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Miroirs / Miroir

Petits reflets de l’histoire d’une traversée

mercredi 20 août 2008 par Berthoux André-Michel

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Louis XIV fuyait les miroirs tant il craignait l’insolation

Fatras, Jacques Prévert

Les miroirs ardents

Pendant la deuxième guerre punique, en 214 avant J.-C., lors du siège de Syracuse par le général romain Marcellus, ARCHIMEDE assurait la défense de cette cité en tant qu’ingénieur militaire. Certains historiens ont raconté qu’il avait conçu et utilisé des “miroirs ardents” permettant d’incendier les galères ennemies par la concentration des rayons solaires. Ce récit fut l’objet de nombreuses contestations à travers les siècles. DESCARTES, grand spécialiste de l’optique, affirme que pour agir efficacement les miroirs auraient dû avoir une taille démesurée (plus de 11 mètres de diamètre). Mais BUFFON, un siècle plus tard, en construisant un miroir constitué de 168 petites glaces et en l’expérimentant sur divers matériaux qui s’enflamment presque instantanément, montre par la pratique que DESCARTES, le sceptique, a eu tort. De nos jours, les scientifiques pensent que les fameux “miroirs ardents” d’ARCHIMEDE constituent, compte tenu des nombreuses conditions requises pour qu’une telle expérience réussisse, une pure légende. L’énigme aura malgré tout duré plus de 20 siècles !

Les Ménines

Dans le célèbre tableau de Jan Van EYCK, représentant Les Époux Arnolfini (1434, Londres, National Gallery), le miroir de forme convexe est utilisé pour refléter le plus fidèlement possible toute la scène vue à revers et notamment certains personnages absents de la composition parmi lesquels, comme le dit Ernst H. GOMBRICH dans son “Histoire de l’art”, le peintre lui-même.

VELAZQUEZ, qui connaissait vraisemblablement cette oeuvre puisqu’elle figurait à son époque dans les collections royales espagnoles, va dans Les Ménines (1656, Madrid, Museo del Prado), donner au miroir une fonction exactement inverse. Le couple royal, Philippe IV et son épouse, n’entre dans la composition de ce tableau qu’en tant que simple reflet à peine esquissé sur le miroir situé au fond de la pièce. Il est représenté de face, et non de dos comme dans le miroir du tableau de Van EYCK, puisque, extérieurs à la composition, les époux occupent l’espace hors champ, l’endroit même où tout spectateur se tient lorsqu’il regarde “ Les Ménines”.

Michel FOUCAULT, dans “Les mots et les choses”, décrit la fonction du miroir en ces termes : « Au fond de la pièce, ignoré de tous, le miroir inattendu fait luire les figures que regarde le peintre (le peintre en sa réalité représentée, objective, de peintre au travail) ; mais aussi bien les figures qui regardent le peintre (en cette réalité matérielle que les lignes et les couleurs ont déposée sur la toile) ... Le miroir assure la métathèse de la visibilité qui entame à la fois l’espace représenté dans le tableau et sa nature de représentation ; il fait voir, au centre de la toile, ce qui du tableau est deux fois nécessairement invisible ». La glace réfléchit ce sur quoi porte le regard de tous les personnages représentés sur la toile. « Le tableau en son entier regarde une scène pour qui il est à son tour une scène à contempler. Pure réciprocité que manifeste le miroir regardant et regardé ». Ce simple reflet, de personnages absents du tableau et qui pourtant en ordonnent toute la disposition, désigne le véritable « centre symbolique » de la composition puisqu’en lui se superposent « exactement le regard du modèle au moment où on le peint, celui du spectateur qui contemple la scène, et celui du peintre au moment où il compose son tableau ».

Ce tableau nous devient alors inquiétant lorsqu’on l’imagine tout entier miroir conservant de manière indélébile, telle la mémoire de Funes dans la célèbre nouvelle de BORGES, les images qui s’y sont tour à tour réfléchies : celles, réelles, du peintre avec sa palette au moment où il travaillait et du spectateur-visiteur, finalité de toute représentation, qui se tient sur les escaliers conduisant à l’atelier et celles, virtuelles, du roi et de la reine, modèles du tableau en train de se faire et dont on ne perçoit que l’envers. Mais l’enjeu véritable a été perçu par Foucault lors de la conclusion de son analyse : par la disparition du sujet, la représentation picturale devient totalement libre. Voici in extenso le dernier paragraphe de son désormais célèbre premier chapitre intitulé “Les suivantes” : « Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation classique, et la définition de l’espace qu’elle ouvre. Elle entreprend en effet de s’y représenter en tous ses éléments, avec ses images, les regards auxquels elle s’offre, les visages qu’elle rend visibles, les gestes qui la font naître. Mais là, dans cette dispersion qu’elle recueille et étale tout ensemble, un vide essentiel est impérieusement indiqué de toutes parts : la disparition nécessaire de ce qui la fonde, - de celui à qui elle ressemble et de celui aux yeux de qui elle n’est que ressemblance. Ce sujet même - qui est le même - a été élidé. Et libre enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation ».

De l’autre côté du miroir

C’est en 1871 que Lewis CARROLL publie, après le succès des aventures d’ “Alice au pays des merveilles”, De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva . Alors que dans le premier récit, Alice suit le Lapin Blanc dans son terrier après s’être endormie, c’est bien elle, dans le second, qui décide par sa seule imagination de traverser le miroir. « Faisons semblant d’avoir rendu le verre inconsistant comme de la gaze et de pouvoir passer à travers celui-ci », dit-elle, et aussitôt la glace commence à se dissoudre comme un brouillard. L’inversion que va subir le monde dans lequel elle s’aventure va modifier sa perception du temps et de l’espace. Ainsi, après avoir remis les mots d’un poème à l’endroit en le tenant devant une glace, elle doit, pour atteindre la colline et aller à la rencontre de la Reine Rouge, marcher dans la direction opposée. De même, pour pouvoir rester sur place il faut qu’elle courre de plus en plus vite et pour étancher sa soif manger un biscuit sec. Elle s’aperçoit également que l’effet survient avant la cause puisque le Messager du Roi est en prison pour un crime qui n’a pas encore eu lieu et que la Reine pousse des cris stridents et saigne du doigt alors qu’elle n’a pas encore été piquée. « Quand on vit à l’envers, explique-t-elle à Alice, la mémoire s’exerce dans les deux sens ». Plus que le premier conte, “De l’autre côté du miroir” constitue un voyage initiatique, celui que l’enfant entreprend pour entrer dans l’adolescence et le monde adulte. Le parcours s’effectue sur un jeu d’échecs, jeu dans lequel le hasard est exclu. Les choix d’Alice seront donc déterminants pour qu’elle puisse atteindre son but, devenir Reine à son tour en atteignant la 8ème case de l’échiquier. Aux pays des merveilles, Alice se trouve désemparée lorsque la Duchesse lui jette le Bébé pour aller faire sa partie de croquet, et la cruauté de la Reine, qui ne cesse de hurler à la moindre contrariété « Qu’on lui tranche la tête », la saisit de peur. Mais dans le monde du Miroir, elle se montre entreprenante. Le soutien qu’elle apporte au cavalier Rouge, aux allures don quichottesques, témoigne de sa grande générosité. Face au monde des adultes, elle a cessé d’avoir peur et de verser des larmes. La traversée du miroir est devenue désormais irréversible.

Le stade du miroir

Jacques LACAN, dans son article Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je (1949), élabore sa théorie de la phase du miroir. L’enfant entre six et dix-huit mois éprouve une jubilation narcissique à la vue de sa propre image reflétée dans un miroir. Ce stade est fondamental pour la formation du moi. « L’assomption, précise Lacan, de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet ». L’écriture de Lacan, on le sait, est parfois complexe, mais ce passage mérite d’être cité en entier car il résume avec brio sa théorie du miroir. Seule la puissance évocatrice du poète peut dire autant en moins de mots : Je est un autre (Arthur RIMBAUD - Lettre du voyant, 1871).

Orphée

Dans son film Orphée (1950), Jean COCTEAU nous donne sa version du mythe. Si le poète descend aux enfers pour y chercher Eurydice, il finit cependant par tomber amoureux de sa mort. La traversée du miroir symbolise, ici, l’entrée dans le monde des morts. « Je vous livre, dit Heurtebise à Orphée, le secret des secrets. Les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va. Du reste, regardez-vous toute votre vie dans une glace et vous verrez la mort travailler comme les abeilles dans une ruche de verre ». Ce film étrange et merveilleux nous donne de la mort une représentation si fascinante que nous en sommes nous-mêmes séduits. Quelques années plus tard, Alfred Hitchcock reprendra ce thème dans Vertigo (1958) et utilisera le miroir comme l’instrument essentiel de l’envoûtement presque immédiat de Scottie par le pouvoir hypnotique qu’exerce sur lui - à la sortie du restaurant au début du film - mais également sur nous spectateurs - lors de la séquence chez le fleuriste - le reflet du visage de Madeleine. Mais le miroir finira par lui faire découvrir, à cause du collier que porte Judy, véritable réincarnation de Madeleine, la machination diabolique dont il a été la victime.

Voilà peut-être pourquoi un miroir qui se brise nous vaut 7 ans de malheur ...

André-Michel BERTHOUX



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