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Les Palestiniens par Elias Sanbar (éditions Hazan, 2004)
mardi 6 décembre 2005 par Yvette Reynaud-Kherlakian

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« Ce livre est une réflexion subjective sur l’image des Palestiniens » écrit l’auteur. On ne saurait mieux présenter ce qui fait la substance -texte et photographies- de l’ouvrage et son approche -à la fois historique et singulière- du destin de la Palestine et des Palestiniens à partir du moment où ils deviennent objets photographiques, donc des modèles que le photographe, naïf ou retors, retaille à l’aune de son regard. C’est dire que la moisson de photographies faite par Elias Sanbar n’est pas traitée comme l’échantillonnage -sur plus d’un siècle et demi- d’une réalité palestinienne toute constituée et qui serait enfin rendue visible par la duplication de l’image mais comme le signe de présences, d’absences, de possibles à décrypter. Elias Sanbar se réclame de Jean-Luc Godard pour qui toute image, à la façon d’une carte postale, contient « présent, futur et passé » : celui qui écrit et le destinataire sont imbriqués dans le choix et le contenu de l’image, laquelle est seulement le dépôt instantané de relations qui bougent dans l’espace et dans le temps. Le clic de l’appareil est ainsi le signal d’une rencontre entre un œil et ce qu’il voit. L’analyse d’Elias Sanbar provoque le déclic mental qui nous fait balayer -et traverser- la surface de l’image pour chercher la Palestine des Palestiniens sous la Palestine présentée -ou plutôt représentée- par le photographe.
Car nous sommes les destinataires -d’abord étonnés mais vite conquis- de ces images choisies et légendées selon l’intelligence critique de l’historien d’aujourd’hui et la sensibilité d’un Palestinien qui nous invite, pudiquement, à feuilleter avec lui son « album de famille ».

« Hors du lieu, hors du temps »

Etrange album de famille, en vérité : il ne montre d’abord (pages 36 à 103) qu’un décor -paysages, ruines, édifices religieux- où l’homme figure incidemment et comme pour suggérer la présence de plus grand que lui ; et il se referme presque sur le face-à-face (ô combien symbolique !) du Mur qui masque le paysage et de l’olivier qui le garde. Le destin des Palestiniens serait-il d’être à jamais interdits de Palestine ?

La Palestine, pour le photographe occidental et chrétien d’une bonne partie du XIXe siècle, c’est d’abord la terre de l’Ancien et du Nouveau Testament, marquée par la Révélation. Cette attitude révérencieuse s’exaspère avec la volonté de prouver -contre Darwin- la vérité historique des épisodes les plus marquants de la Révélation judéo-chrétienne. Il ne suffit plus alors de respirer Dieu dans la consonance des textes sacrés et des lieux que l’on parcourt ; la terre est sommée de dégorger les vestiges attestant l’accord de la foi et de la science : l’archéologie se fait instrument de lutte contre l’impiété d’une certaine science.

Les Palestiniens dans tout cela ? Ils ne sont guère qu’un épiphénomène -négligeable- d’une histoire vouée au dévoilement de la transcendance. Elias Sanbar insiste sur ce déni -métaphysique- plus radical que l’indifférence ou l’hostilité du regard colonial ordinaire. C’est d’ailleurs en Palestine que la conquête coloniale se lestera d’un nouveau messianisme dont le sionisme ne tardera pas à prendra la relève, lui qui prétendra rendre « à un peuple sans terre, une terre sans peuple »...

La Palestine « revisitée » par Francis Frith et tant d’autres, c’est bien d’abord une terre « hors du lieu, hors du temps ».

« La vie plus forte »...

Mais ils sont là, pourtant, les Palestiniens, dans leurs oripeaux ou leurs atours, leurs activités journalières ou festives. C’est que, très vite, les visiteurs se font plus nombreux et se diversifient ; la technique photographique progresse, se commercialise en cartes postales grand public et les autochtones s’en emparent. De la page 105 à la page 133 nous assistons à l’irruption profane -dans la cadre de cette même Terre Sainte- du personnage palestinien dans tous ses états : émir chamarré, femmes alanguies, musiciens, fumeurs ou fumeuses de narghilé, danseurs, voire artisans ou paysans... Certes, il s’agit d’abord de titiller la curiosité occidentale et pour ce faire, on choisit, on favorise la pose en studio ou la composition de plein air. Si l’intérêt proprement ethnologique pointe çà et là, il disparaît très vite sous la mièvrerie folklorique et surtout la confection du stéréotype.

Elias Sanbar en fait une monstration éclatante en juxtaposant « trois portraits, deux regards » pages 132 et 133. A gauche deux portraits de 1880 : celui d’une Indienne, Daisy et de « la mariée de Bethléem » (on retrouvera cette dernière, coloriée mais toujours impavide à la page 203). Lieux et photographes sont évidemment distincts mais c’est le même regard qui_commande l’ordonnance du décor et la présence massive, obtuse des deux femmes : elles sont là mais elles n’existent pas. Le bonheur de rencontrer -à droite- la radieuse maternité d’une jeune femme palestinienne n’en est que plus vif ; le photographe est palestinien et il mérite que l’on retienne son nom : Khalil Raad. Avec lui, on suit avec tendresse- la déclinaison familière de la présence des Palestiniens en Palestine entre 1890 et 1948.

Je lutte, donc je suis

Laquelle présence pourtant continuera -et continue- à ne pas aller de soi. Avec la banalisation de l’image photographique (la boîte Kodak individuelle est inventée en 1886), la vision extérieure de la réalité palestinienne reste prisonnière d’un regard qui va de la nostalgie du « paradis perdu » à la volonté d’un remodelage à l’occidentale. A partir de 1887, grâce à un procédé complexe, on s’applique à colorier -innocemment ?- et parfois bien joliment (pages 190 à 250) les images d’une région aux contours incertains, comme échappée des mains de Dieu et qui rêve, à la lisière d’une existence menacée. C’est que l’histoire, qu’on a pu croire momifiée en ces lieux après l’échec des Croisades, va se remettre bruyamment en marche. La longue présence ottomane avait politiquement engourdi la région plus qu’elle ne l’avait brutalisée. Elle va laisser place au mandat britannique et à la colonisation sioniste, impatientes, elles, sensibles dans toutes les fibres de la vie locale, -et étrangères.

La photographie se gorge alors de défilés militaires, de réceptions d’ambassades, d’assemblées politiques, de religieux chrétiens -autochtones ou missionnaires occidentaux- qui happent ou recouvrent le visage palestinien. Mais « entre sabre et goupillon » -et mondanités- se forge un nouveau personnage du « pays vivant » : le combattant qui à son tour va imposer son image. Pour preuve, attardons-nous un instant, comme plus haut, et toujours avec Elias Sanbar, sur la comparaison de trois photos (pages 260 et 261).

La photo de gauche (1936) représente des chefs de maquis palestiniens ; celle de droite (1911) Pancho Villa et ses proches ; celle du milieu (1937) des dignitaires britanniques dans les jardins du haut-commissariat à Jérusalem. Ce qui saute aux yeux, c’est l’identité de posture et d’expression des guerriers palestiniens et mexicains : même alignement frontal d’hommes solidement campés devant l’objectif avec armes et regard. « La pose est ici synonyme de spontanéité » dit fort justement Elias Sanbar. Les hommes de la photo centrale, eux, forment un groupe distendu ; ils se sont laissé photographier mais sont trop absorbés par leur réciprocité pour vouloir s’imposer à l’objectif. Ils ont, ou croient avoir, ce que les combattants revendiquent : la liberté de disposer assez d’eux-mêmes pour entrer souplement
dans le maillage des relations humaines...

«  L’avenir dure longtemps » (Louis Althusser)

Cette liberté-là est toujours à conquérir. Certes, « l’album de famille » fourmille désormais de Palestiniens qui se montrent et qui sont montrés. C’est que leur histoire, longtemps occultée, éclate d’une ampleur tragique, quasi insolente, au fur et à mesure que la terre, leur terre, leur est davantage refusée. Depuis 1948 en effet, cette histoire égrène massacres, exils, misère des camps, spoliations, violences de l’occupation, intifadas, attentats-suicides... Regardez (page 294) cette rangée de fillettes endormies (il y a pourtant ici et là un regard qui pétille, un fou rire qui se cache), tassées comme des poupées de son dans un dortoir de fortune ; regardez (pages 296 à 303) les camps de toile, de cubes de parpaings, de bicoques erratiques mais où la menthe et le basilic poussent dans des bidons de tôle. Et regardez aussi (pages 303 à 323) les images -souvent très belles- de l’hagiographie du malheur : portage de l’eau, maternités, vie familiale, gravité et joie de l’étude ; les Palestiniens, assistés, sont désormais au centre de la vision évangélique des assistants pour témoigner de la dignité des victimes. Tournez les pages pour retrouver le combattant : il s’affiche avec panache en dépit de la puissance de l’ennemi. Mais l’akba n’en finit pas de durer.

L’avenir aussi. L’album de famille se clôt sur deux pages d’enfants palestiniens dont la tête sort de la corolle d’un vêtement rebroussé (par le vent de l’histoire ?). Aujourd’hui, plus que jamais, les Palestiniens sont mis à mal par la brutalité de la politique israélienne. Dans les années 90, un habitant de Gaza disait à la journaliste israélienne Amira Hass : « Ne crois pas que tu nous vois vraiment. Nous ne sommes qu’une image. A l’intérieur, tout est vide ». Conquise à grand’peine sur l’indifférence ou le refus des autres, l’image de soi risque en effet de s’épuiser dans la lutte sans fin pour la simple survie. Elias Sanbar salue « la visibilité retrouvée » de son peuple. Pourtant aucun des huit enfants des dernières pages ne sourit ; il y a dans le regard d’Amna ou de Khaled la mémoire du passé, le martèlement du présent, -et aussi sans doute la gravité de l’avenir, comme s’ils savaient qu’ils ont presque tout à faire pour s’inscrire enfin dans un cadre humain d’existence.



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