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A propos du montage dans le film documentaire

Une brève histoire

samedi 1er avril 2006 par Berthoux André-Michel

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J’assistais au Festival international du documentaire de Marseille, en juillet 2004, à un débat entre Philippe Grandrieux qui présentait à cette occasion un de ses films Le Labyrinthe (1989) et une journaliste de Libération. Grandrieux expliquait la différence entre le travail d’un journaliste d’information et celui d’un cinéaste documentaire. Le traitement est, selon lui, foncièrement différent. Le journaliste réalise un reportage selon un crible précis, presque toujours le même, qui correspond aux objectifs non seulement éditoriaux, mais également économiques et politiques du journal pour lequel il travaille. C’est la voix du journal que l’on entend derrière le reportage. En revanche, le cinéaste a une démarche personnelle et artistique, dans le genre qui lui est propre, et sa voix se dissout dans celle de ses personnages, dans les objets de son film.
La réalité que le réalisateur observe, une réalité quelques fois recomposée, est structurée par la façon dont il monte son film. Il n’y a pas manipulation de sa part mais emploi du montage comme moyen d’exprimer sa vision du monde ; monde dans lequel il est l’un des protagonistes parmi tant d’autres.

Robert Flaherty reconstitue l’histoire de ses personnages en utilisant l’ensemble des procédés du langage cinématographique hérités des Frères Lumières comme dans Nanouk (1922). L’incorporation de détails pertinents à l’intérieur du cadre tout en suivant l’action en plan séquence, lui permet d’articuler la continuité spatio-temporelle du récit.
Il sollicite une véritable collaboration de la part des personnes qu’il filme afin d’en faire de véritables acteurs. Il s’intéresse plus particulièrement à des épisodes de la vie quotidienne comme la construction d’un igloo par exemple ; séquence que Kurozawa reprendra dans Dersou Ouzala et transposera au coeur de la Sibérie en fabrication d’un abri fait d’herbage. Dans Nanouk ce sont les moments de suspense, liés au combat entre la famille esquimau et la dureté du climat, qui retiennent essentiellement l’attention du spectateur et suscitent son émotion.

Pour Dziga Vertov, le montage est le moyen de montrer la multiplicité des points de vue et d’élaborer sa théorie du “Kino-Giaz” (ciné-oeil), l’oeil humain étant assimilé à l’objectif de la caméra (théorie qui avait pour but de servir également la propagande soviétique).
Dans L’homme à la caméra (1929), conçu comme un manifeste refusant tout recours à des intertitres, à un scénario, à des décors ou encore à des acteurs, l’éveil de la ville, les multiples facettes qu’elle recèle, le fourmillement de ses habitants et leur quotidien, le cycle continuel de la vie, le travail parfois harassant et répétitif, les moments de détente et de loisirs, la célébration de la jeunesse du corps, le fléau de l’alcoolisme, l’entrelacement des véhicules urbains, le fonctionnement complexe des machines, le besoin enivrant de vitesse, la frénésie du mouvement perpétuel, s’insèrent dans un dispositif dont la finalité nous est montrée au début du film, c’est-à-dire la réception par les spectateurs, mais qui en même temps nous donne à voir la tâche du cameraman et celle de la monteuse, personnages-clés sans lesquels cette symphonie constructiviste n’aurait pu avoir lieu.

Chez Jean Vigo, la fonction poétique du montage dans A propos de Nice (1930), dont le chef opérateur, Boris Kaufmann, n’est autre que le frère de Vertov, ne dissimule pas le contraste social entre l’aspect populaire du Carnaval de Nice et la vie bourgeoise et mondaine de la ville de la Côte d’azur. Le bouleversement des hiérarchies au sein de la société que caractérise le carnaval convenait aux convictions anarchistes de Vigo, qui souhaitait sans doute renverser d’un geste de la main, comme le père Jules dans L’Atalante, les “pièces” disposées sur l’échiquier.

Les américains appellent le genre de documentaire pratiqué par Jean Rouch “Impressionistic” [1], c’est-à-dire qui tend à être lyrique plutôt que didactique et poétique plutôt qu’argumentatif. Il sous-entend plus qu’il n’informe, et évoque plus qu’il n’affirme. Le film peut être socialement engagé, mais de manière moins marquante et solennelle que le genre “Expository” auquel appartiennent entre autres Nuit et brouillard d’Alain Resnais, et Le fond de l’air est rouge de Chris Marker.
En outre, Jean Rouch, dans nombre de documentaires comme Moi, un noir (1957) et La pyramide humaine (1958-61), agrémente les sujets traités de son opinion personnelle non dénuée d’humour de telle sorte qu’il est souvent difficile pour le spectateur de dissocier les faits de la fiction. C’est pourquoi, ce réalisateur anthropologue et ethnographe, décrit ses films comme des travaux d’“ethno-fiction” plutôt que comme un “cinéma-vérité”.

Frederick Wiseman pratique le “direct cinema” qui se caractérise par une relative non-intervention du cinéaste, ce qui le différencie de Rouch ou de Flaherty. Dans “High School” (1968) par exemple, documentaire sur la vie quotidienne à l’intérieur d’un lycée, il laisse les protagonistes librement s’exprimer et évoluer devant la caméra, sans qu’il s’agisse d’entretiens en face à face. La construction narrative de l’ensemble est volontairement brisée. Le recours au montage attractif bien connu sous le nom de l’effet Koulechov permet à Wiseman de nous suggérer des opinions sur les mécanismes du pouvoir exercé par les autorités de l’établissement. Cependant, une ambiguïté demeure. L’absence de consignes et de direction du cinéaste, de voix-off, laisse une certaine liberté aux spectateurs dans leurs interprétations qui peuvent parfois être antinomiques. Antonioni reprendra cette conception du documentaire dans Zabriskie Point, pour la scène au tout début du film au cours de laquelle on assiste à un débat dans une université californienne sur la façon de mener la révolte à l’extérieur des campus. Le spectateur se situe au coeur du mouvement, comme s’il était un étudiant parmi les autres. Plus récemment on a souligné, à juste titre, l’influence du film de Wiseman sur celui de Gus Van Sant, Elephant.

Quant à Chris Marker, dans son magnifique Sans soleil (1983), l’utilisation du montage lui sert à élaborer des associations d’idées décrites par la voix-off, évoquant à la fois des souvenirs, parfois lointains, et des impressions ressenties lors du tournage, sans exclure les références cinématographiques explicites.

Chez tous ces cinéastes, la composante affective est essentielle. Cependant, l’ironie apparaît de plus en plus comme un autre élément non négligeable du genre, même lorsqu’il s’agit de traiter de sujets graves.

Dans Mur de Simone Bitton, primé en 2004 au Festival International du documentaire de Marseille, il y a une volonté de dédramatiser la situation au Moyen-Orient en donnant au général Amos Yaron, directeur de cabinet du ministère de la défense, et proche d’Ariel Sharon, un aspect quasi ridicule. Le montage associe les longues séquences consacrées à l’édification du mur, protagoniste essentiel du documentaire, au discours politique ubuesque expliquant l’efficacité de l’édifice dans la lutte contre le terrorisme.

Cette clôture du territoire m’a fait penser à une célèbre phrase de L’utopie de Thomas More, « Les moutons mangent jusqu’aux hommes », métaphore symbolisant la naissance du capitalisme. Il voyait dans la loi sur les “enclosures” au XVIème siècle en Angleterre, une source d’injustice profonde car elle privait les petits paysans chassés des terres de tout moyen de survie et les contraignait ainsi à voler, ce qui les condamnait à une pendaison certaine. Moins de 15 ans après la chute d’un autre mur non moins tristement célèbre, la volonté de séparer les peuples, de les exclure, de les enfermer pour des raisons économiques et politiques semblent toujours aussi tenaces.

Bush apparaît dans Fahrenheit 9/11 (2004) de Michael Moore comme un personnage à la limite du grotesque. Moore ne ménage pas le président en grossissant le trait.

On reproche souvent au cinéaste de Flint le fait de monter des séquences qui ne sont pas dans un ordre chronologique et donc de fausser la relation cause-conséquence ; mais le but d’un documentaire est-il de retranscrire systématiquement une chronologie qui d’ailleurs n’est pas la panacée de la vérité historique. Les réalisateurs que j’ai cités ne s’en soucient pas, car le but n’est pas de faire de l’information. De même Moore n’est pas un journaliste, la volonté de faire comique parfois le prouve. Il veut dénoncer à sa manière les injustices telles qu’il les ressent. On rit, mais la manipulation du peuple par les chefs des Nations démocratiques existe bien, de même que leurs mensonges, et leurs intérêts personnels motivent souvent leurs décisions politiques. On peut ne pas partager son point de vue, mais il serait faux de considérer ses films comme de la pure information - ou désinformation -, le montage rendant entre ses deux univers toute confusion impossible.

André-Michel BERTHOUX

Juillet 2004


[1Voir notamment l’ouvrage fondamental sur le film documentaire : Cross-Cultural Filmmaking, Ilisa Barbash & Lucien Yaylor, University of California Press, 1997

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