La douleur de Manfred, Robert McLiam Wilson

 

Manfred est vieux, solitaire, brisé et il sait qu’il va mourir sous peu. Une douleur lancinante lui tenaille le ventre, le détruit à petit feu. Ce mal pernicieux, c’est le remord indélébile d’avoir battu sa femme Emma, une rescapée des camps de la mort. Manfred passera le restant de ses jours à égrener les souvenirs d’un passé où le bonheur, quoique timide, avait parfois sa place. «Le fait de quitter sa femme l’avait incinéré de son vivant. Sans elle, la vie de Manfred était devenue un spectacle de désolation. (…) Même s’il ne la voyait pas, il savait que les marques qu’il avait faites sur le visage d’Emma partiraient. Mais ses propres mains, ses mains de destructeur, ne guériraient jamais.»

 

Dans cet ouvrage, la plume d'apparence désinvolte de l’auteur nord-irlandais se concentre sur la décrépitude de Manfred, un Juif de Londres, à qui il ne reste plus grand-chose dans la vie, si ce n’est une vive douleur à l'estomac. Lorsqu’il se découvre cette nouvelle compagne corrosive, Manfred refuse obstinément de la partager avec quiconque. Aigri et têtu, il dépérira en privé, sans tenter le moindre acte de résistance. «[Manfred] n’avait plus besoin des médecins. Cette douleur resterait son bien propre. Il ne permettrait pas qu’elle fût supervisée par quelque généraliste glabre ou par quelque spécialiste dénué de talent. Il se refusait à ce que sa douleur fût nommée, dénaturée, dépossédée de son mystère. Surtout, il ne voulait pas qu’on la soignât.» Manfred s’accommode parfaitement de sa mort programmée, qu’il préfère de loin au suicide. «Le suicide était selon lui la mort de l’idiot. Il pouvait attendre et avoir confiance. Sa douleur le faisait espérer. La mort invitée était une affaire beaucoup plus digne tant que l’on ne se l’infligeait pas soi-même. (…) Il ne désirait pas vraiment la mort, mais il mourait d’envie d’être débarrassé de la vie.» Convaincu qu’il mérite son triste sort, il refuse de prendre les médicaments qui pourraient quelque peu apaiser sa souffrance. «Parfois, lorsqu’elle le frappait de toute sa violence, il clopinait jusqu’à la cuisine et ouvrait le placard où il rangeait ses innombrables médicaments. Il brandissait des flacons remplis d’aspirine vers son abdomen. Il menaçait ses intestins de paracétamol, de codéine et de toutes espèces d’antispasmodiques. Affreusement aiguillonné, il engouffrait dans sa bouche des poignées entières de cachets et de comprimés, qu’il se préparait à avaler pour apaiser sa douleur. Mais il n’avalait jamais. Il recrachait tout dans l’évier, où cachets et comprimés se mettaient à fondre, à pétiller et à se mélanger pour former un amas toxique sur les assiettes non lavées.»

 

A la lecture des premières pages du roman, on se dit que Robert McLiam Wilson nous dresse le banal portrait d'un hypocondriaque. On comprend pourtant très vite que la cause du calvaire de Manfred est à rechercher dans son passé. Peu à peu, le voile du mystère se lève: le long déclin de Manfred commence le jour où il bat sa femme Emma pour la première fois. «La première fois que Manfred frappa Emma, il eut le sentiment de faire une expérience unique, qui ne serait pas répétée. Comme un homme tirait un coup de feu par simple curiosité, ou un enfant touchant la flamme d’une bougie afin de s’encourager à ne plus jamais recommencer.» Puis vint la deuxième fois. «La deuxième fois que Manfred frappa Emma, il eut le sentiment du début de quelque chose. Pour lui comme pour elle, ce fut comme si tous deux tâtaient l’eau. Ils comprirent alors qu’il y avait bien plus à infliger et à supporter. Un nouveau secret s’ouvrit entre eux.» Puis la troisième. La troisième fois où Manfred frappa Emma, ce fut plus facile. A croire qu’il avait déjà perdu le pucelage de la violence.» Puis la quatrième. «La quatrième fois où il la frappa, il pleura et la supplia de lui pardonner.» Mais ces remords se dissiperont vite. Emma et Manfred sont emportés, malgré eux, dans la spirale infernale et irréversible d’une violence allant crescendo. «La cinquième fois où il la frappa, il perdit le compte de ses passages à tabac. (…) Bientôt, la raclée se mit à suivre une curieuse logique. Il y avait une certaine quantité de douleur qu’il devait infliger. Jusqu’à ce que cette quantité fût atteinte, il ne pouvait pas envisager d’autres options. La propre douleur de ses poings devint son guide, tandis qu’Emma heurtait le mur, la porte, le sol.» Le jour où la brutalité de son époux atteint son paroxysme, Emma décide de lui dévoiler les détails sordides de son passage à Birkenau, où elle a perdu toute sa famille. Manfred comprend alors que ses actes sont définitivement impardonnables et qu’il n’a plus d’autre choix que de quitter le domicile conjugal. Désormais, les deux époux ne se retrouveront plus qu’une fois par mois, sur un banc froid de Hyde Park. Mais Emma n’accorde plus à Manfred le droit de voir son visage meurtri. «Le visage qu’elle refusait de lui montrer était souillé de souffrance et d’indicible. Elle conservait la trace indélébile de cette époque d’atrocité qu’elle avait vécue.»

 

Robert McLiam Wilson décrit avec une précision clinique les principaux événements qui ont marqué la vie de Manfred, en particulier son adolescence pendant l'entre-deux-guerres, son éducation dans une modeste famille juive ou les humiliations antisémites dont son père fut victime. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Manfred est envoyé en Afrique, puis en Italie. «C'était comme l'école, mais avec de vrais fusils et de vrais morts.» Il connaît l’horreur des champs de bataille, l’odeur putride des corps qu’il faut déblayer. «Les cadavres étaient mous, aussi informes que de la grosse toile. Le sable et la poussière rendaient monotones les uniformes et les visages des morts. Certains corps avaient été écrasés en galette ou en bouille, d’autres étaient des imbroglios de fragments isolés mélangés à des morceaux d’autres cadavres.» Puis vient l'après-guerre à Londres et le bonheur intense et sans anicroche des premières années de vie commune avec Emma, une Tchèque miraculeusement rescapée de la Shoah. Sans qu’on ne sache vraiment pourquoi, la naissance de leur fils sonne le glas d'une vie domestique qui s'écoulait jusque là telle un long fleuve tranquille.

 

Si le style de Robert McLiam Wilson peut paraître parfois ampoulé et exagérément ironique, peu d’auteurs parviennent à faire sentir avec autant de réalisme l’humidité des trottoirs londoniens ou la solitude d’un être qui attend avec impatience le passage de la grande faucheuse. En faisant aller et venir son récit entre passé et présent, l’écrivain nord-irlandais dépeint avec un ton de prime à bord distant la tragique transformation de passions amoureuses en violence sourde. Il n'offre toutefois pas d'explications toutes faites quant aux raisons qui la provoquent. Il l’avait battue parce qu’elle avait vécu avant lui et sans lui. Il l’avait battue à cause du mal que lui-même n’avait pas fait. Il l’avait battue à cause de la guerre. Il l’avait battue à cause de sa beauté à elle, à cause de son fils, de son silence et de ses souffrances. Il l’avait battue parce qu’il l’aimait. Il avait tenté de faire sortir quelque chose d’elle en l’écrasant. De créer une forme qu’il aurait pu aimer plus aisément.» En tout état de cause, ce roman dérange parce qu'on s'attache à Manfred, un personnage hors du temps, à la politesse exquise et surannée. Mais la compassion pour ce vieillard malade se transforme peu à peu en répulsion primaire, eu égard aux actes innommables qu’il a commis sur sa femme.

 

Roman de douleur et de solitude, porté par l’humour du désespoir, La douleur de Manfred peut également se lire comme le texte annonciateur d’Eureka Street, le chef d’œuvre de Robert McLiam Wilson.

 

Florent Cosandey, 16 septembre 2006