion à la religion musulmane, parle l’arabe, le berbère, le touareg. Là aussi, il ne cherche pas à vaincre par la force, à dominer, au contraire avec tact et humilité il apprend l’âme de ce pays comme si c’était un cheval qu’il puisse chevaucher, avec lequel il puisse faire des merveilles comme si ce cheval les accomplissait naturellement. Lorsque ses supérieurs lui font miroiter une belle carrière, il a peur, il n’en veut pas, il préfère les chevaux. Il avait quitté « une vie sage pour un monde dont personne ne pouvait comprendre les lois et le grand mystère. » A qui Jérôme Garcin pense-t-il lorsqu’il écrit ça ? Etienne s’éclipse, refuse la carrière.

« Il rêvait d’une communauté de cavaliers, fondée sur des lois que, déjà, l’équitation lui avait enseignées : l’autorité sans violence, l’équilibre des forces, l’harmonie du corps et de l’esprit, la patience, l’opiniâtreté, le tact, la justice. » On a envie d’ajouter : c’est sûrement aussi un auto-portrait de Jérôme Garcin !

Sur le bateau qui le ramène en Algérie, en 1893, bercé par des rêveries enfantines, Etienne se sent si loin de la mentalité coloniale, il déteste la morgue des vainqueurs, la mentalité des colonisateurs qui se sentent supérieurs, la goujaterie des conscrits. A l’approche des côtes, « un vent chaud et fruité lui caressa le visage. C’était une promesse de bonheur. »

« Il ne ressemblait pas aux tombeurs de garnison. Nulle arrogance chez lui, et jamais de brutalité. » Sur chaque cheval il faisait une fiche, expliquant comment triompher des vices et en faire des vertus. « Vous ne domptez pas les chevaux. Sans contrainte ni fatigue, sans jamais dépasser la limite du jeu physiologique des membres, vous leur apprenez à répondre à la moindre indication formulée par la main ou la jambe, vous développez leurs aptitudes naturelles, aussi bien en haute école qu’en extérieur, et vous portez leurs facultés au sommet. » Très loin de l’arrogant esprit du colonisateur ! Porter les facultés des habitants de ce pays autre au sommet… Rien d’un écrasement, pas d’humiliation.

Beudant sait que son corps s’use prématurément à cause de sa passion de l’équitation, mais il n’est pas question pour lui de se sevrer ! Juste après un accident, il s’occupe de Robersart II, un cheval algérien que six hommes avaient du mal à tenir : avec lui, il devient doux comme un agneau… Le génial cavalier déclare : il suffit de ne pas l’agacer… ! Ce cheval est un authentique buveur de vent !

Après vingt-huit ans passés en Afrique du Nord, Etienne Beudant se retire à Dax, dans une maison simple et blanche où il entrepose les vestiges de son passé marocain, preuves de sa passion pour le désert, pour une civilisation devenue la sienne, ce pays lui ressemblait, si âpre et généreux à la fois, si savant et si sauvage. Sa femme le quitte, emmenant leur fils, il ne la regrette pas, elle était calculatrice, aimait les mondanités, et détestait les chevaux. Lui est un homme qui, face à une femme à l’ambition très dans la norme, a pris avec les chevaux un chemin de traverse radical, refusant de se soumettre ! Il a soixante ans, mais il boîte, son corps l’abandonne déjà. Monter est désormais un bienheureux supplice…

Une pouliche merveilleuse vient alors comme le plus beau cadeau de crépuscule ! Elle s’appelle Vallerine, elle est mutine et a des allures de princesse rebelle. En quelque sorte, elle l’entend infiniment mieux que sa femme… ! Tout ce que ses chevaux lui avaient enseigné, le vieux cavalier allait l’offrir à Vallerine. Sa dernière œuvre, à la fois son auto-biographie et son testament. Je persiste : Vallerine pourrait être une femme… « De Vallerine, Etienne le célibataire en parlait comme de la femme qui désormais lui manquait, avec un mélange de lyrisme et de tendresse. » Au début, il lui apprend la sérénité, elle qui est d’un naturel ombreux et anxieux, il lui apprend à ne jamais être décontenancée. Elle devint de tout repos ! Une princesse et une championne ! Ensuite, le vieux cavalier fut prêt à la céder à quelqu’un d’autre plus valide, à s’en séparer. Elle est son dernier cheval, tandis que bientôt ce sera le fauteuil roulant. Ils se disent adieu dans la légèreté ! « Je te remercie de toi ! »

Toute sa vie, Etienne a ignoré les loisirs. Sa vie, c’était les chevaux. « Monter, c’était s’évader, franchir les frontières et les siècles, ne rien respecter d’autre que l’animal triomphant et mystérieux dont il était à la fois le maître et l’esclave. » Il n’aurait pas supporté d’être distrait de son choix d’un fabuleux chemin de traverse, fidèle à lui-même. Ne montant plus, il se mit à écrire les chevaux ! Il voulait se souvenir de l’Afrique du Nord, et des chevaux, c’est tout, rien d’autre n’avait existé ! Il avait connu le paradis !

Un roman mirobolant, à lire !

Alice Granger Guitard



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