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C’est nous les modernes
lundi 28 février 2011 par Tristan Hordé

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Franck Venaille, C’est nous les modernes, Flammarion, 2010, 18 €

Franck Venaille, C’est nous les modernes, Flammarion, 2010, 18 €.




Le livre de Franck Venaille contient des fragments de biographie et les lectures d’un poète, lectures de ceux qui ont changé sa manière de vivre ou qui l’ont marqué. Le titre, provocateur, dit sans ambiguïté que la modernité n’est en rien affaire de dates : sont ici réunis des vivants et des morts. On remonte le temps avec Verlaine, Laforgue, ou Maeterlinck qui avait compris que « l’on ne guérit jamais de vivre », et qui écrivait : « Il se peut que les maladies, le sommeil et la mort soient des fêtes profondes, mystérieuses et incomprises de la chair » (cité p. 101). Plus proches de nous Jouve, Frénaud, Guillevic, etc., puis Bonnefoy, Vargaftig, Dupin,etc., Yves Di Manno, Antoine Emaz, Jean-Louis Giovannoni, etc. : pas loin d’une centaine de poètes. À partir de ce qu’il a apprécié, se construisent un portrait au fil d’une narration en morceaux et une poétique complexe.


C’est nous les modernes est composé de courts chapitres, chacun consacré à un poète ou à un aspect de la poésie, et tous sont titrés par une formule « programme » : "Première étude pour un portrait à venir de Jacques Dupin", "Rapide, vif, Emmanuel Laugier, très rapide"1, "Pascal Commère, plonger ses mots dans le sang des bêtes et écrire juste", "Point de vue sur un mal-aimé : le poème de prose", etc. Les pages qui rapportent un épisode de la vie de Venaille débordent l’anecdotique et engagent toujours des réflexions sur ses pratiques. Par exemple, une page commence ainsi : « J’ai parlé à mon père, autrefois, devant sa tombe […] », et se poursuit sur le dialogue entretenu avec les morts sur ce qui, aux yeux du poète, est le plus difficile à vivre, « la disparition de l’écriture, la mise à l’écart définitive de la langue, l’impossibilité de se comprendre en utilisant des mots » (p. 187). On relève au gré de la lecture une série de remarques qui constitue une méditation sur l’écrit et l’écriture, élaborées le plus souvent à partir des lectures : ce qui le retient chez les uns et les autres le soutient dans ses choix.

Certains pourraient s’étonner du goût de Venaille pour les romans noirs. Ce serait exclure cette part de la littérature qui apprend la nécessité du dépouillement de la narration, de l’usage des parlers (la « langue des bas-fonds ») rejetés au nom du bien-dire, parlers de groupes sociaux constitutifs eux aussi de la société et propres à être écrits — « Il n’existe pas de vocabulaire prédestiné à l’écriture poétique. » (p. 217) Certes, les romans de Chester Himes ou de David Goodis sont éloignés de la poésie mais, tournés vers la réalité la plus ordinaire, ils décrivent la violence sociale. Venaille ajoute que ces livres lui ont appris à privilégier dans ses romans le présent et le passé simple pour exprimer la rapidité. Il revient régulièrement sur l’importance du vécu dans l’écrit, non pour raconter ce que l’on est — ce qui d’ailleurs est un leurre : que sait-on de soi ? —, mais pour prendre comme matériaux et les recréer tout ce qui a été vu, ressenti, entendu, tout ce qui se meut dans les rues, sans penser à distinguer des sujets nobles et d’autres non. On comprend qu’il apprécie des poètes aussi différents que Mathieu Bénézet et son « goût pour l’aveu » et William Cliff pour son « parti pris de clarté, d’évidence, de respect du biographique et de la narration » (p. 21). Il résume ainsi ce qu’est pour lui l’écriture : « elle est une sorte d’aide-mémoire savant sur lequel on note au grand jour souvenirs, instants de fête et de misère, mensonges et non-dit compris. » (p. 115)

Ce primat du vécu recréé est possible seulement si l’on ajoute que « l’exigence formelle est impérative, centrale, fondatrice » selon les mots d’Yves Di Manno (cité p. 114). Venaille s’attache constamment à cette exigence, qu’il signale dans plusieurs de ses études-portraits, à commencer à propos de William Cliff dont il loue le « dur carcan formel ». En même temps, il insiste sur le travail qui cherche à déstructurer la langue (à propos de Valérie Rouzeau, de Jean-Pierre Verheggen), à « faire éclater l’écrit poétique et […] perturber ce qui [s’écrit] » (à propos de Paul-Louis Rossi). Briser, couper, hacher…, l’idée de mouvement incessant est au centre du travail formel de Venaille, travail qui n’empêche pas celui de la construction d’un ensemble : les poèmes, tout comme les parties d’une narration, ne peuvent se lire que les uns par rapport aux autres, ce ne sont pas les pièces d’un recueil mais les éléments d’un livre. C’est pourquoi un livre de poésie peut redonner souffle à des moments de vie, « entraîne vers une histoire sous-jacente, parallèle, dans laquelle les mots semblent s’être échappés afin de raconter aussi leur propre histoire. »


On voit bien quelles contraintes Venaille impose à l’écriture poétique. C’est qu’elle est pour lui inséparable de sa vie ; au tout début de C’est nous les modernes, il écrit : « Je suis de l’écriture. Dans l’écriture. C’est mon seul bien » (p. 7) et plus loin, négativement, « Est mort celui qui n’écrit plus » (p. 187). L’écriture aide à vivre, à surmonter ce qui étouffe, blesse, « j’ai senti que l’on pouvait tout dire par l’écriture : la peur de la mort, la rébellion, l’angoisse sexuelle » (173). Peur, désespoir, rébellion, ce sont là des mots fréquents dans ce livre, ils désignent ce qui est à écrire qui sera alors, pour un temps, dominé sinon vaincu. Le lecteur ne sera pas surpris de l’affection de Venaille pour ceux qui n’ont pu dépasser leur peur, ainsi pour Adamov qui ne sut affronter « la grande horreur primitive, celle d’être homme » (p. 171), Adamov qui, dans la première page de L’Aveu, écrivait : « Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même, il y a mutilation, séparation. »2

Cette séparation doit être écrite, sans pour autant que la poésie soit transparente. Sans doute faut-il accepter l’existence d’une certaine obscurité. Venaille propose la lecture d’un fragment de René Char dont les images ne se laissent pas réduite : doit-on défaire chaine et trame pour parvenir à un énoncé « compréhensible » ? Certainement pas : trop souvent le refus de la poésie contemporaine prend pour prétexte la difficulté de lecture, mais si l’on veut « comprendre », il faut aussi accepter l’effort d’une « lecture active et créative ». Avec d’ailleurs une réserve de Venaille : « Je demande à ce que l’on se méfie de l’impérialisme du sens, à ce qu'on se laisse guider par le rythme, la construction illogique, la langue dans tous ses états, l’amour passé et à venir, une dose de rêve et accepter de pactiser avec l’incompréhensible » (p. 154)

L’écriture de la souffrance, de l’angoisse ne les supprime pas, la poésie n’est pas une cure psychanalytique… Au mieux, elle nous rend « un peu plus attentifs au monde et, pourquoi pas, à nous-mêmes » (p. 160). Cette souffrance est liée au fait même d’exister, et souvent ressentie dès l’enfance. Venaille parle pour Vargaftig d’une « voix sortie de l’enfance douloureuse et inquiète » (p. 185) et, à son propos, remonte plus haut : « J’ai toujours pensé que c’est à l’instant même du premier cri, des larmes premières que ça s’est passé, cette fuite en soi-même, ce regard sans joie sur le monde, ces préparatifs de guerre. » (p. 15) Tout est dit.


En suivant le parcours de Venaille, à peine esquissé ici, c’est le vif de la poésie depuis 50 ans que l’on (re)découvre, avec les revues dont il fut inventeur ou partie prenante (Action poétique, Chorus, Monsieur Bloom), avec l’aventure de Orange Export Ltd (Emmanuel Hocquard et Raquel)3, avec les lectures des livres aimés4. À qui s’étonnerait du fait que Venaille ne retient que des poètes francophones, on répondra que c’était bien là son propos. Cela ne l’empêche pas de lire ce qui se publie en d’autres langues : il souligne qu’il a connu Nazim Hikmet, Pablo Neruda, Rafael Alberti par Les Lettres françaises, hebdomadaire alors dirigé par Aragon, et il insiste dans le dernier chapitre sur l’importance pour lui des « écritures morcelées, objectives, ardentes », pleines d’une « beauté inquiétante » de Maïakovski, William Carlos Williams, Walt Whitman, Bertold Brecht, Pound (p. 217). S’il fallait résumer en quelques mots la figure complexe de Franck Venaille, je citerais le portrait qu’il propose de Jules Laforgue : « Chez lui, se conjuguent le soutier, l’humoriste désespéré, l’adulte qui souffre de ses terreurs enfantines, le marchand d’habits, le joueur de ritournelle. » (p. 149)

1 Cette entrée d’article reprend le titre d’un livre d’Emmanuel Laugier (Rapide, vif, très rapide, éd. DE, 1999).

2 Arthur Adamov, L’Aveu, éditions du Sagittaire, 1946, p. 19.

3 C’est là que parut en 1979 Inter aerias fagos de Pascal Quignard avec une traduction d’Emmanuel Hocquard ; le texte et sa traduction, repris dans Emmanuel Hocquard et Raquel, Orange Export Ltd, 1969-1986 (Flammarion, 1986, p. 213-219), a été récemment réédité avec les traductions de P. Alferi, É. Clemens, M. Deguy, B. Gorillot, E. Hocquard, C. Prigent, J. Stéfan (Argol, 2011).

4 On lira sur le site consacré à Pierre Jean Jouve ma lecture des pages consacrées à ce poète par Venaille
(
http://www.pierrejeanjouve.org/index.html).



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