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Correspondance

Henri Calet Raymond Guérin, Le Dilettante, 2005

lundi 13 juin 2005 par Alice Granger

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Entre 1938 et 1955, deux écrivains, Henri Calet et Raymond Guérin, à peu près méconnus de leur vivant et redécouverts dans les années quatre-vingt, se sont écrit des lettres à travers lesquelles nous pouvons nous faire une idée précise du monde littéraire parisien juste avant la guerre, pendant et dans l’immédiat après-guerre, ceci surtout par celles d’un Guérin réaliste et très critique.

La préface de Jean-Pierre Baril nous présente les deux hommes, et nous permet de mieux comprendre la différence de tempérament qui est mise en relief par ces lettres : celles de Henri Calet toujours plus sobres, courtes, fonctionnelles, celles de Guérin longues, prolixes, critiques, passionnées, et ayant l’intérêt de donner une très bonne idée de l’œuvre de Calet. En ce sens, cette « Correspondance » met en relief l’œuvre de Calet par le talent épistolier de Guérin, plus que le contraire.

Dans cette préface, c’est l’histoire commençant par une enfance rocambolesque de Raymond Théodore Bartlemess, dit Henri Calet, fils d’un père anarchiste et d’une mère flamande, arrêtant ses études en 1919 pour devenir aide-comptable, s’emparant dans cette société d’une somme équivalant à dix ans de son salaire, obligé de fuir sous le nom d’Henri Calet commerçant nicaraguayen, restant deux ans à l’étranger puis revenant à Paris où il est un illégal, un déclassé, puis condamné par défaut à cinq ans de prison et une amende, c’est cette histoire qui semble expliquer qu’il ne cherche jamais à se mettre en avant, il n’est jamais revendicatif comme l’est Guérin. Il écrit d’une manière noire, sensible, il s’attire l’estime de ses pairs mais ne connaît un peu de gloire qu’au lendemain de la guerre, alors qu’il se fait remarquer comme journaliste à « Combat ». Son activité littéraire se déploie dans la deuxième moitié d’une vie cassée en deux, il aurait dû faire de la prison, il écrit, il est dans l’inconfort permanent, il s’efface, il est très discret, ne sourit jamais, est un peu mélancolique, et n’accorde pas beaucoup d’importance au monde des Lettres. Mais il est à Paris, là où il y a la vie littéraire. En réalité, ayant fait un coup dans sa jeunesse pour voler l’inaccessible, ne se trouve-t-il pas dans le lieu inaccessible mais ne pouvant pas en jouir..., et le sachant ? Il n’est pas revendicatif, parce que ce qu’il pouvait revendiquer, il l’a pris dans sa jeunesse...

Le Grand Dab, Raymond Guérin, fils d’une femme issue de la petite bourgeoisie bordelaise et d’un paysan originaire du Poitou, a au contraire une enfance choyée, solitaire, d’abord à Paris puis à Poitiers, il est timide et complexé. Lui aussi doit arrêter ses études sur ordre de son père et entrer dans l’hôtellerie de luxe, expérience révoltante qui sera décrite dans son livre « L’apprenti », d’où il sera renvoyé. Il fonde à Bordeaux une revue littéraire qui aura le soutien de Mauriac. Puis son père le fait entrer comme agent général à la Mutuelle de Poitiers, et il sera toute sa vie à l’abri du besoin par cette activité lui donnant les moyens d’une indépendance dans son activité d’écriture, ce qui se ressent dans la liberté qu’il prend de tout dire, d’oser, de ne pas craindre les conséquences de ses pensées violentes et critiques. Par-delà cette liberté de dire parce qu’il est à l’abri, ne reste-t-il pas un petit garçon obéissant qui n’a jamais transgressé et jalouse inconsciemment Calet pour ce qu’il a osé faire autrefois ? Pendant la guerre, il est prisonnier trois ans en Allemagne, et cette captivité terrible renforce encore son hypersensibilité parce que cette épreuve ne lui vaut pas un supplément de reconnaissance, et amplifie son complexe d’autodidacte narcissique ayant un retard à combler mais ayant une grande ambition littéraire et dépendant du jugement des autres même s’il joue les désenchantés qui ne croit plus au milieu littéraire de son époque pour mieux camoufler ses blessures.

C’est donc Raymond Guérin qui écrit le plus, bien sûr toujours entre les lignes ou directement avec le souci d’avoir par Calet un écho parisien à propos de son œuvre, lui qui vit en province, à Bordeaux, et qui ne se prive pas de critiquer le milieu littéraire parisien. Calet, qui ne manque jamais une occasion de lui écrire qu’il aime ce qu’il écrit, reste très sobre, et donne des nouvelles rapides, fonctionnelles. Le véritable épistolier est Guérin. Un excellent épistolier. Bien sûr, par ailleurs Calet écrit des articles sur les livres de Guérin, mais dans les lettres il doit laisser Guérin sur sa faim de jugement. Et Guérin, qui écrit toujours, et de manière plus détaillée, qu’il apprécie beaucoup l’œuvre de Calet, finit pourtant par le critiquer...Comme par dépit. Personnalité contradictoire et tourmentée, il joue un peu le provincial snobé par Paris.

Donc une correspondance entre un écrivain, Henri Calet, qui vit à Paris mais comme s’effaçant dans le sillage de la cassure de sa vie, et un autre écrivain, Raymond Guérin, probablement hypersensible à la séparation d’avec Paris, qui critique le milieu intellectuel parisien dont pourtant il est très dépendant pour mieux masquer l’inguérissable blessure, et qui a une haute idée de lui-même comme pour mieux mettre en relief l’imbécillité actuelle du milieu intellectuel qui ne le reconnaît pas vraiment, lui. Guérin écrit toujours depuis cet entre-deux douloureux, et dont il lui est impossible de sortir. Calet non plus ne peut pas sortir de sa nouvelle identité mais on dirait qu’il s’en accommode, il n’est jamais révolté, d’une certaine manière il a disparu et il jouit de quelque chose qu’il a volé, sans se faire remarquer...

En contraste avec la prolixité critique et batailleuse de Guérin, c’est la réserve et le silence de Calet qui se font entendre, c’est en négatif que quelque chose de Calet s’écrit.

Dès la première lettre, Guérin attaque :
Et vous tous entre vous, vous vous gargarisez, vous vous croyez très intelligents, dans votre Paris, trop près des hommes qui font l’histoire, pour la comprendre./ Quant aux garçons dans mon genre, il faut qu’ils renoncent à se faire entendre.

Voilà Guérin qui se distingue, de manière ambitieuse, par la négative : je ne suis pas des leurs...je suis plus intelligent que ceux qui se croient plus intelligents...puisque je suis à la bonne distance...n’ayant pas le privilège d’être dans le saints des saints...je me rattrape en ayant la bonne distance pour savoir juger de la réalité, pour être un réaliste.

Et Calet réagit : Je ne vous suis plus quand vous nous fourrez dans un sac - nous Parisiens - pour nous honnir.

Et Guérin répond : Je voulais simplement dire que vous me donnez l’impression d’être trop près du bain pour en sentir les parfums.

Jean Paulhan revient sans cesse dans cette correspondance. Homme du discernement à la revue N.R.F, mais aux prises, début 1939, avec le comportement si parfaitement nazi de la part de ceux qui haïssent les nazis...Je m’étonne, écrit Guérin, que Jean Paulhan ne soit pas resté au-dessus de la mêlée. Ce rôle lui convient tellement mieux.

Complexe d’infériorité de Guérin, qui semble toujours espérer que quelqu’un viendra le remarquer : Savez-vous que je dois soigneusement me cacher et cacher ma vie privée : je n’ai aucun prestige physique ; dès que je me laisse voir, je me fais du tort ; je ne sais pas en mettre plein la vue et plein l’ouïe ; je ne suis pas un verbal ; et ma timidité, ma naïveté, mon orgueil font tout de suite vanité.

Calet saisit au quart de tour :
Je me suis reconnu dans ce portrait que vous faites de l’homme rebutant, tout couvert d’épines, pas brillant, qui ne sait pas ‘en mettre plein la vue’, qui passe pour vaniteux alors que les épines meurtrissent sa propre chair. Et à propos de Jean Paulhan, dont le portrait se peint au fil des lettres : Il reste pour moi un être assez mystérieux.

Où Guérin situe-t-il son ami Calet ? Dans ce monde plein d’épouvantails et de miroirs à alouettes. N’utilise-t-il pas un procédé qui dénigre ce qu’il envie ? La correspondance avec un type comme Calet lui permettant de manière idéale de se livrer à ce genre d’exercice ? On dirait qu’il valorise l’œuvre de Calet pour que celui-ci lui rende la pareille...Je regrette d’être, à cause de l’éloignement, si mal tenu au courant de vos travaux. Il y a en effet chez vous un tel besoin de l’essentiel que l’on peut être assuré, en dépit de l’ânonnement actuel, de votre importance dans les lettres. Il continue, à propos des événements politiques : le tort de la plupart de nos contemporains, et le vôtre ici, en particulier, est de juger tout sous le signe de l’instant.

Lettres du front, toujours de Guérin : Il monte de la terre une odeur de pourriture et de mort...cet horizon bouché...Chaque jour j’alourdis ainsi le gros carnet du ‘temps de la sottise’. Calet lui répond qu’il est heureux...de vous retrouver pareil à vous-même, c’est-à-dire de ne pas cesser d’écrire cet horizon bouché pour lui, il est l’écrivain de cet horizon bouché, de cette absence de solution, de cet entre-deux inconfortable mais dont il espère sans espérer de Calet et de Paris pouvoir s’en sortir en disant toujours qu’il n’y croit pas. Il écrit : j’ai pris...mon parti de la médiocrité et de la bassesse universelle. Guérin se croit meilleur, il y a un narcissisme indéfectible, en même temps, dans sa contradiction extrême, il a un besoin tout aussi indéfectible d’être reconnu. C’est ainsi que, ayant obtenu de Calet un certificat d’hébergement, il peut séjourner à Paris, où pourtant... : Je redoute un peu, je vous l’avoue, ce contact avec Paris, à cause du sérieux avec lequel les gens y semblent jouer avec la guerre. Ou bien les pouvoirs font-ils jusqu’à l’ambiance ? Toutefois, il y a aussi dans cette ambiance un côté de frivole vulgarité dont j’accepte à l’avance de mesurer toute l’insanité.

A propos de « Fièvre des polders » de Calet, il écrit : l’objet qui vous l’a fait écrire ne me touche pas. Il me semble trop gratuit, trop extérieur, trop peu essentiel à vous-même. Il préfère l’accent si angoissé et si tragique de ‘La Belle Lurette’.

Calet lui écrit à propos de « Confession » : Vous êtes trop dur, trop vrai. Il vous eût fallu, pour réussir en librairie, user de ménagements, transposer, tricher...Guérin répond : Je n’écris pas pour réussir en librairie. Je ne serai jamais trop dur, jamais trop vrai.

Calet préfère « Le Temps de la sottise » : Quelle vivacité ! Quelle intelligence ! Gardez bien ce précieux document ! Plus tard, nous en aurons besoin de cette prise en flagrant délit de toute une humanité.

Nous sentons que, par-delà sa haute idée de lui-même et la douleur d’être presque un incompris, un abandonné, Guérin a besoin de l’existence d’un autre écrivain, lui dans le saint des saints parisien, qui force son admiration et ainsi le fait sortir de lui-même, de son narcissisme : il y a le secret de votre personne si hautaine et en même temps si fraternelle. Je peux dire que j’ai rarement rencontré, dans ma vie, un être qui m’ait paru si près que vous d’une aristocratie naturelle et inentamée. Et ce, malgré tous les gouffres, tous les troubles que je sentais en vous. ...je me dis toujours...que fait-il ?...Quel nouveau désert amer et désolé et grimaçant va-t-il explorer maintenant pour nous ?...Quand à moi, je travaille dans l’ombre, sans hâte, à la poursuite du rêve d’une impossible perfection...

Il est question de Paulhan, de Camus, de Gallimard et des lendemains de la guerre, de ceux qui ont frayé avec les nazis. Camus, dit Guérin, peut beaucoup auprès de Gallimard. Je ne suis pas jaloux des pissenlits de la littérature, écrit Guérin. Il n’aime pas trop Montherlant.
Et toujours : je mets une certaine coquetterie à me faire oublier. Je n’ai jamais aimé imiter ceux qui veulent toujours être près du Bon Dieu.

Calet répond : Un peu surpris de votre maussaderie contre le monde. Et il se plaint de la vie à Paris, fin 44. Pas de chauffage. On gèle. Et :Il est probable que je me déciderai à laisser publier mon livre chez Gallimard...j’avais sans doute jugé trop sévèrement ce qui s’est passé dans cette maison.

Guérin : ça fait plaisir de sentir cet amour de Paris tout au long de ce que vous m’écrivez. Et : Si je me laissais aller, j’écrirais des choses très violentes, très dures. Je suis écœuré de vivre en plein fascisme et de voir que la barbarie qui se fait torcher sur les champs de bataille a tout de même gagné son combat puisqu’elle a réussi à entrer dans les mœurs des pouvoirs et des masses. Il rêve d’opposition ouverte. Ah ces petits pissenlits tous plus ou moins pourris par la collaboration...Il se sent isolé, n’ayant personne à qui pouvoir parler de niveau. Le destin s’ingénie à le maintenir dans une ligne solitaire. Comment se fait-il que je ne puisse pondre le moindre texte sans que ça fasse un bruit de tonnerre de Dieu ?

Jamais Calet ne cherche à dominer, à mépriser, à se désolidariser, il cherche simplement à comprendre les hommes par-delà leurs contradictions, leur complexité, leurs défaillances. Guérin lui écrit, après la fin de la collaboration de Calet à la revue « Juin » : votre passage aura marqué. Vous parti, que va devenir le radeau ? Calet écrit : j’ai quitté « juin » il y a une dizaine de jours. Le milieu m’a paru, à la longue, par trop fermé.

Calet : Je comprends votre aigreur contre G.G. (Gallimard). Vous auriez eu le « Renaudot » si G.G. avait posé votre candidature à ce prix.

Voilà. Ces citations pour donner le ton de cette correspondance, dans laquelle deux écrivains, l’un de manière prolixe, l’autre tout en sobriété et en silence, se livrent avec leur pensée en acte, leurs contradictions, leurs différences qui permettent justement le développement de leurs singularités, Guérin ne pouvant se livrer à sa prolixité critique et amère et narcissique que parce que Calet ne se met jamais, lui, en avant. En lisant ces lettres, témoins d’une époque et d’un processus de pensée, nous regrettons que plus personne n’en écrive maintenant, ne se risque à dire, en contact avec cette réalité à laquelle Guérin se sent aux prises et qu’il ne masque jamais, cette réalité que Calet vit différemment mais tout aussi persuadé qu’elle reste sans solution.

Une correspondance à lire.

Alice Granger Guitard



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