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TERRA AMATA : Dialectique de l’ombre et de la lumière.
dimanche 1er mai 2011 par Jean-Paul Vialard

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TERRA AMATA : Dialectique de l’ombre et de la lumière

"Les apparences sont paisibles, familières, mais le terrible se cache dans l’ombre." JMG Le Clézio - "Le Déluge".

"Terra Amata", œuvre dense, polysémique, difficile d’accès. On ne la comprendra qu’à la lecture de la cosmogénèse fictionnelle qui traverse de part en part les écrits de Le Clézio, dont au moins l’une des clés trouvera son point d’acmé dans "Mydriase" en 1973. L’interprétation du cosmos repose sur une manière de manichéisme originel. La lumière est surgissement du sens, de la vérité, que l’ombre, constamment, vient éclipser. L’archétype incontournable, le point cardinal à partir duquel s’inscrit le devenir de l’homme est tout entier contenu dans l’astre solaire. Son apparition à l’est, le matin, est un genre de manifestation transcendante qui sublime les choses, en révèle les facettes, en souligne les angles. Toute clarté est porteuse d’ouverture, tout phénomène s’y révèle dans une sorte d’évidence radieuse, porte d’accès à "l’extase matérielle". Nuages d’écume ; ciel ; pluie ; gouttes de rosée à la pointe des herbes ; éclats de verre pilé à la face de l’eau ; cascade de phosphènes sous la blancheur d’été ; sillage des étoiles piquetant la toile immense de la nuit. Toute une cosmopoétique où s’abreuve le regard, où se ressource la conscience : une apodicticité indépassable.
Seulement la course de l’étoile blanche est courbe et l’ascension toujours suivie de la chute. Le soir, à l’ouest, lorsque la lumière n’est plus qu’un mince filament étréci et que les ombres gagnent la terre, alors surgit la grande peur qui occulte le regard, plonge dans la ténébreuse cécité. On se réfugie dans les cubes de ciment ; le corps se dissout, se dilue dans les plis d’étoupe de l’obscur. Rien n’est plus sûr alors, rien ne signifie plus qu’à la mesure de la perte, de la disparition et l’effroi est grand qui presse les tempes, glue les oreilles, soude les langues. On n’est plus qu’une chrysalide, un insecte à l’étroit dans sa carapace couleur de bitume. Le temps sera long avant que le soleil n’apparaisse à nouveau, faisant se déplier les élytres, annonçant le cycle d’une nouvelle métamorphose.
Toute vie est associée à ce rythme pulsionnel qui traverse l’homme à son insu. Aventure cosmo-biologique élémentaire inscrite dans la chair, l’esprit, les affects. Nul vivant ne peut échapper à cette oscillation, au balancement immémorial du nycthémère. Il est notre respiration, la cadence de notre marche, l’exacte mesure de notre progression sur la terre. Il est la scansion de notre temporalité, l’encoche régulière selon laquelle s’illustre notre destin.
Seulement la course de l’homme n’est jamais linéaire qui se satisferait de glisser le long d’une ligne circulaire dépourvue d’aspérité. L’horizon est une courbe imaginaire qui ne tient compte ni de l’ondulation des océans, ni des convulsions géologiques de la terre. La réalité est tout autre et l’existence semblable à un vaste plateau parsemé de dolines, troués d’avens, hérissé de rocs et de lignes de cairns.
Seulement rien n’est simple et la blancheur n’est nullement immaculée. En elle s’inscrivent les souvenirs de traces nocturnes, les ombres portées qui ne se dissimulent qu’à mieux se révéler. La grande flamme solaire ne peut davantage s’abstraire de cette nécessité. En son centre l’astre porte les stigmates de l’ombre, taches immenses celées par le foyer incandescent. Et quand bien même les taches n’existeraient pas, l’homme ne pourrait fixer l’immense couronne qu’à risquer la cécité. Toute vérité porte en elle le vertige de sa propre brûlure. Elle n’est jamais un pur miroir lissé d’évidence. Toujours l’obscur dans les failles de la lumière, comme une nécessité ontologique.
"Terra Amata" : ligne de partage entre ombre et lumière. Au tout début, à l’origine, il n’y a que la noirceur compacte, sans limites, où rien n’est visible, discernable. Puis soudain l’irruption d’un cercle blanc, éclatant, œil immense et cyclopéen qui regarde le monde. Kax, le soleil, a tout balayé devant lui. Disparition des ténèbres, règne de la lumière. Mais sa clarté n’est pas un absolu et la résurgence de l’ombre toujours possible. Savoir cela n’empêche nullement de vivre mais dispose à l’inquiétude, maintient le repos dans un étrange suspens. Sur la sphère de la terre, dans les replis obscurs des ravines ou en haut des cimes éclairées, la fourmilière humaine ne pourra plus progresser que sur cette ligne de crête incertaine entre adret et ubac. Etrange partition où se joue en permanence le destin tragique du funambule. L’ombre est un abîme. La trop vive clarté est promesse d’aveuglement, donc retour à la matrice originelle, à sa fermeture essentielle. Il y a urgence à trouver une issue, à rétablir le rythme du monde.
Tout commence donc avec, au fond de l’univers, la nuée blanche du soleil. Nuée aveuglante et cruelle comme seule peut l’être l’apparition d’une vérité. Il n’y a pas de temps encore. Seulement un tremblement, une indécision. Il n’y a pas d’homme encore. Seulement une silhouette, une vibration existentielle, une pure virtualité. Puis le temps finira par surgir, accomplissant avec minutie son œuvre de cendre et de poussière et la clarté, peu à peu, s’effacera, laissant place à la ténèbre, à la douloureuse inconscience. Alors pour l’homo erectus aussi bien que pour l’homme contemporain, une seule nécessité : creuser les signes, débusquer les ombres, racler le réel jusqu’à l’os pour en retrouver la pureté originelle, l’unique lumière. Chancelade, tout au long de l’œuvre, s’y emploiera avec fièvre, démesure. Recherche pathétique d’un sens forclos. Patiemment, un à un, redécouvrir les sèmes existentiels, les assembler, les tisser, en faire la matière des jours, des heures, des secondes. Seulement là se trouve l’ouverture, la dimension du déploiement.
Le cheminement du roman se déroulera sous la figure d’une anthropo-cosmogénèse où se jouera, dans une sorte de réverbération spéculaire, les destins communs de l’homme et du monde. Seule cette amplitude sera à même de rendre compte de l’aventure humaine. Car rien n’est simple et nul mortel ne saurait s’abstraire de ses assises géologiques pas plus que de la dimension cosmique qui l’habite depuis la "nuit des temps". "La nuit des temps" : formulation qui nous révèle, dans son étrangeté, l’origine aliénée du devenir, sorte de cloaque utérin en attente de lumière. Or la nuit ne saurait faire fond sur la nuit. Il faut convoquer la clarté afin que puisse s’informer le rythme des jours. Le ventre primordial, sorte d’œil aveugle, il faut en inciser la membrane, en distendre les paupières, dialoguer avec la confondante blancheur. Regarder le monde comme on regarde un tableau de Rembrandt, du Caravage, de Georges de La Tour. Sous la seule perspective possible : celle du clair-obscur. Car rien ne signifie jamais à s’immoler dans la noirceur, à triompher dans l’éclatante blancheur. Le sens se situe à leur jointure, à leur vibration essentielle, à leur entrelacement. Contempler un tableau du Caravage n’est jamais soumettre sa vision à une lecture orthogonale : verticalité de la lumière opposée à l’horizontalité de l’ombre. Une troisième dimension doit être convoquée : vue oblique, diagonale, fécondant les deux modes d’apparition.
Identiquement, chez Le Clézio, le concept existentiel fonctionne sous ce régime d’ajointement du clair et de l’obscur, osmose signifiante conditionnant l’accès à la matérialité dont, parfois, peut surgir l’extase, le ravissement, aussi bien que leur opposé, le manque douloureux. A défaut d’un tel regard le monde se réduit à l’image d’une myopie, sinon à l’impasse d’une cécité. Donc à une occultation du sens. La trame existentielle de Chancelade portera, à chacune de ses étapes, les stigmates de cette recherche. Récurrente, itérative. Comme une urgence à frayer sa voie, à l’étayer de traces visibles. Nous le suivrons tout au long d’une vie aussi brève qu’intense.
Découverte de l’ombre, d’abord. Dans la dimension tragique du destin : une meute d’innocents doryphores n’aura pas choisi de mourir sous les coups redoublés du petit garçon Chancelade transformé, pour un instant, en terrifiant démiurge. Puis le jour de l’enterrement de son père, le noir envahira tout, s’accrochant aux robes, aux bas, aux cartons bordés d’un liseré mortuaire. Puis ce sera au tour du rêve, du sommeil, de révéler "une plaine très longue et noire" (Terra Amata), habitée des livrées nocturnes des loups ; de faire surgir dans le flou onirique des "millions de bouches noires" (TA), ouvertes dans la profondeur d’étranges masques de pierre. Puis le refuge avec Mina, sa compagne, dans la chambre d’hôtel qui deviendra vite un lieu de révélation en forme de crépuscule, de finitude. Constat de la fin de la race humaine et, avec sa disparition, seront refermés tous les signes de clarté : "On oubliera tout ce qu’on a inventé, on ne saura plus écrire, on oubliera le feu, les outils, le langage." (TA). Puis une suite de tonalités grises, éteintes, sourdes, où se devinent les signes de la folie sécrétés par les gouffres urbains ; l’absurdité à engendrer une descendance mortelle ; la vie comme une fuite éternelle, la vie finie avant d’être commencée, sorte "d’ampoule électrique nue qui pend au bout du long fil noir", (TA), comme l’araignée assujettie à sa toile ; puis une suite de couleurs plombées où se devinent déjà les premières attaques de la vieillesse, la lassitude des paupières avant leur irrémédiable fermeture. Ensuite un signe de clarté dans la chambre pré-mortuaire : "Devant ses yeux, le plafond blanc est devenu un miroir avant l’inconscience ; et ce que voit le petit garçon est horrible." (TA) . L’espace d’une nuit, le petit garçon sera devenu celui qui va connaître l’obscurité absolue et définitive, l’ubac où la lumière jamais ne parvient.
Parmi les filaments de tourbe et l’entrelacs de sombres racines au milieu desquels progresse Chancelade, il lui faudra chercher quelques éclats de lumière, quelques bribes de clarté. Laborieusement, méticuleusement. Clignotements, halos, irisations. Magnifiques à force de rareté. Si l’ombre prédomine, dense, touffue comme la forêt, elle n’en possède pas moins de lumineuses clairières. Les trois jours et trois nuits passés dans la chambre d’hôtel avec Mina apparaissent comme une sorte de luxe suprême, de parenthèse ouverte au surgissement des significations : "C’était vraiment ça qu’on pouvait faire, sans penser à rien, juste pour le plaisir d’être libre et de pouvoir écrire sur des feuilles de papier à en-tête de l’hôtel." (TA). Là alors ne peut se manifester que le bonheur à l’état pur : "Plus rien ne comptait que cette explosion de vie, cette explosion unique et belle." (TA).
Au milieu de la foule, pourtant ressentie comme l’hydre aux mille têtes, parmi les "odeurs vulgaires et belles" (TA), Chancelade s’ouvre à l’irrépressible beauté du monde, à l’évidence de sa fulguration : "Jamais il n’y avait eu tant de choses extraordinaires, tant de richesse et de vie." (TA).
Puis il y a cette étonnante et sublime prise de conscience de sa propre nomination : "Un nom magnifique aux lettres gravées par le feu, un nom pur et magique qui voulait dire des siècles et des siècles de vie : CHANCELADE." (TA). Mais cet ego hyperbolique qui se révèle à lui-même avec l’impérieuse beauté d’un feu d’artifice ne doit pas abuser. Les feux de Bengale ne durent que ce que dure la fête : l’espace de l’inconscience, l’instant du reflux de la lucidité. Toute lumière Leclézienne est le signe avant-coureur d’une apothéose dernière, manière de prodigieux flamboiement avant que tout ne sombre dans le néant, l’incompréhensible. La longue méditation prend fin dans l’éblouissant halo d’une explosion nucléaire : "Le monde se termine dans une boule de feu." (TA). Du grand éclat blanc, première manifestation de la lumière, à sa déflagration finale, un seul empan de la conscience cosmique qui signe la tragédie de la condition mortelle sur cette terre traversée par les failles d’une funeste beauté. La dialectique de l’ombre et de la lumière prend fin dans ce paroxysme, dans cette apocalypse promise depuis l’aube des temps, bien avant que les hommes ne fabriquent les huttes de bois de Terra Amata.
Face à l’épopée humaine et à la dimension cosmologique de l’œuvre, le destin de Chancelade ne s’illustre qu’à titre de prétexte, n’apparaissant jamais comme le support d’une structure narrative, d’une histoire dont on retiendrait l’événementialité. Car la vie n’est pas vécue pour elle-même, en elle-même et toutes les péripéties existentielles ne sont que des épiphénomènes, des fragments dispersés, sortes de vagues météores girant sans cesse dans une nuit temporelle où rien ne se distingue vraiment. Quant au temps, il n’a guère plus d’épaisseur que l’existence, il se dilue en permanence, il recouvre Chancelade d’une nuée de cendres le réduisant à un point imperceptible dans l’espace, le gommant de la mémoire universelle, mince aventure dans la grande dérive humaine : "Dans mille ans, dans dix mille ans, y aura-t-il seulement quelqu’un sur la terre qui se rappellera qu’on a existé ?" (TA).
Temps insaisissable, jamais perçu sous la perspective de l’évidence, de la suite de moments qui s’enchaîneraient avec cohérence, selon une logique qui permettrait l’amorce d’une biographie. Tout se succède dans un genre de chaos qui bouscule l’ordre des idées reçues et recompose l’instant à mesure qu’il se crée. Car rien n’est stable dans Terra Amata et le temps est soumis à une perpétuelle déflagration, coincé qu’il est entre ses assises géologiques finies et sa dispersion cosmologique infinie. Une condensation qui ressemble à l’aventure brève du néant : "En vérité, et cela, c’est la dure vérité qu’il faut se dire une bonne fois pour toutes, nous ne sommes rien (...). Nous ne sommes que des passages. De fugitives figures, écrans de fumée où se projettent des lumières de vraie vie." (L’extase matérielle -1967-).
Si, au premier degré, le roman peut être perçu à la manière d’une dissertation sur le temps, cela n’est jamais qu’au profit de l’émergence de la conscience. Terra Amata : histoire du temps ; histoire d’une vie dans le temps ; histoire d’instants dans une vie. Tout joue en abyme depuis l’infinitésimal existentiel jusqu’à la démesure de l’univers. Emboîtement d’images spéculaires qui reflètent, tout à la fois, la fin et l’origine. Seule une vision adéquate peut en décrypter le sens. Chancelade la trouvera dans un accomplissement particulier du regard :
"Etre vivant, c’est d’abord savoir regarder." (L’extase matérielle). L’intérêt est au centre, dans le nucleus d’où tout rayonne, d’où tout signifie, dans la lumière de la conscience, l’éclat de la lucidité. On aura compris que dans la mythologie de Le Clézio, soleil et lumière resplendissent d’un fascinant éclat. Toujours opposés à l’ombre dense, confondante. A tel point que la disparition quotidienne de l’astre solaire est le lieu d’une dramaturgie :
"En quittant la surface de la terre, le soleil a entraîné le regard avec lui." (Mydriase - 1973 -)
"Pour celui qui voit le soleil disparaître (...) et enlever son regard, la peur a commencé." (Mydriase).
La perte de la lumière est régression dans la nuit primitive, activation de la peur ancestrale qui, déjà, habitait les sombres huttes de Terra Amata. Alors, pour lutter contre cette ténèbre mortifère, l’homo erectus devait sortir au grand jour, tailler des silex, faire surgir des étincelles, infimes lucioles métaphoriques, premiers gestes de la pensée. Les pointes des flèches étaient les lames avancées de la conscience, les premiers signes d’une tension existentielle. Elles portaient déjà en elles toute la force d’une symbolique. Eros combattant Thanatos. Mort du bison qui participait à la survie de l’homme, assurait sa présence sur terre.
Donc le regard s’est absenté et, avec lui, toute condition de possibilité de s’approprier le monde, d’en percevoir les lignes, d’en élaborer le sens. Or c’est au centre des yeux que tout converge, se focalise. Le regard n’est jamais la simple vision. Il est la forme accomplie d’une sensorialité multiple, il nous révèle l’altérité, ce qui nous fait face et donc nous façonne, nous sculpte. Il est la partie émergée de notre conscience, de notre rapport aux choses. Sa perte est plongée irrémédiable dans la nuit, reflux dans le non-savoir, abandon de l’essence de l’homme. Comme tout individu sur terre, Chancelade se battra pour diluer l’encre de la douleur, de l’hébétude, pour faire s’éloigner les froides membranes de la finitude :
"Les yeux cherchent, cherchent (...) Ils vont voir, ils le savent (...) Le regard parviendra à trouer ces fausses ténèbres." (Mydriase).
Mais le regard salvateur ne peut être le simple regard, le regard commun, l’indifférence mondaine que le quidam laisse planer sur les choses sans vraiment les percevoir. Il faut plus d’exigence, de profondeur, plus d’acuité. Il faut une manière de propédeutique, d’initiation qui nous fournisse des outils d’interprétation, des clés sémantiques. Nécessité d’apprendre les chemins d’une nouvelle sensorialité. Apprendre à sentir la brûlure du soleil sur la peau, l’appui de l’air sur le visage. Palper la face plissée du monde, en connaître les cals, les vergetures, la douleur patente. Sa beauté aussi : tragique. Ecouter le vent, la nuit, en haut de la terrasse d’un immeuble et faire de son corps la voile où surgit soudain le vacarme assourdissant de la terre. Corps-conque rassemblant les flux de vie, les lignes de force, l’explosion des sourdes mouvances urbaines. Goûter l’odeur de tabac dans le cube d’une chambre cernée par la blancheur. D’une chambre au centre de laquelle rayonne Mina, la femme qu’on aime. Femme nue, dépouillée, que le bonheur habitera l’espace d’un instant. Mais tout est fuite, sans possibilité de retour. S’appeler Chancelade et témoigner de ce que fut la vie, sur ce coin de terre, le temps d’un cheminement aussi bref que singulier. Apprendre à voir, à regarder surtout. Gemme unique du regard qui s’approprie les choses, en toise les angles vifs, en pénètre la chair, se perd dans ses remuements infinis. Il y a tant de signes, profusion qu’occulte en permanence l’égarement de l’homme. Apprendre à voir tout ce qui se dissimule, se voile : sombre discours des racines ; langage brûlant du soleil ; vision du monde enfermée dans un dessin d’enfant. Nécessité constante de multiplier les points de vue. Observer l’amour tresser ses longs filaments ombrés de finitude ; scruter les gesticulations humaines en forme de pantomime ; épier l’enfer hurlant des foules ; repérer les éclats aveuglants du chrome et du mercure ; boire jusqu’à l’ivresse le plus inapparent : les éclairs des pare-brises, les flammes des immeubles de verre. Tout regarder avec minutie : le miroitement des vitres, les angles aigus des trottoirs, les pierres aux arêtes vives. Tous, ils sont des êtres inapparents, des feux-follets de la conscience, éclats pathétiques de lampyres avant que ne s’éteigne la lumière. Fuir, toujours fuir jusqu’à l’étincelle ultime du regard. Eros succombant à Thanatos. L’espace de Terra Amata est infiniment dense, complexe, labyrinthique, toujours à déchiffrer. Sorte de terra incognita exigeant une progression lente, patiente, semblable au travail minutieux d’un archéologue. Saisir les indices de sens disséminés dans le sol originel, en assembler les fragments. Essai de reconstitution, pièce à pièce. Une recherche distraite ne suffit pas. Seule la mydriase y pourvoira qui dilatera les pupilles au contact de la pénombre, les transformant en puits profonds où s’enfonceront les dards aigus de la vérité. Tranchants comme la lame du silex.
Certes bien d’autres lectures de Terra Amata seraient possibles. Par exemple dans une perspective existentialiste où la temporalité constituerait le mode d’approche privilégié : fulgurance du destin ; épuisement du sens dans l’urgence à vivre, à expérimenter ; hantise de la solitude, de l’angoisse. On pourrait également y déceler la présence d’actes mettant en jeu une vision du monde tout occupée à extraire la moelle intime des choses dans un genre de vitalisme animiste teinté de panthéisme. A l’opposé, les épisodes les plus sombres du texte pourraient s’assimiler aux conceptions tragiques d’un Cioran. Sans doute l’approche la plus adéquate serait celle d’une prise en compte holistique de la nature où le corps humain serait le noyau autour duquel graviteraient les forces cosmiques comme autant d’unités de sens. Dans cette perception immédiate, nulle métaphysique, nulle transcendance. Seule une vie hyperesthésique où tout signifie, où tout vit, où l’homme n’est jamais séparé du monde dont il provient. Fragment singulier inséré dans le vaste univers. Conscience nerveuse de la matière. Chancelade ne se résume pas seulement à sa pensée, son expérience, ses affects. Il est aussi ce nœud complexe de neurones, ces dendrites étoilées, ces trajets d’axone, ces blancs chemins de myéline. Tout un métabolisme basal, une manière de biologie discursive où chaque élément du vivant est en relation, où le tout du monde est amarré à la feuille, à l’air, aux vibrations de la lumière, à la respiration la plus élémentaire. Tout vit de sa propre vie et en même temps s’abreuve au rythme des éléments, des forces telluriques, des énergies célestes. Jamais Chancelade ne peut être séparé du milieu dans lequel il évolue ; jamais il ne peut s’affranchir du réel et fuir dans des considérations éthérées, dans des refuges conceptuels. Comme le monde qui l’entoure et duquel il participe, il est une concrétion organique, un empilement de muscles, un assemblage de cartilages, de mouvements, de paroles, de gestes. Conscience faite chair. Chair lucide, ouverte à la compréhension directe, à la saisie spontanée qui l’enserre à la façon d’un fourreau existentiel. Chancelade : chose parmi les choses. Immergé dans le monde : "Et le secret absolu de la pensée est sans doute ce désir jamais oublié de se replonger dans la plus extatique fusion avec la matière, dans le concret tellement concret qu’il en devient abstrait." (L’extase matérielle).
Philosophie singulière. Philosophie qui, par son style, pourrait s’apparenter à une phénoménologie de la chair selon la conception qu’en avait Merleau-Ponty. Le corps est le centre géométrique où s’origine le sens ; le monde y imprime sa trame sensible, l’infini s’y révèle. Le corps devient la clé ultime, l’espace intermédiaire, ligne de partage entre ombre et lumière. Au-delà il n’y a plus que traces évanescentes de l’invisible. La terre qu’habite Chancelade est vivante, infiniment vivante, semée de pensées, de mouvements, de phrases, d’hommes, d’animaux qui la sillonnent en tous sens et leurs trajets laissent derrière eux des signes semblables aux premiers gestes de l’écriture sur les parois des cavernes. Les allées et venues multiples, les chiens qui dorment au soleil, le martèlement de l’eau de pluie, la plainte des essuie-glaces : voilà le premier poème,
"Le poème courbe appuyé sur la terre, le poème au ventre vivant." (TA).
Poème qui parcourt longuement le monde depuis l’aube de l’humanité et dont nous sommes les témoins comme Chancelade l’était l’espace d’un livre. L’espace de milliers de mots serrés qui disaient la vie, sa complexité, l’écheveau emmêlé de beauté, traversé de fulgurances, de révélations, de fils obscurs et mystérieux aussi. Comment s’y retrouver dans cette "multiple splendeur" qu’éclipsent souvent de charbonneux traits de fusain ? Un bruit de fond assourdissant dans lequel se perd le lumineux langage :
"Qu’est-ce qu’une ligne écrite dans tout le gribouillage infini qui recouvre le monde ? (...) Il y a des millions de choses partout. N’est-ce pas là (...) dans votre regard, le poème ?" (TA).
Ainsi se termine le livre, sur cette évidente invitation à la mydriase. Nul ne saurait en faire l’économie.



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